Michel Serres Yeux
Puits p 82

 

La Fontaine se trompe, à son tour: il s'agissait d'un astronome, d'un vrai. Antérieure à Ésope, une fort archaïque légende relate, en effet, le rire farce de lavandières thraces assistant, les mains rouges de frapper le linge, à la mésaventure d'un savant qui, regardant le ciel, tomba dans un puits. Qui, comme elles, ne se moque pas encore de ces oxymores: savant distrait, expert inattentif, Cosinus à lunettes, Tournesol sourd? À force de regarder en l'air, ils ne voient jamais où ils mettent les pieds. Esprits sans corps, tout dans la tête, rien au-dessous. Intellos, quoi. J'ai ri longtemps , moi aussi, jusqu'au jour béni où mon copain puisatier m'invita gentiment à descendre avec lui dans l'abîme. Nous devions contrôler ensemble la qualité de son échafaudage pour une maçonnerie de soutènement , au ras de l'eau, dont la pureté se troublait par des gravats d'usure. Je ne me rappelle plus si nous avons utilisé le câble et le treuil comme ascenseur, ou si nous avons désescaladé la paroi cylindrique sur des barres scellées en degrés. De sa parole professionnelle et gaie, il rassurait mon angoisse, car la nuit peu à peu se faisait; nous avons dû allumer des lampes de tête. Parvenus à son coffrage ,à vingt bons mètres en sous-sol, nous discutâmes technique et solidité. De temps en temps, pour le moral, je levais les yeux vers le petit rond de lumière qui ,annonçait, en haut, ma prochaine renaissance  un second accouchement.
Et soudain je vis. Oui, le ciel étoilé me tomba sur la tête Je reconnus Véga et sa Lyre à n’en pas douter. Je ne rêvais pas. Il était pourtant midi d'été ou presque. «Que vois-je, en haut? dis-je à mon ami. Les étoiles, pardi! Pourquoi, comment? » je bégayai. Il rit de ma naïveté. « Voyons, Michel, dit-il, disert et soudain doctoral , le long tuyau droit dans lequel nous sommes plongés efface à nos regards la clarté globale du Soleil. Lui obscurci, restent les constellations. La nuit du puits reconstitue l'ombre du monde.»

Je le dis sans rire , je tombai des nues! Alors, l'astronome de la fable n'avait pas chu dans son puits, mais y était entré pour son métier: observer, durant le jour, étoiles et planètes! Mille et mille fois génial, il avait inventé, mille ans au moins avant Galilée, un télescope quasi naturel, creusé par un sien ami maçon! Imbéciles lavandières, Grecs menteurs, stupide Ésope, La Fontaine bavard , historiens et littérateurs sans science, scientifiques sans histoire, intellos sans puisatier, la peste soit sur eux tous, qui répètent sottement une bêtise légendaire. « Oui, me dit, se rengorgeant, l'homme de l'art, dans les terrains à nappes phréatiques, nous pratiquons des orbites dont les yeux extralucides permettent à la Terre de contempler, mystique, le corps noir de l'Univers.» 82

 

 

Un monstre aux yeux de Gorgone gît au fond du puits. Non pas la femme nue Vérité ni l'astronome à la vue longue, mais l'horreur et la désolation. Émanent du trou une puanteur diabolique, des hurlements indistincts, associés à des fulgurations rougeoyantes et jaunâtres de soufre, lueurs démoniaques de nuit, et quiconque se penche au-dessus de la margelle meurt foudroyé par le regard, vertical et panoptique, du dragon qui se tord dans l'enfer du tréfonds.

Jusqu'au jour où un héros, lucide et beau comme saint Michel, place, non sans intelligence, un miroir sous le treuil, à la place du seau, en tournant la glace vers l'abîme. Que pensez-vous qu'il arriva? De son propre maléfice l'immonde creva. De se regarder soi-même de son oeil mauvais, Satan peut-il disparaître? Depuis, on dit le puits du Mirail. Je traduis pour les Parisiens: le miroir, en langue d'oc. p 83