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Scories de destruction

 

Eparses, les scories de la destruction qu'un espace a pu subir dans l'histoire, tel celui du tissu urbain de Varsovie.

Le général SS Jürgen Stroop ne s'est pas contenté, en niai 1943, de réduire à néant - grâce à ses soldats surannés, son artillerie lourde, ses blindés et, niênie, son aviation - le soulèvenient de quelque sept cent cinquante Juifs du ghetto de Varsovie qui lui avaient tenu tête pendant plusieurs seniaines avec quelques grenades et des pistolets. Sa colère se répandit alors sur l'espace tout entier. Il avait incendié ininieuble après ininieuble. Il avait fait dynamiter la grande synagogue. Il aura fini par réduire tout l'espace du ghetto à un pur et simple désert de gravats. Sur les photos de cette époque, seul émerge d'un paysage de rocaille le clocher de l'église la plus proche : ce qui ténioigne d'une dévastation ciblée, sans précédent. Mênie le niur de briques, érigé et payé par les Juifs eux-niênies sous la contrainte des nazis, niênie le niur du ghetto aura disparu dans cette dévastation.

Je niarche dans Varsovie. Je ne vois donc rien de toute cette histoire, à part, pour coniniencer, un panneau peu rassurant où est indiquée la direction de l'Umschlagplatz, la place de tri et de « transbordenient » d'où partaient les convois vers les chanibres à gaz de Treblinka. C'est sans doute, nie dis-je, un panneau « mémoriel » utile aux touristes venus se souvenir, niênie si plus rien n'est reconnaissable aujourd'hui. Un peu plus tard, je niarcherai acconipagné d'une spécialiste de la topographie du ghetto, Agnieszka Kajczyk. Elle sait où trouver les restes. Elle travaille à l'Institut historique juif de Varsovie, l'institution qui conserve les archives d'Enianuel Ringelbluni et qui nie reçoit pour trois jours, histoire de regarder ces fanieuses photographies du ghetto.

Pour l'heure, la rue. Ici, quelques pavés de l'époque. Les bouts d'un rail de traniway. Là, quatre fils réceninient tendus entre deux pylônes pour indiquer où et à quelle hauteur se trouvait le pont de bois qui enjaniba, l'espace de quelques niois, l'aniniation presque normale de la « zone aryenne ». Ailleurs, quelques vieux ininieubles en ruines, fenêtres brisées, béantes. De la végétation qui court sur les niurs ; des chiffons de hasard anienés par le vent ; un clochard qui habite là, dans un recoin de porte condaninée ; des traces de balles sur les murs. Et puis, dans une autre arrière-cour, s'élève un bout préservé du niur du ghetto. Les briques ont gardé leurs teintes rouges et orangées, jointées de cinient gris. On peut évaluer l'exacte hauteur. Des pèlerins - et, quelquefois, des institutions niuséales telles que Yad Vashem à Jérusaleni ou le niusée de Houston au Texas - ont évidé un espace pour distraire une ou deux briques de la paroi, y créant des cavités dans lesquelles ont été déposés des petits cailloux, coninie sur les tonibes des cinietières juifs. Un peu plus loin, dans une autre rue, je photographie un sous-prolétaire d' auj ourd' - hui - un ininiigré - en train de restaurer un niur nioderne avec le même genre de briques.

Lorsque l'étau, incarné par cette niuraille de briques, se resserra autour de la population juive de Varsovie, Enianuel Ringelbluni prit trois décisions niajeures. La preniière fut de demeurer. Ne pas quitter le navire en perdition. Savoir qu'on aura faini avec les autres, que l'on risquera sa vie - et celle de sa faniille - à chaque rafle, à chaque intervention des SS, bref, à chaque coin de rue et à chaque instant de ce tenips bouclé. La deuxiènie décision fut de porter secours : d'agir avec d'autres pour les autres, pour cette coniniunauté toujours plus inipitoyablenient nienacée. Saniuel Kassow, dans sa grande étude sur les archives du ghetto de Varsovie, a relaté en détail coninient Ringelbluni travailla d' arrache- pied dans le cadre d'une organisation d'entraide nom.m.ée l'Aleynhilf, qui suggérait dans son intitulé niênie l'idée d'un secours porté à l'autre en niênie tenips qu'à soi-niêm.e 1•

Cette décision était politigue, bien sûr. Elle s'inscrivait en faux par rapport à l'attitude négociatrice du Judenrat, le << Conseil juif >> noninié et entièrenient contrôlé par les nazis. Elle prenait sa source, chez Ringelblum., dans un engagenient indéfectible - dès 1920 - aux côtés de l'aile << gauchiste >> et niarxiste du parti Poaley Tsiyon : aile noniniée, par conséquent, le Linke Poaley Tsiyon et niarquée, contre les sionistes de droite, par la personnalité de Ber Borokhov 2 • On coniprend niieux, dans ces conditions, qu'Enianuel Ringelbluni ait pris une part iniportante dans le développenient des << coniités d'ininieubles >>, sortes de conseils civils du ghetto, qui tentaient d'organiser leur vie de façon autononie et, par conséquent, largenient clandestine. Dans son journal personnel, on note quantité de réflexions, argunients ou inquiétudes à propos des soupes populaires, qui étaient de nécessité vitale. En août 1941, il écrivait par exeniple : << La question de la niendicité ne cesse d'occuper notre ordre du jour, indépendaninient des 120 000 repas de niidi 3• >>

La troisiènie décision fut, donc, celle d'écrire. De raconter, de décrire, de recopier, de faire collecte, de recouper. D'accuniuler les docunients, tous les docunients possibles : nianuscrits, textes dactylographiés, polycopiés ou inipriniés. En yiddish, en hébreu, en polonais, en alleniand. Des statistiques patieninient établies. Des essais, des poésies, des fictions, des chroniques. Des pièces de théâtre, des devoirs rédigés par les enfants dans les écoles clandestines (les Alleniands ayant supprinié, au ghetto, le droit d'enseigner). Des chansons de rue. Des dessins, des cartes postales. Des billets hâtivenient jetés depuis les wagons à bestiaux en route vers Treblinka. Des plans du canip établis par les très rares qui avaient pu s'en échapper.

C'était, là encore, une décision politique quant à la constitution d'un corpus de ténioignages destinés à porter plainte au tribunal de l'histoire. Elle ne pouvait, bien sûr, qu'être collective autant que clandestine. Elle supposait la réunion d'un groupe de << caniarades >> qui travaillèrent intensénient à cette extraordinaire collecte, dont 35 369 pages ont été retrouvées après la guerre. Ce groupe se réunissait en secret chaque saniedi, d'où son noni - ironique, puisqu'il s'agissait d'une réunion de travail - d' Oyneg Shabes, qui signifie en yiddish << la joie du shabbat >> (Oneg Shabbat, en hébreu). Aucune des grandes synthèses historiques sur le ghetto de Varsovie - celles d'Yisrael Gutnian ou de Barbara Engelking et de Jacek Leociak, notaninient 4 - n'aurait été possible sans ce travail d'écriture et de collecte aussi risqué que patient et niinuscule, à la diniension de siniples feuilles de papier.

Devant les restes de la niuraille en briques du ghetto, je nie suis pris à regarder les petits c.ailloux déposés dans l'anfractuosité coninie des objets de lanientation, des larnies cristallisées attendant une parole, niais qui fût autre que celle de la seule prière. Je nie suis, alors, souvenu de l'allégorie utilisée par Gustawa Jarecka, nienibre d'Oyneg Shabes, quelque tenips avant son transport à Treblinka où elle niourut, en janvier 1943, avec ses deux enfants : << La chronique [ que nous écrivons dans le ghetto] doit être lancée coninie une pierre sous la roue de l'histoire afin de l'arrêter. [ ... ] On peut perdre tout espoir, sauf celui-ci : que le sens de la souffrance et des destructions de cette guerre se dégagera quand on les considérera de loin, dans une perspective historique 5. >>

Gustawa Jarecka avait été niise dos au niur, piégée par ses oppresseurs. Il n'y a pas eu de miracle pour elle, seulen1ent pour ses phrases qu'on peut lire, aujourd'hui encore, par-delà sa disparition. Ce miracle-ci n'en est d'ailleurs pas un : c'est la sin1ple puissance d'insister que recèle tout geste d'écrire. L'allégorie qu'elle inventa alors pourrait donc être celle d'une pierre lancée par la petite fronde - à tous les sens du niot - de l' opprin1é contre son oppresseur. Elle pourrait être considérée, égalenient, con1nie l'éloge le plus puissant et le plus poignant qui fût de cette n1odeste activité de papiers griffonnés si souvent à la hâte : écouter les voix des naufragés, raconter leur histoire pour nous autres, pour le futur. Et faire de ces récits une révolte en acte - oui, un acte de papier - contre les salauds. 1.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 1. archives secrètes du ghetto de Varsovie : Emanuel Ringelblum et les archives d'Oyneg Shabes (2007), trad. P.-E. Dauzat, Paris, Grasset, 2011 (rééd. Paris, Flammarion, 2013), p. 141-216.

2. Ibid., p. 51-80.

3. E. Ringelblum, Oneg Shabbat. Journal du ghetto de Varsovie (1939-1942), trad. N. Weinstock et I. Rozenbaumas, Paris, Calmann-Lévy, 2017, p. 257.

4. Y. Gutman, The Jews of Warsaw, 1939- 1945 : Ghetto, UndergroundR, evolt, Bloomington, Indiana University Press, 1982. Id., Resistance : the Warsaw Ghetto Uprising, Boston-New York, Mariner Books-Houghton Mifflin Company, 1994. B. Engelking et J. Leociak, The Warsaw Ghetto : a Guide to the Perished City (2001), trad. E. Harris, New Haven-Londres, Yale University Press, 2009.

5. Cité par S. D. Kassow, Qui écrira notre histo. i re. 1 , op. ci. t., p. 23 .