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Des mots et des choses …

Tout le monde a entendu ces quatre mots, plutôt inattendus dans la bouche de Macron qui n'est pas coutumier des actes de contrition ! Joffrin leur consacre même son billet du jour [1] : ah ce moi le premier sonne effectivement moins comme un aveu que comme un soupir

Ces quelques évidences s’imposent aujourd’hui à nous mais ne suffiront pas. Je reviendrai donc vers vous pour parler de cet après. Le moment que nous vivons est un ébranlement intime et collectif. Sachons le vivre comme tel. Il nous rappelle que nous sommes vulnérables, nous l’avions sans doute oublié. Ne cherchons pas tout de suite à y trouver la confirmation de ce en quoi nous avions toujours cru. Non. Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier.

Tout de suite après avoir fait référence, sans la nommer, à la Déclaration des droits de l'homme : qui dans son article premier stipule :

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Macron est coutumier du fait : allusions littéraires ou philosophiques, on le sait. Elles sont cette fois historiques; En deux phrases à peine esquissées, il pose ses marques dans le sillage de 1789 et même de 1945 avec une allusion subliminale au programme du CNR.

Comme si toutes les règles régissant notre société avaient négligé les principes fondateurs et que les ambitions sociales, politiques eussent toutes bafoué l'intérêt général avec l'aval du régime, de l'idéologie ; ou que, perverties, nos valeurs toutes justifiées par l'âpreté au gain, eussent achevé de corrodé ce qui seul pouvait encore maintenir le faire société, faire groupe. Et que lui, à la faveur de l'épreuve - il faut bien à la fois montrer qu'on est fin dialecticien, roué casuiste, et donneur d'espérances - eût enfin réalisé la pétaudière qu'il était chargé de maintenir en état de marche ; qu'il lui faudrait la réformer en profondeur ; en urgence.

Le texte de son intervention - quoique trop long - ne manque pas de savoir-faire, qui à l'annonce concrète de mesures prolongées de confinement, propose une perspective de sortie, tout en jouant la compassion et, une fois n'est pas coutume, la reconnaissance de l'unité et de la responsabilité des français. Réitère en tout cas la nécessité d'inventer un futur qui ne soit pas la simple reprise de l'avant !

Ceci, il l'avait fait dès le 12 mars, on s'en souvient !

Voudrait-il nous faire croire qu'il eût changé ? Que le libéral, en lui, cédât le pas irrésistiblement pour retrouver les vertus injustement négligées d'un Etat fort, juste, intervenant ?

Libre à chacun de l'imaginer : il est certain que la partition jouée est celle de la rupture - demain !

Pendant ce temps d'autres dont le patron du Medef entonnent le grand air des sacrifices à faire, des efforts à consentir relayés en ceci par quelque secrétaire d’État et même par Matignon qui s'agace assez vite quand on feint de lui reprocher cet argent magique qu'il trouverait aujourd'hui sans avoir voulu le trouver hier ! Sans oublier l'inénarrable Bruno Retailleau s'indignant : « Dire que la France souffre du libéralisme, c’est une mauvaise plaisanterie »

Où le et droite et gauche prend tout son sens : moins une cacophonie qu'une mise en scène. Un oxymore de parade.

Qu'au milieu de la tempête, chacun tire à hue et à dia n'a rien d'étonnant. Que certains en profitent pour tenter de tirer des conséquences, d'autres des leçons et que chacun y aille de ses préconisations sur cet après que tous se piquent d'anticiper, quoi de plus normal ? D'inévitable, en tout cas ! Qu'enfin les Cassandre de tout poil, justifiés en ceci par la gravité de la crise et par le contexte déjà stressant des périls environnementaux, en profitent pour en appeler à une rupture radicale, logique ! Enfin, n'est-ce pas le rôle des politiques que d'anticiper, quitte à gérer l'imprévisible ?

Ce qui me désole en l'affaire, qui traduit l'étiolement définitif de la parole politique, c'est combien peu tout ceci convainc. Ni même entreprend seulement de le vouloir encore. Chacun joue son rôle, en dépit d'un texte mauvais et d'une mise en scène médiocre. Autant qu'en campagne électorale - mais après tout n'y serons-nous pas sitôt cette crise dépassée ? - le temps paraît suspendu, ainsi que les contraintes : tout peut se dire et promettre. Comme si était désormais le temps de la fête, de cet étonnant exutoire tout d'excès et de bombances constitué servant au mieux à supporter la sécheresse du quotidien en y insérant quelque parenthèse. On fera ce qu'on pourra ou voudra après. Tout le monde le sait et personne ne s'en offusque plus. Les promesses, on le sait, n'engagent que ceux qui veulent bien y croire.

La partition est pourtant parfaitement respectée : il faut bien qu'aux sanglots longs des violons de la compassion, répliquent quelques pincées d'envolées lyriques des hautbois que ponctueront bientôt les saccades inquiétantes de la grosse caisse. A chacun son rôle ; à chacun son bout de partition. Mais fichtre que la mélodie est vulgaire.

Comment se fait-il que la magie ne fonctionne plus ? Comme un soufflé qui se fût écrasé sur lui-même ou une mayonnaise rétive obstinément à prendre consistance acceptable. La chose n'est pourtant ni inédite ni mystérieuse qui tient tout entière dans la dimension représentative de nos systèmes institutionnels. Nos élus ne sont que des intermédiaires, des truchements ; des outils. Quand une technique fait défaut, on en change ; quand l'outil s'émousse, on le jette. Pourtant même l'échec n'est pas inédit mais au contraire plutôt la règle qui jusqu'alors n'en détourna pas les masses pour autant : saurait-on citer une seule politique dont on puisse affirmer sans conteste qu'elle fût une réussite ? Après tout, selon l'endroit où l'on place le curseur de fin … Serait-ce les médias qui, rapprochant l'élite et lui donnant corps et gestes, eussent démystifié la parole politique et en quelque sorte englué les acteurs dans le profane ? Pas même : de Gaulle sut en son temps parfaitement en jouer et même en surajouter … Serait-ce cette obstination à vouloir faire moderne qui, en raccourcissant la durée du mandat fît de l'élu un bateleur entre deux campagnes, condamné au temps court, au sensationnel, au spectaculaire, à l'efficace ruinant ainsi la distinction entre présidence et Matignon, même s'il demeure pour un quinquennat, un potentat sans réel adversaire ? Les diverses réformes constitutionnelles n'arrangèrent assurément pas les choses mais ce serait erreur ici aussi que de leur imputer la seule responsabilité de cet effrayant alanguissement du politique. Serait-ce l'hégémonie de la communication - forme moderne du sophisme - plus soucieuse de l'effet à produire sur le public que du message à transmettre ? Ne parlons même pas de sa véracité.

Deux facteurs jouèrent, me semble-t-il, apparemment contradictoires, en réalité chantournés de telle sorte qu'ils constituent à la fin redoutable ciguë :

Hormis les périodes exceptionnelles où, sans sortir pour autant du registre mythique ou religieux, surgissent héros, hommes providentiels, ne demeurent que de plus ou moins habiles exécutants sans toujours beaucoup d'imagination. Jamais l'exécutif n'a aussi bien porté son nom !

Ceux-ci n'ont jamais ni compris ni admis que sous le politique il y avait un pari : celui de la liberté ! Presque un acte de foi, une inclination en tout cas trop puissante pour y résister et qui, d'ailleurs, signale en sa profondeur, l'humanité de l'homme. Ce désir est trop profond mais érode de trop près leurs assurances pour qu'il leur soit acceptable, compréhensible ! Oui, science et politique se télescopent inévitablement ! S'il se pouvait être connaissance affûtée des déterminismes, que ceux-ci fussent universels sans laisser jamais entre eux nul jeu, nul aléatoire ; qu'en conséquence les phénomènes fussent totalement prévisibles, alors évidemment il ne resterait qu'à s'y soumettre. Alors oui, le politique ne serait qu'affaire de technique et la politique d'habiletés !

Heureusement une telle connaissance est impossible et d'ailleurs absurde. Le démon de Laplace reste ce qu'il a toujours été : une monstruosité tant logique qu'ontologique.

Si l’on développait dans tous leurs détails, les pensées qui trouvent leur résumé dans le déterminisme philosophique on reculerait devant d’incroyables affirmations et finalement on n’oserait plus assumer le caractère monstrueux de l’hypothèse du déterminisme universel. Bachelard

Entre ordre et liberté, une tension, inévitable autant que souhaitable qui justifie le politique. Le contrat initial qui noua la communauté politique n'est sans doute qu'un modèle logique mais que ce soit par crainte des désastres d'une violence laissée à sa propre logique ou par espoir, via l'union, de créer un espace apaisé ; que ce soit pour éviter de seulement souffrir ou par quête d'un peu de plaisir, qu'importe au fond : les deux durent concourir à cette exception. Oui, la confiance accordée à l'autre même sous la réserve de la réciprocité révèle d'abord un acte de foi en un homme qui dit non au monde, et tente de se dire oui à lui-même.

Qui affirme sa volonté, son désir, introduit invariablement dans l'ordre des choses une variable imprévisible qu'il est tout à l'honneur de la politique, quand elle daigne le faire, d'accompagner.

Il n'est pas de liberté de conscience dans les sciences disait Comte qui a toujours vu plutôt facteur délétère de dégradation que promesse d'avenir dans le libre-arbitre et qui, s'il prétendait pouvoir concilier ordre et progrès, n'imaginait ce dernier qu'harmonieusement réglé par des impératifs rationnels surveillé soigneusement par des professionnels et spécialistes.

Berlin en 35 était assurément parfaitement ordonné, propre et évidé de toutes souillures … mais à quel prix ? L'ordre pur est toujours celui des choses, jamais des hommes. Celui donc de la chosification, de l'aliénation. Sans doute est-ce pour cela que la modernité se cache toujours derrière les choses : elle aime le prévisible, le certain ou au moins le raisonnablement probable. Elle n'est pas forcément totalitaire mais encore faut-il reconnaître qu'il s'agit d'une totalité calme, doucereuse, presque désirable à force d'être apaisée en apparence.

La modernité chante les louanges de l'économie - justement - pas de la politique.

Qui veut comprendre quelque chose à ce clivage gauche/droite, à cette spirale entre ordre et mouvement qui comme toutes les toupies finit toujours par s'arrêter, tombant tantôt de ce côté-ci tantôt de l'autre, qui veut tenter de saisir l'essence du politique et comprendre que cette dualité loin d'être un anachronisme la traduit au contraire en sa dynamique, celui-là doit plutôt que de dialectique qui n'est en fin de compte que l'art de déplacer les antagonismes, envisager le politique en sa complexité, je veux dire en ses boucles de rétroaction qui font parfois le mouvement ressembler au repos et l'acédie à des fièvres velléitaires.

Oui, bien sûr, nous avons besoin de symboles, d'incarnations et de représentations.

« Oh ! que vous incarnez la France, monsieur le Maréchal ! » le coup d’« incarner » est magique !… on peut dire qu’aucun homme résiste !… on me dirait « Céline ! bon Dieu de bon Dieu ! ce que vous incarnez bien le Passage ! le Passage c’est vous ! tout vous ! » je perdrais la tête ! prenez n’importe quel bigorneau, dites-lui dans les yeux qu’il incarne !… vous le voyez fol !… vous l’avez à l’âme ! il se sent plus !… Pétain qu’il incarnait la France il a godé à plus savoir si c’était du lard ou cochon, gibet, Paradis ou Haute Cour, Douaumont, l’Enfer, ou Thorez… il incarnait !… le seul vrai bonheur de bonheur l’incarnement !… vous pouviez lui couper la tête : il incarnait !… la tête serait partie toute seule, bien contente, aux anges ! Charlot fusillant Brasillach aux anges aussi ! il incarnait ! aux anges tous les deux !… ils incarnaient tous les deux !… et Laval alors ?
Céline D'un château l'autre

 

Voici sans doute la grande habileté des Institutions de la Ve mais le signe aussi de la superbe rouerie de son fondateur : lui seul sut entremêler à ce point ce charisme qu'il affirmait tenir de l'histoire - son fameux coefficient personnel - et cette légitimité qu'il tirait des urnes. Regardons bien cette urne exhaussée au centre, calice miraculeux ou Saint Graal qu'importe, elle est une partie mais une partie seulement de la parousie en train de s'accomplir sous nos yeux qui d'un vieillard tout-à-l'heure refera une Providence. De l'homme de 40, de l'Histoire donc, de cette fameuse idée de la France à l'urne et retour en passant par le vieil homme qui l'incarne.

Que le chef d'orchestre soit habile, il offrira le concert superbe et salvateur d'une harmonie ! Qu'il échoue … et vocifère alors la cacophonie de la division.

De Gaulle avait su convaincre que sa sécession de juin 40 était celle de tout un peuple et transfigurer un geste fier mais solitaire et désespéré en une magnifique épopée salvatrice. Il parvint encore en 58 à convaincre d'une grandeur qui n'était pas définitivement perdue.

Le héros à l'occasion est un narrateur ; sans doute un fabuliste. Je ne prise pas plus que cela le thème du grand roman national : s'y nichent trop de relents réactionnaires. Je me méfie de cette fameuse storytelling où se terrent trop des afféteries de la communication moderne. Pourtant c'est bien en ceci qu'essentiellement réside le pouvoir : savoir plaquer du légendaire, de l'épique et si possible une pincée de miraculeux sur le sordide du quotidien où le drame des crises.

Mais n'est pas Homère qui veut ! et il en faut de puissance puisée dans le sanctuaire de l'être pour être capable de soulever l'espoir et susciter la fierté. Jaurès prompt à enjamber toutes les adversités pour recueillir l'assentiment devait bien savoir le faire pour oser proclamer :

 Eh bien ! vous, vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine… et la misère humaine s’est réveillée avec des cris, elle s’est dressée devant vous, et elle réclame aujourd’hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n’ayez point pâli 21novembre 1893

L'histoire entière de la République depuis 1875 ne s'entend que par la crainte du césarisme et la méfiance à l'endroit de tout homme trop puissant qui pût la renverser comme Badinguet le fit. D'où cet entêtement à ne désigner pour les honorer certes mais s'honorer elle-même, que des personnages falots, sans doute aimables mais au charisme d'une huître. Souvenons-nous simplement de ce que Mauriac écrivit sur les prétendants (élections de 1953) :

ILS n'étaient pas si nombreux, du temps de la Troisième. A peine les entendions-nous venir. Ils appartenaient à̀ l'espèce rassurante des présidents du Sénat, des ministres des Travaux Publics, de la Marine ou du Commerce : l'espèce des serviteurs modestes qui ne se signalent pas par des gestes illustres, mais non plus par des désastres. Comme la tortue, ils s'étaient mis en route très tôt, d'un train si lent qu'on ne les voyait pas avancer, jusqu'au jour où leur effacement même ·les désignait tout à coup : ils étaient arrivés. « Je vote pour le plus bête·: la boutade fameuse de Clemenceau n'est cruelle qu'en apparence. Elle signifiait : « Je vote pour le plus inoffensif. » 14 nov 53 - voir aussi

La Ve inversa le rapport de force : les parlementaires entrèrent dans une longue nuit d'impuissance dont ils ne sont pas encore sortis au profit de la Présidence qui, tel un trou noir, allait bientôt avaler tout alentour.

Mais, précisément, ce rôle que de Gaulle sut jouer ou Mitterrand dans une moindre mesure, était politique et il y fallait bien de l'art autant que de la manière ; de la superbe et sans doute de la mégalomanie. Il n'est pas fait pour l'ordinaire ; en tout cas pas pour le technocrate lisse et raisonnant à coup de recettes toutes prêtes. De Gaulle crut qu'en le faisant élire au suffrage universel, il allait offrir à ses successeurs l'étoffe que leurs parcours et personnalités ne leur accordaient pas spontanément. Il eut tort - on le vit notamment avec Hollande : la condition était sans doute nécessaire ; pas suffisante.

Pour être un politique, encore faut-il le vouloir et ne pas se réfugier derrière une doxa ripolinée de bons sens. Faut-il avoir compris ce qu'est le politique ! La grenouille, sinon, finit par éclater, nous le savons tous.

Il ne fait aucun doute que Macron a devant lui une occasion superbe comme il en est rarement ! L'histoire repasse rarement les plats et l'on sait que lorsqu'elle le fait nonobstant c'est plutôt au prix de la caricature. Comme de Gaulle sut s'en créer pour ne prendre qu'un exemple récent. Le grand acteur de l'histoire, en dépit qu'il en ait, ne la fait pas, ni plus ses tournants, ses virevoltes que ses blocages. Mais il sait le vent et ne répugne pas à s'en saisir !

Celui-ci en est-il capable ? Saura-t-il, comme il le dit, sortir des sentiers battus, des idéologies ? ou comme l'énonçait Arendt à propos des intellectuels allemands ne pas être victime de ses propres théories ? J'en doute

Où finalement la chose m'intéresse autant qu'inquiète : cette quasi-impuissance à nous remettre en question. Cette nécessité où nous sommes jetés de ne pouvoir appréhender la réalité - les choses comme les événements et a fortiori les êtres - qu'à travers le prisme de nos représentations. Jamais nous ne pourrons sortir de nos têtes pour vérifier qu'à l'extérieur y corresponde quoique ce soit. L'être nous est interdit ! Toujours déjà travesti. Catégories, formes a priori de la sensibilité … appelons ceci comme on voudra on ne comblera jamais la distance. Non plus que notre efficacité. Doutes-tu trop que tu te condamnes à l'impuissance … et les philosophes ont rarement fait de bons politiques. Ministère de la parole disait de Gaulle en pensant à Sartre. Ne doutes-tu pas assez et te voici la proie de tous les dogmatismes !

C'est tout le mystère du politique mais sans doute nous faudra-t-il revenir aux sources ! Athènes ne faisait appel au spécialistes que pour des tâches où l'expertise était indispensable et ceux-ci seulement étaient élus. En revanche, ceux qui exerçaient ce qu'on nomme aujourd'hui le pouvoir, les magistrats, étaient tirés au sort ! Tout citoyen puisqu’il est à même de donner son avis en votant, est capable identiquement d'exercer ce pouvoir.

La réponse n'est pas du côté des intellectuels (cf Arendt) - rarement en tout cas ! Jamais de leur côté exclusif en vérité !

J'aime assez l'idée d'un politique qui s'auto-institue ( Castoriadis) ! J'aime assez l'idée d'un pacte sans condition d'un peuple qui se fait assez confiance pour tenter l'aventure commune (Mauss) ; je la sais éminemment juste cette idée d'une politique qui tente de mettre un peu d'ordre dans cet embrouillamini d'irrationalités, qui ne sait au fond pas vraiment où elle va - à peine où elle aimerait aller - et ne fait en tout cas jamais l'histoire qu'elle voudrait faire. Je devine ce qu'il y faut de créance, de confiance et de foi mais encore de malheurs évités.

Je sais qu'en tout cas le pouvoir n'est pas où l'on imagine ni en quoi l'on espère. Pour quiconque, il s'incarne dans la geste guerrière de qui soumet, hommes, bêtes et terres. De qui fait ployer sous le joug de sa volonté. C'est évidemment faux : il n'est pas de lutte qui un jour ne se retourne contre soi d'autant que l'adversaire, là en face de soi, est en réalité votre double parfait et vous ressemble à vomir. Le pouvoir est épreuve qu'un jour on perd. On n'a pas le pouvoir, on l'est. Pour un moment, parfois si court. Rémus quelques secondes, celles qui séparèrent la transgression de la mise à mort. Mais le vainqueur lui-même meurt près du marais de la Chèvre sans doute assassiné par des sénateurs. Derrière le pouvoir il y a toujours un processus victimaire et le monarque est toujours celui autour de qui l'on se réunit contre l'ennemi, la crise, la peur ; mais contre qui, demain, l'on se réunira et que l'on sacrifiera à son tour.

Non avoir le pouvoir revient sans doute à ne pas l'exercer, à demeurer dans cet interstice du virtuel où seul on ne peut perdre.

Tel est le vice de notre système : de nous être flattés jusqu'à l'enivrement de notre démocratie quand en réalité nous nous contentâmes de nous débarrasser de toute responsabilité, de tout engagement. Nous nous targuons d'être libres parce qu'à intervalle régulier nous glissons dans l'urne le certificat de nos renoncements : la belle affaire. Et ceux-là que nous avons chargés comme bête de somme, nous nous retournerons bientôt contre eux, les accuserons d'incompétence ou d'égoïsme de classe. Non ils n'ont pas le pouvoir : ils occupent seulement l'interstice d'entre deux haines.

Les athéniens comprirent très tôt que la cité ne devait pas être trop imposante faute de demeurer démocratiquement gouvernable. Il est un équilibre à trouver d'entre le trop peu et le trop ! C'est en approchant le plus possible de la source que pouvoir et liberté parviennent à se réconcilier. La méfiance à l'endroit du pouvoir s'explique assurément par le mépris et l'insolence de classe parfois sidérants ! Mais s'aggrave à mesure que nous percevons en avoir été exclus.

S'il est un futur à réinventer, il ne devra pas seulement concerner notre rapport au monde : nous attendons encore un contrat politique.

Alors, oui, c'est vrai, comme l'invariable optimiste de l'histoire on peut toujours préférer la moitié pleine. C'était le cas de Serres qui observait les grands gestes de solidarité quand se confirma l'inéluctable catastrophe du Titanic. D'E Morin qui rappelle que tout improbable que parut alors la résurrection, ce fut bien au plus sombre de la nuit que se dessina l'avenir. C'est aujourd'hui le cas de Joffrin qui voit dans les mesures prises depuis 1 mois la contre-preuve de l'hégémonie de l'économie sur le politique ; la contre-épreuve de la finance internationale.

Soit mais cette résurgence de l'humanisme ne peut se faire ni en notre nom ni sans nous.

L'enjeu de ce demain, de ce demain que l'on cherche à penser puis à préparer est à ce prix.

Par nous ! Pas par lui !

 

 

 

 

J'ai toujours observé que ceux-là mêmes qui prétendent tuer leur père finissent en vieillissant par tuer les adversaires de leur père. C'est la manière la plus ordinaire de se faire père. Les bons fils assurent ainsi l'expansion et la conservation de leur famille. Les fils de famille font la révolution, apparemment pour la mort du père, mais en réalité pour que le père ait aussi des actions dans la révolution. Les grandes familles progressent ainsi, à droite par le père, à gauche par le fils. Les petits des petites familles rencontrent parfois ceux des grandes familles, ou à droite par la puissance, ou à gauche par l'opposition, mais ils ne les rencontrent que comme leurs chefs, ils ne seront jamais que leur suite. Sextus a le pouvoir à Rome par son père comme prince, il a pris le contre-pouvoir à Gabies, où il fait tuer les contre-notables. Ne crois-pas si tu es petit que tu prendras jamais la tête des petits. La tête des petits est tenue depuis longtemps par les petits des grands. Le père des maîtres est le maître des maîtres, le fils des maîtres est maître des esclaves. Méfie-toi, si tu es petit, de la dialectique. La dialectique, rude et grossière, à deux valeurs, n'est que la logique des maîtres. Elle l'a bien montré depuis qu'elle fut inventée. Si tu es humble garde toi, gauche et droite, de toute dialectique possible. Elle ne marche pas pour toi, elle n'est ni dite ni faite pour toi. Elle est la logique de l'immobilité. De la stabilité, de la répétition dans l'apparence du mouvement. Elle est la logique de l'empire. Elle est stupide. Si tu es petit, soit intelligent. Serres

 

 


 


 

1) «Moi le premier…» L Joffrin

14 avril 2020 à 17:12

Plutôt bien venue, cette allocution présidentielle articulée autour du diptyque «compassion-précision». Le ton est plus humble, la date du 11 mai donne une perspective, les mesures annoncées sont de bon sens, la prolongation du confinement était inévitable face à une pandémie qui marque le pas mais reste dangereuse.

Quatre mots retiennent l’attention, qui semblent annoncer une subite conversion : «Et moi le premier.» Ils concluent la réflexion suivante, placée en fin de discours :«Ne cherchons pas tout de suite à trouver [dans la crise sanitaire] la confirmation de ce en quoi nous avons toujours cru. Non. Sachons sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier.»

La première phrase est juste. Chacun, en effet, voit le virus à sa porte et trouve dans la crise la preuve de sa prescience. Les nationalistes réclament plus de nation, les socialistes plus de social, les écologistes plus d’écologie, les centristes chantent le juste milieu et les extrêmes la radicalité. On dit que tout doit changer, mais on répète la même chose. «Rien ne sera plus comme avant», clame-t-on. Sauf les discours.

C’est un fait que le Président échappe à la règle. Les mesures qu’il a annoncées sont à l’exact opposé de celles qu’il défendait auparavant. Il fustigeait «le pognon de dingue» mis dans le social, il dépense désormais sans compter pour limiter la casse sociale ; il chantait l’ouverture, il prône la souveraineté économique ; il moquait «les Gaulois réfractaires», il découvre que les Français sont tout de civisme discipliné ; il voulait réformer quitte à diviser, il écarte les réformes et prêche l’unité ; il louait «les premiers de cordée», il fait l’éloge des derniers, si précieux face à la pandémie, etc.

Les circonstances ont changé, plaidera-t-il, «je m’adapte». Mieux, je me «réinvente». A moins qu’il ne se soit trompé jusque-là… La nouvelle politique est-elle si nouvelle ? Retour de l’Etat, attention aux plus faibles, relance keynésienne, stratégie collective pour garder la maîtrise des secteurs les plus sensibles, appel à la solidarité plus qu’à la concurrence, éloge des travailleurs les plus humbles : on croirait entendre un de ces leaders sociaux-démocrates qu’on déclarait obsolètes il y a deux mois. Le Président parle comme un homme de gauche, lui qui avait prononcé la mort de la distinction droite-gauche. Pragmatisme ? Acceptons-en l’augure. Mais au cœur de cette crise inattendue et très «nouveau monde», il apparaît que les valeurs et les méthodes de l’ancien reprennent une nouvelle vie.


 

2) Joffrin : le 15 avril

Virus et humanisme

Le gouvernement annonce que la production française diminuera de quelque 8% en 2020. C’est la plus forte baisse du PIB qu’on ait connue en France depuis la guerre. Cet effondrement provoquera, selon toutes probabilités, une remontée en flèche du chômage, un assèchement des recettes publiques, une myriade de faillites d’entreprises. Ce sera une expérience de décroissance in vivo que les Français – et même les écologistes – vivront, à n’en pas douter, comme un cauchemar.

On s’habitue à tout depuis le début de cette crise sans exemple. Pourtant il faut une nouvelle fois considérer, en prenant un peu de recul, l’extraordinaire décision prise par les gouvernements de la planète pour enrayer la pandémie : voici des pouvoirs qu’on dit obsédés par la croissance, la prospérité, la bonne marche des affaires, et qui n’ont pas hésité plus de quelques jours à jeter bas leur économie pour limiter les pertes humaines entraînées par la pandémie. Décision inouïe, dans tous les sens du terme. Il y a un siècle, la «grippe espagnole», autrement plus meurtrière, avait été dissimulée aux peuples, et n’avait suscité que des réactions faibles et disparates, malgré un bilan humain de quelque trente millions de morts.

En 1969, un autre virus, celui de la «grippe de Hongkong», avait parcouru le monde en tuant un million de personnes, dont environ 40 000 en France. Aucun gouvernement n’avait réagi, sinon par des mesures ténues et parcellaires ; la presse y avait consacré quelques entrefilets, mi-rassurants mi-désinvoltes, et l’opinion, en dehors des familles endeuillées, ne s’est aperçue de rien. Personne ou presque, en France, pas même l’ancienne génération, ne se souvient qu’en 1968 et 1969, un fléau comparable à celui du coronavirus avait frappé le pays.

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Ce petit rappel historique détruit quelques clichés qu’on entend souvent à propos des sociétés contemporaines. Minées par la logique de la rentabilité, dit-on, celles-ci ne cessent de régresser, de faire reculer les protections et les garanties, de sacrifier les valeurs humanistes sur l’autel d’une croissance matérielle sans rime ni raison. La réaction des gouvernements montre tout le contraire. Elle traduit une sensibilité inédite dans l’histoire à la souffrance humaine et un sens aigu de la protection des populations, en regard duquel les considérations économiques se sont effacées.

De même, on incrimine l’hubris d’un enrichissement sans fin, la folle course de l’humanité vers un bien-être matériel sans limite. A juste titre, si l’on considère les dommages infligés à la nature par une économie prédatrice pour l’environnement. Mais on oublie de dire que c’est grâce au même enrichissement collectif que les nations disposent des moyens de lutter contre le virus. Sans prospérité économique, point de système hospitalier moderne, d’appareillage sophistiqué, de soignants nombreux et bien formés pour lutter contre la pandémie. Et sans le développement rapide des pays «émergents», on doute qu’ils auraient eu les moyens de limiter, comme ils l’ont fait, la propagation du virus.

Dernier cliché, cultivé sans retenue par une certaine droite réactionnaire : on déplore sur tous les tons l’individualisme d’une société qui oublierait son héritage, ses traditions, son identité collective et laisserait les habitants du monde global isolés et déracinés, livrés sans défense à l’aveugle volonté de puissance des forces économiques. Or l’épreuve du confinement que nous vivons depuis un mois – et pour un mois encore – montre au contraire la persistance impressionnante des valeurs de civisme, de discipline collective, d’entraide et de solidarité familiale ou amicale, au sein de sociétés qu’on croyait désarticulées et dominées par un égoïsme batailleur.

Conclusion dérangeante, sous la forme d’une question qui heurtera les Cassandre de la modernité : et si nous vivions, malgré les excès, les inégalités, les destructions, les angoisses, agités en permanence par tout ce que la scène intellectuelle compte de «déclinistes», de prophètes de la décadence, de pythies catastrophistes, dans une civilisation dont la conscience humaniste continue de progresser ?

3) Mauriac