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Réflexion 3 : faire groupe

 

« Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde ».
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950

 

Qu'est-ce que, finalement, faire groupe, faire société ? Amusant, quand on cherche sur Google, de trouver plutôt des entrées sur la constitution de holding, de groupe de sociétés que sur cette question pourtant éminemment fondatrice. Comme si définitivement, pour se nouveau monde qui se dit digital, l'économie et le droit avaient définitivement supplanté le politique !! Michel Serres, en son temps, avait tenté de comprendre pourquoi nous avions tant de mal à faire ainsi groupe.

La réflexion n'est pas si lointaine de ce que j'entreprends ailleurs : elle le rejoint lentement. Castoriadis a raison : il y va de quelque chose de l'ordre de l'auto-institution, de l'auto-définition. Et, partant, de l'auto-limitation. Il n'est pas étonnant que les mots du politique - peuple, nation, patrie, société - eussent finalement toujours renvoyé à des abstractions si floues qu'elles semblent presque interchangeables. Ce sont des abstraction ! Voir Rosanvallon par exemple et son peuple introuvable !

Il faut peut-être partir de cette solidarité métaphysique évoquée par Jaspers :

Il existe entre les hommes, du fait qu’ils sont des hommes, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis en sa présence, ou sans qu’il les ignore. Si je ne fais pas ce que je peux pour les empêcher, je suis complice. Si je n’ai pas risqué ma vie pour empêcher l’assassinat d’autres hommes, si je me suis tenu coi, je me sens coupable en un sens qui ne peut être compris de façon adéquate, ni juridiquement, ni politiquement, ni moralement. Que je vive encore, après que de telles choses se sont passées, pèse sur moi comme une culpabilité inexpiable Jaspers

Du global au local, en somme.

En tant qu'hommes, nous nous devons à cette solidarité qui est pourtant hors de notre portée et devant quoi nous demeurons tous, peu ou prou, défaillants. A l'autre bout de la chaîne, nous nous engageons, souvent très en avant, pour nos intimes puis de loin en loin, pour nos proches, et moins encore pour nos relations et nos voisins etc. C'est de notoriété que la foule est bigarrée et prolifique en nos temps de jeunesse mais que le cercle, insensiblement, se racornit. L'agora n'est bientôt plus qu'une ruelle et déjà un asile. Cette entité étrange que nous appelons l'autre, où nous nous complaisons à retrouver un visage, est faite de nos allers et venues, de nos affairements, de nos intérêts. Elle dit notre rapport au monde. Simplement. Qui nous semblera avenante et féconde tant que nous aurons l'énergie de l'aborder et nous inquiétera bientôt sitôt que nos forces s'amenuisant, nous nous piquons de nous réfugier en nos quant-à-soi.

J'aime à me souvenir qu'en nos institutions, nous nous identifions encore bien à nos villages, petites villes et même agglomérations pour peu qu'elles n'aient pas enflé démesurément. Trop grande la cité devient un monstre qui se gérera, organisera en dehors de nous - toujours pour nous dit-on, mais sans nous. Trop petite, il n'est pas même besoin de le faire, ce ne sera plus qu'une famille un peu trop grande !

Voici ce que les grecs avaient entendu comme une évidence quand nous ne raisonnons plus qu'en représentation ou représentativité : faire groupe c'est non seulement en faire intégrante partie mais c'est surtout en vouloir être et demeurer acteur. Oh bien sûr tous ne le furent pas : seuls les citoyens. Mais je ne connais pas de groupe qui se définissant préalablement n'en fixât ses limites. C'était celles de l'époque. Après tout, avons-nous autant fait la fine bouche quand nous refusâmes jusqu'à la Libération le droit de vote aux femmes ? De nos économies qui ne se conjuguent qu'en mondialisation, à nos entreprises qui s'affolent de n'avoir jamais assez atteint la taille critique, à nos Etats qui se rassemblent, enflent comme la grenouille et manquent à chaque crise d'éclater.

Mais précisément, le rapport au groupe ne saurait être ramené à une simple extension du rapport à la famille ! D'abord parce qu'au sein de la famille, dans le rapport à l'enfant notamment, le lient est le plus souvent d'autorité à soumission - très loin de toute velléité démocratique. Ensuite parce que notre appartenance à un groupe est un simple fait que notre naissance nous impose mais n'implique ni rapport affectif, ni identité ni en tout cas d'autre sens que celui que nous acceptons de lui donner.

Renan avait raison : le groupe est affaire d'engagement, d'adhésion c'est même cette adhésion et la participation à la vie du groupe qui l'institue comme réalité politique. C'est assez dire qu'un groupe se peut faire comme défaire et n'être plus à la fin qu'une coquille vide qui s'effritera au premier vent mauvais. Quitte à renaître de ses cendres - inopinément.

Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique. Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : « Tu m'appartiens, je te prends ». Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir. Renan

C'est exactement le sens qu'eut en son temps la polémique - pas toujours élégante qui opposa H Arendt et G Sholem - ce dernier lui reprochant de n'éprouver aucun amour pour le peuple juif ; celle-ci répondant que la relation sentimentale était à mettre à part pour être en vérité acosmique tandis que toute relation au groupe traduisait plutôt un rapport au monde. Et qu'il n'y avait nulle automaticité à devoir justifier le sionisme de ce que seulement ses origines fussent juives.

 

Bien au-delà de la spécificité du peuple juif, voire même de la nature du mal dont la polémique sur sa banalité supposée dépasse le cadre de cette petite réflexion, compte tenu, évidemment des circonstances - moins de 20 ans avant la fin de la guerre- et la personnalité des différents protagonistes - c'est bien de notre rapport au groupe dont il s'agit ici et du soin obstiné que Serres mettait à bien distinguer nos relations d'appartenances et d'identité.

Or pour parvenir à ce sentiment d'appartenance, où il n'est pas véritablement question de sentiment, mais de raison au sens où elle relie ici l'individu au monde par le biais de relations universelles, en tout cas universalisables, il faut qu'il y ait intérêt et donc qu'on puisse se mettre entre soi et le monde, au milieu ; sur l'agora !

Ce qu'avaient compris les athéniens est qu'il ne suffisait pas de défendre ses intérêts ni même qu'ils fussent semblables pour faire groupe. Que la corruption commençait exactement au moment où précisément chacun ne se souciait plus que de ses intérêts propres. Castoriadis cite l'exemple d'un problème aux frontières où justement les protagonistes furent empêchés d'exprimer de tout avis et exclus de vote précisément parce qu'ils étaient partie prenante de la crise ! Preuve s'il en est que l'appartenance à un groupe est affaire d'adhésion intellectuelle à une réalité abstraite et non une sotte affaire d'identité ou, étriquée, de désirs

Voici ce que nous enseigne cette crise. Lisons bien : tous en appellent à une reprise en main de notre destinée ; nul n'en appelle plus à une théorie générale ou à un ordre scientifique parfait qui, du ciel, dût s'imposer à nous. L'heure n'est pas à l'anarchie mais elle n'est plus aux grosses machines institutionnelles qui se grippent de leur épaisseur et se paralysent de leur anonyme froideur rationnelle.

C'est ceci que suggérait déjà la crise environnementale et qu'illustraient les initiatives : presque jamais globales ; presque toujours locales, partielles, provisoires ; parfois même individuelles. A la complexité mise en branle ne sauraient y avoir que réponses complexes ; éclatées !

Il ne suffira pas demain de seulement décentraliser ; déconcentrer ! mais est-il encore temps ? est-ce encore possible ?

Sur une planète qui s'épuise et rend notre destinée plus universelle que jamais, il y a quelque ironie mais cohérence à deviner que les réponses ne le seront pas.

Il faudra pourtant bien un jour revenir sur cette défaillance métaphysique ; sur cette impuissance à demeurer in solido !