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Réflexion 2 : ne s'amputer jamais

Se recentrer ou concentrer sur l'essentiel ! Se débarrasser du superflu, du superficiel, lit-on ici ou là ! S'occuper de soi, des siens !

Ils sont tous là pour nous prodiguer leurs conseils de vie !

Pardi ! le monde et les autres une fois écartés en cet étrange processus d'enfermement qui ne dit pas son nom, de quoi voudrait-on que l'on s'occupât sinon de soi puisque désormais nous occupons, seuls, tout l'espace, évidé, impavide, menaçant par sa vacuité même. Il n'est pourtant d'espace que de ce qui s'y meut et de temps que de ce qui s'y passe, transite et survient. L'espace s'efface lentement d'être ainsi abstrait et le temps si lourd pèse comme un couvercle

Preuve s'il en est que nous ne sommes pas sortis des vieilles dichotomies apparence/réalité ; essentiel/accidentel … Signe que nous ne sommes qu'en face de ce que nous ne sommes pas ; ne subsistons que de nous nourrir de cet incontournable étrangement.

Soit ! allons-y.

Mon inclination me pousserait aisément à dire que l'essentiel est l'autre - ce rapport à l'autre dont justement provisoirement nous sommes privés. Qu'il n'est rien qui vaille qui ne s'inscrive dans l'acte dont justement nous sommes empêchés. Et que bien peu pèse si cet acte n'est pas dirigé vers l'autre. Que ce n'est qu'à cette condition qu'il peut devenir œuvre ; faute de quoi il n'est qu'agitation brouillonne.

Dès lors, me voici face à moi-même, seul ou presque, continuant ou recommençant à écrire comme s'il n'était rien de plus important - essentiel ! Contrefaisant par bravade l'indifférence devant cet effacement trop aisé de l'autre. Faisant fi de la nécessaire résistance de l'être.

Le moi est haïssable. Vous Miton le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout. Il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car c’est chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, et mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes. Pascal

Incroyable prétention d'augurer que sa pauvre petite réflexion eût quoi que ce soit de si essentiel qu'elle méritât de passer avant tout le reste. Passons sur la part de vanité, de fatuité ! passons sur ce moi haïssable pour ce qu'il se pique de se mettre au centre de tout et tous - Pascal lui a réglé son fait ! Passons sur l'injustice et la tyrannie qui s'y insinuent et qu'il a parfaitement repérées.

Reste cette veule prudence qui se cloître en l'écriture comme en un sanctuaire quand seule prévaut l'action ! il faut dire que si les mots parfois blessent, ils tuent rarement. Mais est-ce seulement pleutrerie ? Reste cette incroyable présomption que, si infime en fût l'écorniflure, quelque chose de sa pensée méritât d'être conservé, transmis ! entendu. Reste que ces petites flagorneries persistent, résistent ou insistent, cachées dans l'atelier de notre âme, comme autant d'aiguillons que d'avertissements.

J'y devrais trouver mon content ! j'y mesure mes béances.

Ce qui, pour un moment, nous est interdit, c'est d'agir. Mais quoi, justement, nous fait presque toujours regretter l'un quand nous nous empêtrons dans l'autre ? Quoi, nous empêche d'ajuster pensée et acte comme pesanteur et grâce ? Nous interdit de penser au moment où l'on agit, mais d'agir quand on se pique de réfléchir. Comme si c'était fatalité de claudiquer tel mendiant éploré.

Nous sommes tombés - depuis si longtemps déjà mais avec une telle dévotion ! - dans ce qu'Arendt avait nommé glorification théorique du travail que nous n'imaginons même plus qu'il puisse y avoir autre issue, valeur ou sens que cette frénésie laborieuse de fourmi ! Et pourtant c'est même vertige qui nous fait croire libérateur le travail et cet empressement à vous en priver, si vous n'êtes pas assez rentable ou productif, et à vous en expulser sitôt que la suspicion de l'âge vous en jauge incapable. Comme si l'on ne vous prêtait sens que pour aussitôt vous en priver.

« C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. À cet égard, il semblerait qu'on s'est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir. Cela n'est vrai toutefois qu'en apparence. L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. […] Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » Arendt Condition de l'Homme moderne Prologue

Je sais bien comment j'entrevois ma retraite ! je sais bien ce qu'ici depuis une dizaine d'années j'essaie de faire ! Comment puis-je, sincèrement, persévérer tout en récusant la part d'orgueil qui y colle comme putride rémanence ? comment, jour après jour, m'attacher encore à la page, tout en récusant la moindre reconnaissance sociale qui m'y eût embarrassé ? Je me suis longtemps interrogé sur cette retenue irrésistible qui me fit si souvent reculer voire m'éloigner sitôt que je semblai approcher de la table des grands, des importants, des célèbres. Résidu presque effacé d'une morale austère qui m'eût marqué plus que je ne l'avouerais ? Ou bien engagement que je préférerais taire mais où il me semble que l'honnêteté souffre sitôt que la vanité y trouve trop son compte. Pourtant ! peut-on véritablement se nier ? Peut-on sincèrement proclamer que ses gestes n'eussent d'autre visée que l'autre et qu'on n'y puisât nulle satisfaction, nul plaisir d'au moins s'être cru généreux ? La générosité est un industrieux employ du désintéressement pour aller â un plus grand interest, écrivit La Rochefoucauld. Il est aussi fat de se croire généreux et modeste que d'en faire obscène ostentation. Entre l'ange et la bête, il n'est pas tant d'écart …

Laissons cela ! l'abnégation est leurre où l'on s'invente promontoire sulfureux d'authenticité ; l'égotisme, un penchant peut-être incontournable : que serait un acte s'il n'avait point d'auteur qui s'y nourrisse autant qu'enrichisse l'autre ?

En revenir à ce que suggérait M Serres : dans auteur, il y a celui qui augmente.

Lisez un livre, écoutez une musique, contemplez un tableau, assistez à un spectacle ... sortez-vous de cette expérience augmentés, heureux ? Vous avez rencontré un auteur. A l'inverse, vous voilà malheureux et diminués. Serres, Andromaque

Il y a sans doute veule mégalomanie dans l'acte d'écrire - imaginer que ses résidus de pensées importassent à quiconque ; on y décèlera pourtant en même temps une délicieuse mise en danger : c'est l'autre, le lecteur, qui vous fait ou défait auteur selon ce qu'il puise de vos scories. On ne s'y soumet pas pour autant mais on met une partie au moins de sa destinée entre ses mains.

En revenir à cette évidence : l'action est souvent l'inverse de l'action et nous conduit à bien plus de passivité qu'on n'imagine ! la pensée à la fois appelle et exclut l'action. Décidément voici deux extrêmes qui nous étreignent mais dont nous devons pourtant concilier les puissances centrifuges.

Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute. Pascal 339

Soit n'être pas l'épaisseur noire de la pierre ou l'aveuglement de la bête ; mais s'éviter aussi la désarticulation du pantin s'agitant en tout sens et s'emmêlant dans ses propres fils.

Peut-être est-ce ceci l'essentiel à quoi je songeai : il est fait de cet enchevêtrement si serré qu'on n'en distingue plus ni tenants ni aboutissants. Choisir la pensée seule est à peu près aussi sot que de s'étourdir d'action. Seules, l'une et l'autre sont rupture du lien