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Réflexions 1 : de l'inappétence

J'y ai pensé assurément sans être nécessairement convaincu de l'intérêt de la chose mais il est vrai que tenir un journal d'une phase à l'épreuve presque organisée comme peut l'être ce confinement - à défaut d'en pouvoir anticiper la sortie - était tentant. Las, l'ayant débutée par la maladie elle-même qui me mit sur le tapis deux bonnes semaines, je prends la chose avec retard …

Quelques réflexions néanmoins, jetées ici au hasard.

J'ai beau avoir toujours su combien notre humanité se jouait dans le regard de l'autre, mais avoir assez mesuré mon goût immodéré de la solitude casanière, passablement contradictoire, pour subodorer que l'enfermement ne me gênerait pas tant que cela. Evidemment faux et pas uniquement parce que la sortie en serait réglementée et qu'on eût écorné quelque apparence de ma liberté. Non ! . Certains jours, sans que je sache pourquoi, sans que rien ne le provoquât, quelque chose comme une angoisse conjuguée à de la déprime. Qui s'envolera un peu plus tard. Mais reviendra.

Inéluctablement.

C'est ici, non tant le plus surprenant, mais le plus dérangeant en sa banalité. Nous nous savons bien ne pas pouvoir tout maîtriser et combien notre pauvre petite volonté souvent ne parvient au mieux qu'à se draper dans les ors de l'empire et contrefaire l'emprise : ici, en dépit de toutes précautions prises et de l'attention à n'y pas sombrer, quand même, comme un vent insidieux … cet éloignement ; cette quasi-indifférence ; cette négligence - au risque de soi. Et c'est alors notre volonté, au moins autant que notre pensée, qui se surprennent à béer. Plus rien ne domine rien, ni notre volonté qui défaille, ni le réel qui semble s'effacer ou prendre les allures d'une si folle abstraction que ce n'en est pas mieux ; qui semblent seulement se regarder en chiens de faïence

En dépit qu'on en ait : décidément les liens que nous entretenons avec le monde, avec l'autre, avec les autres - mais finalement avec nous-mêmes - sont pétris de désir. Cette chose étrange, dite dévorante, aussi peu soutenable du regard que le plein soleil en son midi, mais aussi indispensable que lui pour l'éclosion de l'être, que les morales étriquées et les piétés cauteleuses ont pourtant toujours eu vite fait de clouer au pilori de leurs engoncements. La raison - qui peut néanmoins être elle-même objet de désir - nous offre au mieux la connaissance du monde - qui peut elle-même susciter enthousiasme et plaisir - mais ne nous donne aucun motif d'agir : elle nous laisse, impavides, muets parfois, bavards le plus souvent, admiratifs peut-être mais paralysés, devant mais pas dans le monde. Comme si pensée ne nous offrait qu'étonnement, certes, mais étrangement surtout. Qu'on disserte comme on veut sur la place du désir dans la réalité humaine - cette place ni trop envahissante ni trop faible - il me semble qu'on ne fera jamais l'économie de Spinoza qui l'érigea en essence de l'humain. Il est là, tapi dans l'ombre ou nié - prompt à s'élancer : lui ôter tout objet revient à anémier l'être. Comme s'il nous fallait sans cesse nous battre pour ne pas nous laisser enfermer dans les trames de la matière mais presque autant d'énergie entêtée pour y trouver notre place. Car il est, sans doute, notre propre que de n'avoir pas de place assignée : ni d'ici ni de là ; contraints de nous inventer ainsi que nos liens. A travers eux.

C'est bien une maladie de l'être que de ne désirer point. Même si c'est le propre de l'être que de désirer mal !

Aimer moins le commerce des autres, réduire de loin en loin le champ de ses découvertes, ne s'intéresser plus - en tout cas moins - à l'autre, c'est précisément dénouer ces liens qui nous attachent au monde, ou les laisser en tout cas se distendre.

Evagre le Pontique avait un mot pour cela qui fit longtemps partie des péchés capitaux avant que d'être étrangement remplacé par paresse : acédie. ἀϰήδεια dit précisément négligence, indifférence. Ce mal étrange, qui affectait d'abord ceux à qui l'on pourrait imaginer que cela n'arriverait jamais, ceux qui décidèrent de consacrer leur existence entière à la contemplation et au service du divin - ermites, anachorètes et autres moines - ce mal qui n'est pas seulement mélancolie mais va au delà de l'inappétence : les Pères de l’Église y virent ces tentations que le Malin insinuait dans l'esprit plutôt que dans la chair ; nous y verrions aujourd'hui plutôt une langueur ; une maladie ? une incurie en tout cas.

Y comprendre mieux encore pourquoi à sa manière religion est antonyme de négligence et que cette charité par quoi le latin traduisit, maladroitement selon moi, l'agapé - ἀγάπη - est justement ce soin que l'on porte dont l'acédie est l'antonyme absolu.

Ce que j'avais pressenti et que je retrouve ici : notre lien au monde n'est pas si évident qu'il cherche à le paraître. On veut nous faire croire qu'une culture supposée matérialiste, hantée de produits à consommer et de jouissances à ne pas rater, eût oublié tout ce qui, de valeurs morales, de beauté ou simplement d'intimité, avait fait nos idéaux et notre grandeur. Comme si nous étions tombés dans le piège du c'était mieux avant ! ou que le choix se limitât exclusivement d'entre spirituel et temporel. Ce fut bien l'option prise par ces hommes d'autrefois qui, pour certains, s'éloignèrent au plus loin possible des hommes croyant imiter en ceci le Christ : l'épreuve du désert. Comme si la règle était incompatible avec le siècle ou qu'on aimât d'autant mieux le divin qu'on désapprît d'aimer les hommes. Ce qui était au moins avouer combien exister était œuvre mais œuvre difficile, incertaine.

Mais on ne se mutile pas aussi aisément : la matière n'a de sens que pour une pensée qui l'embrasse ou l'embrase ; en retour une pensée qui ne serait pensée de rien d'autre que d'elle-même que pourrait-elle bien exprimer ?

Oui, sans doute sommes-nous ballottés incessamment entre cette matière où nous répugnons de nous résumer et ce pur esprit à la fois inaccessible et vide. Oui sans doute nous faut-il cette insistance pesante du désir pour ne pas fuir cette matière que notre esprit ne sait nous dépeindre que si noire nous qu'il nous empêche de nous y attacher autrement que provisoirement. Oui, sans doute est-ce ce jeu d'aller et retour - non pas de compensation mais de rétro-action - qui nous permet d'être, qui nous autorise en tout cas au devenir.

Encore faut-il que la réalité se pose là, en face de nous comme cet objet. Ce qui n'est précisément plus le cas aujourd'hui ou de manière si évanescente …

Bref : l'essentiel face au superficiel ou à l'accidentel est le plus beau leurre qui soit. Il en va de ces couples que l'on ferait mieux d'oublier. L'essentiel est grevé d'accessoire ; n'est supportable qu'à cette condition. Le superfétatoire, l'oubli, le divertissement ne sont-ils pas seuls truchements possibles pour affronter l'inévidence et l'opacité de l'être ?

C'est ceci que je devine : pour un moment encore, nous claudiquons sans même béquilles …