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Archaïques remugles

Ce texte, publié dans le Monde, relatant la dernière épidémie de peste bubonique à Paris aux tout débuts du XXe. Qui, inévitablement m'a fait penser aux analyses de Girard et, notamment, à son commentaire inaugural du Jugement du Roy de Navarre de Guillaume de Machaut :

Que l'épidémie de 1347 laissât des traces n'a rien d'étonnant. Inédite depuis six siècles, depuis la peste de Justinien (541-767), elle fut également extrêmement violente puisqu'en très peu de temps, elle élimina entre un tiers et la moitié de la population européenne et que ses effets se firent longtemps sentir tant dans le développement social et économique (recul des villes notamment et fragilité accrue des réseaux de communication) que dans les mentalités : certains historiens lui imputent même une sortie retardée du conservatisme médiéval. Elle est associée, évidemment, aux grandes persécutions, pogroms et massacres divers.

Je ne suis pas certain, ô vraiment pas, que nous ayons tiré les leçons de ce passé-ci et, à lire certains commentaires dans la presse - je ne parle même pas des vomissures déversées sur les réseaux sociaux - je serais plutôt convaincu du contraire.

Rien, finalement, n'est plus oppressant qu'un ennemi invisible. La guerre est chose connue et, presque, maîtrisée, sitôt que l'ennemi est repérable, en face de la ligne de front, représentant d'un Etat, d'une organisation etc … Dès que ceci cesse d'être le cas, on l'a vu à la fois avec la guerre de Yougoslavie dans les années 90, et avec toutes les offensives terroristes, ce n'est plus seulement notre capacité à espérer emporter la victoire qui se trouve entamée, mais l'ensemble de nos représentations.

C'est à ce moment précis que la crise change de registre. Quand l'ennemi, invisible mais omniprésent, peut prendre toutes les figures et laisse des traces d'autant plus hideuses qu'il ne semble s'être rien passé. Tchernobyl a révélé des angoisses de ce type : danger maximal et pourtant rien qui ne se voie … Et pourtant laisse derrière elle un vide insupportable. Qui a oublié ces vues d'une ville semblant intacte, évidée de toute vie, de tout mouvement, de toute présence ?

Pourquoi y songeais-je hier, au delà des putrides sottises déversées par les complotistes en tout genre, sinon pour cet insolite où la société entière, non pas les choses mais l'autre, semble comme s'être évanouie nous laissant en face d'un ennemi invisible ? Je regarde par la fenêtre … tout a l'air normal … rien ne l'est. Tout est là … personne de l'est. Oui si mais avec l'épaisseur diaphane des ectoplasmes. Je sais la fragilité de nos socialités. Une fois la ligne bousculée plus rien ne semble pouvoir tenir ni haines et violences se contenir. Je sais que rien n'est plus insoutenable qu'une peur dont on ne cerne même plus l'origine ; combien c'est un truchement presque naturel que de lui en attribuer une ne serait ce que pour se donner l'illusion de pouvoir la combattre. Je sais que notre humanité ne se soutient que de la coprésence de l'autre et ne souffre rien tant que de sa tapageuse omniprésence.

Quand on lit G de Machaut pas une seule seconde on ne doute qu'il est victime des préjugés de son temps, sans doute propagateur sincère d'une haine qui cherche à se canalyser en s'offrant un objet. Il nous aide à comprendre le mécanisme au moment même où il se produit. Mais nous permettrait-il de n'y pas sombrer à notre tour ? Pas sûr ! Les juifs étaient cible aisée. Listez les hantises de notre époque, vos trouverez les victimes de demain.

 

Après ce, vint une merdai lie
Fausse, traître et renoïe :
Ce fu Judée la honnie,
La mauvaise, la desloyal,
Qui bien het et aimme tout mal,
Qui tant donna d'or et d'argent
Et promist a crestienne gent ,
Que puis , rivieres et fonteinnes
Qui estoient cleres et seinnes
En plusieurs lieus empoisonnerent,
Dont pluseurs leurs vies finerent;
Car trestuit cil qu i en usoient
Assez soudeinnement moro ient.
Dont, certes, par dis fois cent mille
En morurent, qu'a champ , qu'a ville.
Einsois que fust aperceuë
Ceste mortel deconvenue.
Mais cils qui haut siet et louing voit,
Qui tout gouverne et tout pourvoit,
Ceste traïson plus celer
Ne volt, enis la fist reve ler
Et si genera lement savoir
Qu'ils perdiren t corps et avoir .
Car tuit Juif furent destruit,
Li uns pendus , li autres cuit,
L'a utre noié, l'autre ot copée
La teste de hache ou d'espée .
Et maint crestien ensement
En morurent honteusement

Ce que Girard repère à l'aide de trois stéréotypes : le processus selon lui suggère une crise profonde de la société. Tout ce qui, de différences et de conflits, d'entre groupes, individus et intérêts, toutes ces relations parfois se téléscopant parfois se rejoignant pour s'unir, bref, tout ce qui fait une société, subitement s'estompe pour ne laisser place qu'à une vaste indifférenciation qui offre toute sa place à la foule, à la masse, à la tourbe. Et qui fait non plus ordre social que pouvoir politique avoir encore prise sur le réel. [1] Et laissent la foule bien plus que les individus face à une béance effrayante.

Ce que Girard nomme éclipse par indifférenciation du culturel ! Nous n'en sommes évidemment pas là. Les grandes crises pesteuses aboutissaient à mettre des populations entière en quarantaine, à les isoler dans les villes. Pas à les confiner comme on le fait aujourd'hui. La masse ne se peut former et ne reste comme seul lien - mais voici qui est nouveau et méritera d'être étudié - celui qu'offre Internet, les réseaux etc. La société est comme dehors, comme une chose étrange et abstraite, qui se laisse lire à travers articles divers ; entendre via les déclarations quotidiennes des édiles ; ne se laisse pas même voir puisqu'à bien regarder à la fenêtre, il n'y a rien, ni personne ; insuffisamment en tout cas pour faire groupe ou société.

Le confinement nous isole mais pas totalement. Sans doute les applaudissements quotidiens sont-ils manière encore de vouloir faire groupe, de récuser l'isolement. Qu'en sera-t-il lorsque le quotidien reprendra ses marques ?

Canaliserons-nous nous angoisses sur le politique voire le système économique, incapable de prévenir ce type de crise et même de l'enrayer efficacement ? Viendront-elles renforcer celles, déjà si fortes, nourries à l'égard de notre avenir climatique ? Je ne connais pas de société qui résiste longtemps à la certitude qu'elle a perdue d'un avenir encore possible. Se déchirera-t-elle en s'offrant comme elle le fit souvent des boucs émissaires faciles ? courbera-t-elle l'échine en renonçant comme elle commença déjà de le faire, à ce qui de liberté eût semblé il y a peu encore incontestable ? ou prendra-t-elle conscience, comme l'espère Morin, de sa communauté de destin ?

Comment savoir ? J'ai désappris d'être optimiste …

Néanmoins, comment ne pas voir que le propre de cette crise, de la manière dont on affecte de lutter via le confinement, nous bascule dans un équilibre, pour nous inédit, d'entre l'intérieur et l'extérieur, le personnel et le collectif, l'agitation brownienne et le silence quasi-méditatif … Nous avions appris à taire nos inquiétudes et simuler la satisfaction de nos désirs par une agitation extérieure supposée d'autant plus sérieuse que professionnelle et une consommation devenue presque irrésistible en son évidence et en son entassement débridé. Privés de l'une comme de l'autre, face à nous-mêmes quelles seront les questions que nous nous poserons , celles qui nous transformeront. [2]

Nous n'avons plus rien pour nous divertir … que nous-mêmes. Morin y espère la redécouverte de cette universalité humaine de condition. Soit ! Espérons !

Car l'autre élément de l'alternative ne saurait être que l'accusation classique contre celui-ci ou celui-là, où nous feindrons d'éteindre la violence latente ; mais ne ferons que la reproduire. Ce processus d'accusation soit de la société en général soit d'une catégorie d'individus où Girard voit le second stéréotype prendrait assurément des formes inédites. On en repère néanmoins les prémisses dans la récusation de toute idéologie politique voire même seulement de toute action collective ; dans ce double mouvement défaitiste qui va du à quoi bon à c'est tout le système qui est pourri … qui n'en demeure pourtant jamais seulement au stade de l'invective mais entreprend très vite de céder à la violence la plus aveuglément terrifiante.

Car ce n'est plus seulement gauche ou droite qui seraient en question ; nantis et possédants ou privilégiés de toute sorte ; pas même quelques obscurs comploteurs mais notre type de société en tant que telle ; notre système de développement économique ; ce qu'autrefois on nommait civilisation.

Ce qu'il en pourrait être de ce nihilisme-ci ; de cette violence rentrée nul ne le peut savoir.

Nos sociétés, lentement, ont compris ce qu'elles ne voulaient pas ou plus. Prêtes à le renverser ? possible. Mais ce qui est certain c'est qu'elles ne savent pas par quoi le remplacer.

Ceci est nouveau dans notre histoire au moins autant que la nature y entrant avec fracas.

 

 


1)  Dès que s'allume dans un royaume ou une république ce feu violent et impétueux, on voit les magistrats abasourdis, les populations épouvantées, le gouvernement politique désarticulé. La justice n'est plu, obéie; les métiers s'arrêtent; les familles perdent leur cohérence, et les rues leur animation. Tout est réduit à une extrême confusion. Tout est ruine. Car tout est atteint et renversé par le poids et la grandeur d 'une calamité aussi horrible. Les gens, sans distinction d 'état ou de fortune, sont noyés dans une tristesse mortelle... Ceux qui hier enterraient aujourd 'hui sont enterrés ... On refuse toute pitié aux amis, puisque toute pitié est périlleuse ... Toutes les lois de l'amour et de la nature se trouvant noyées ou oubliées au milieu des horreurs d'une si grande confusion, les enfants sont soudain séparés des parents, les femmes des maris , les frères ou les amis les uns des autres ... Les hommes perdent leur courage naturel et ne sachant plus quel conseil suivre, vont comme des aveugles désespérés qui butent à chaque pas sur leur peur et leurs contradictions Fco de Santa Maria, Lisbonne , 1697; cité par Jean Delumeau , p. 112.

 

2) Révélateur de ceci : cet ITV parue dans Libé du 3 avril

Depuis quand avons-nous perdu confiance en l’avenir ? Avant la pandémie de Covid-19, celle-ci s’étiolait déjà depuis des années à mesure que nos connaissances progressaient sur le changement climatique. Pour le philosophe Camille Riquier, spécialiste de Bergson, la crise que nous traversons est révélatrice de cette perte de croyance qui affecte notre époque. Dans son dernier essai Nous ne savons plus croire, disponible en ligne (éditions Desclée de Brouwer), le vice-recteur à la recherche de l’Institut catholique de Paris, professeur à la faculté de philosophie, retrace depuis le XVIe siècle le mouvement historique de cette perte de foi. A l’heure de la prolifération des fake news et des théories complotistes, notre impuissance à croire laisse place au règne de l’imaginaire. Une «dangereuse crédulité» qu’il nous faut plus que jamais combattre.

En quoi l’épidémie du Covid-19 est-elle révélatrice de la «maladie du croire» qui affecte nos sociétés occidentales aujourd’hui ?

L’histoire nous l’apprend, les esprits se dérèglent parfois. Flottants comme entre ciel et terre, ils sont aujourd’hui plus que jamais désorientés. Face à cette épidémie, je reconnais la forme générale que nos croyances me semblent avoir prise en ce début de siècle : une foi faible et un doute faible. Nous croyons moins que nous ne voulons croire ; et nous sommes moins critiques que paralysés dans nos jugements, qu’on laisse volontiers en suspens. Par le haut, la raison n’est plus la boussole critique qu’elle était il y a peu encore et qui nous prémunissait contre les superstitions de toutes sortes ; par le bas, nous nous sommes tout aussi bien délestés des anciennes autorités (Etats, écoles, églises, presse traditionnelle, etc.) auxquelles nous avions coutume de confier le soin d’éclairer notre opinion. Et nous flottons dans l’entre-deux, là où l’imaginaire règne en maître.

D’où vient cet effondrement des autorités qui a pour conséquence une perte des repères ?

L’Internet n’est pas à l’origine de cette chute, mais il a indéniablement servi à la précipiter, en permettant de tout court-circuiter. Le marché informationnel s’est élargi et y a été mis à plat, lui-même soumis à la libre concurrence. Et c’est dans cette masse énorme et contradictoire que chacun navigue tant bien que mal et se renseigne par exemple sur la pandémie qui nous frappe actuellement. Les opinions y sont certes relativisées par leur nombre, néanmoins elles sont suffisamment diverses et variées pour trouver ce qu’on est venu y chercher. Sans tutelle, ni gouvernail, plus rien n’empêche alors nos affects, parfois les plus primaires, de dicter seuls nos croyances, puisque nous pouvons aller au plus offrant. Là est notre crédulité nouvelle. Elle se constate en ce moment sur les réseaux sociaux par la manière même de se rapporter à une figure comme celle du professeur Didier Raoult, décriée par les uns, adulée par les autres.

Quel est l’affect qui domine actuellement ?

Il y eut d’abord un long temps d’insouciance. On a cru en fonction de ce qui nous agréait le plus, et nous avons minoré la menace, sinon en pensée, du moins en acte. L’épidémie paraissait loin ; nous étions comme au spectacle. Et puis, subitement, parfois par le seul effet du confinement, nous y avons cru. Comme si c’étaient nos corps brutalement immobilisés qui avaient induit, voire provoqué notre croyance à l’épidémie et fixé le degré de nocivité du Covid-19, et non le contraire ! Actuellement c’est un temps de frayeur qui domine, en tout cas de grande inquiétude. Autrement dit, je me demande si nous n’avons pas simplement branché notre croyance sur un autre affect, la peur, et non plus le plaisir, en sorte qu’après avoir tout fait pour nous divertir du danger, nous ne voyons désormais plus que lui, y focalisant toute notre attention au détriment du reste. Comme si un excès avait remplacé l’excès inverse. Je n’entends pas du tout minimiser la gravité de la situation, mais je ne suis pas sûr que nos croyances y soient plus saines et notre imagination enfin bridée.

Vous affirmez dans votre dernier livre que «nous ne savons plus croire». Que voulez-vous dire ?

Nos sociétés occidentales me semblent frappées d’une impuissance à croire, y compris sur des sujets où par ailleurs nous savons beaucoup et pour lesquels nous ne manquons pas de raisons de croire : réchauffement climatique, épuisement des ressources naturelles, crises économiques et aggravation des dettes publiques, etc. Je reprends volontiers la formule de Jean-Pierre Dupuy : «Savoir n’est pas croire.. Il l’affirme à propos de la catastrophe écologique dont le spectre plane depuis des décennies. Nous sentons confusément sa venue, à la fois inévitable et impossible. En un sens, nous la savons et les signaux d’alerte ne manquent pas ; mais en un autre sens, nous n’y croyons pas assez pour agir en conséquence. Contre une certaine idée reçue, héritée des Grecs, il n’est dès lors pas sûr qu’il y ait plus dans l’acte de savoir que dans celui de croire. Au contraire, il y a peut-être moins. Il y a bien des choses que nous pensons croire et que nous ne faisons que savoir, je veux dire de façon abstraite et détachée, sans que nos émotions soient mobilisées et que notre volonté soit impliquée.

C’est cette «schizophrénie universelle» de l’homme contemporain dont parlait déjà Deleuze que j’ai cherché à mieux circonscrire dans mon livre en adoptant une perspective plus historique, voire plus concrète. Quand l’ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn, avoue avoir tenu un double discours en janvier, quand elle dit avoir alerté en privé du risque de pandémie au moment même où, face caméra, elle déclarait que le Covid-19 avait «un risque d’importation depuis Wuhan pratiquement nul», elle avoue une grave faute politique et morale. Et le phénomène de «dissociation» qu’elle dit avoir vécu pendant toute la campagne municipale ne l’excuse évidemment pas. Néanmoins, je la crois sincère. Au fond, nous en sommes tous là. Spectateurs de ce qui se déroule aux quatre coins du monde par tous nos moyens d’information, nous assistons, impuissants, aux tragédies qu’on nous montre, comme des sujets brisés qui voient une chose et en font une autre.

A l’issue de cette crise sanitaire, peut-on imaginer que la vie soit repensée ou reprendra-t-elle simplement son cours ? 

On entend un peu partout que cette crise sanitaire a opéré une rupture, qu’il y aura un avant et un après, et qu’il faudra «en tirer toutes les conséquences». Or, à vrai dire, doit-on attendre que le monde reprenne son cours habituel pour faire son bilan ? N’est-ce pas plutôt maintenant qu’il est possible de le faire, à présent que nos vies ne sont plus emportées dans un rythme effréné et que tout un monde retient son souffle ? Pascal écrivait que «tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre». Voilà pourtant que le confinement nous y oblige et que c’est peut-être une chance à saisir. La garde d’enfants, le télétravail ou encore les plateformes de films à la demande nous occuperont certes, mais qui ne voit que, déjà, ils ne réussissent pas à nous accaparer ou à nous divertir ? La tête est ailleurs. La maladie, la mort nous hantent et se sont introduites à domicile, chez nous, dans nos pensées et dans nos chairs ; elles nous replacent devant les questions les plus vitales, à côté desquelles ce que nous tenions hier pour essentiel paraît aujourd’hui bien dérisoire. Pour la plupart, nous ne sommes pourtant pas malades, mais le confinement nous a mis en situation de l’être ; il nous force à nous aliter en quelque sorte. Et on nous rappelle chaque jour le nombre de morts que le Covid-19 a emportés dans la tombe. On ne compte d’ailleurs que ceux-là, et pas tous les nombreux autres. Peut-être que nous savons sourdement que l’origine de cette épidémie n’est pas et ne peut être un nouveau pangolin, qu’elle a une cause profonde, sociale et économique plus encore que bactériologique. C’est la société, secouée par de trop nombreuses crises, qui a fini par se rendre malade ; c’est elle en un sens qui, par le truchement de nos corps, est contrainte de se coucher pour la première fois dans un lit. C’est elle, affaiblie et désorganisée, qui demande aussi à être soignée et guérie. L’opportunité nous est ainsi offerte de procéder, à sa place, à son examen de conscience et de défaire, l’une après l’autre, les milles habitudes qui composaient nos vies et nous rendaient parfois tragiquement tolérants au mal dont elle souffrait.

La pandémie peut-elle révéler une foi nouvelle, partagée en un avenir commun ?

N’attendons pas d’une révélation soudaine qu’elle éclaire miraculeusement les consciences. La pandémie va briser des vies ; elle est un drame qui ferait perdre la foi à ceux qui l’ont. Mais l’avons-nous seulement ? N’est-ce pas la foi qui déjà nous faisait défaut ? Je précise que j’entends ici par «foi» essentiellement la confiance, c’est-à-dire ce mouvement qui nous élance vers l’avenir. Or, cela fait un certain temps que les incertitudes écologiques, sociales et politiques l’ont compromis, en bouchant notre horizon. Le monde avait beau jusqu’ici tenir à sa frénésie, nombreux déjà étaient ceux qui manquaient de cœur à le suivre. Sans être catastrophiste, reconnaissons qu’il était devenu difficile de se projeter dans l’avenir. En un sens, la pandémie a rendu une telle projection encore plus difficile.

Mais cette crise ne marque-t-elle pas un coup d’arrêt salutaire ?

Bien sûr, en suspendant le temps, elle révèle combien la situation actuelle était déjà bloquée. Poussons même plus loin le paradoxe : en paralysant l’économie, en nous assignant au repos, c’est elle qui nous déstabilise. Le monde s’est invité chez nous et notre intimité s’en trouve compromise. En s’interdisant d’avoir un dehors, on a également été privé d’avoir un dedans. Aucun journal de confinement ne parviendra à donner le change. Nous sommes surpris dans nos derniers retranchements.

L’heure n’est certainement pas au repli sur soi, si tant est que cela soit possible. L’heure est à la critique. Elle l’est même de façon privilégiée, dans la mesure où elle sonne aux oreilles de tous, sans distinction. Pour la première fois, la critique peut être collective, je veux dire sévère et honnête, radicale et impersonnelle. Il faut d’ailleurs la souhaiter dès à présent, si nous ne voulons pas qu’elle tourne, une fois la crise passée, en sordides règlements de compte. Plus encore : il faut l’espérer pour qu’ensuite le monde ne reprenne pas aveuglément son cours, voire ne s’épuise à l’accélérer dans l’idée de rattraper son prétendu retard, et n’aggrave sa situation générale.

Comment ce travail critique peut-il s’orienter ?

Deux directions contraires s’esquissent dès à présent, qui nous forceront bientôt à devoir choisir. Car avec ou sans nous, un travail de sape a déjà commencé à opérer en nous, de façon quasi moléculaire. Et si nous n’y prenons pas garde, le risque est de se recomposer mille petites habitudes qui nous feront consentir au pire, à cette emprise nouvelle sur les corps que la politique de contrôle et de surveillance nous impose actuellement. Pour que le mouvement reprenne et qu’une promesse d’avenir se dégage, il est besoin de déblayer le terrain, ensemble et en conscience ; il faut se rendre capable de renégocier, dans le détail, notre mode de vie occidentale, et de nous confronter aux innombrables injustices qu’il provoquait et que nous nous refusions à voir. En tout cas, il me semble que c’est à cette condition, moralement exigeante, qu’une foi et une confiance nouvelles auront une chance de se frayer un chemin à travers cela même qui en constitue aujourd’hui l’obstacle majeur.

Anastasia Vécrin