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Mai 1920, quand la peste a frappé aux portes de Paris

 

Par  Zineb Dryef

 

Récit C’était il y a cent ans. Plusieurs cas de peste bubonique sont diagnostiqués dans les faubourgs insalubres de la capitale. L’épidémie provoque alors un début de crise sanitaire aux conséquences aujourd’hui familières. Mais, contrairement à la situation actuelle, l’épisode fit peu de victimes grâce à l’existence d’un traitement et d’un vaccin.

Ce devait être un beau dimanche. Dehors, il faisait bon. Les adultes s’apprêtaient à pêcher et à boire du vin frais au bord de la Seine, les enfants à courir au bord de l’eau avec les petits voisins. Les Rubietti n’eurent pas cette chance. Ce 9 mai 1920, la famille est coincée dans sa minuscule cahute délabrée de Clichy-sous-Bois, dans l’une de ces cités de chiffonniers installée sur la zone.

Cette bande large de deux cent cinquante mètres qui encercle Paris le long de ses fortifications forme sa ceinture noire de misère. Le père, chiffonnier, s’est subitement mis à vomir et à frissonner. Quelques heures plus tard, c’était au tour de son fils de 8 ans.

Pendant cinq jours, la mère, enceinte de sept mois, les a veillés du mieux qu’elle a pu. En vain. Le 14 mai, le garçon, évanoui, a été transporté d’urgence à l’hôpital Bretonneau, dans le 18e arrondissement de Paris. Les chirurgiens ont tenté, sans grand espoir, de soigner sa septicémie. Il est mort le 15 mai, le corps recouvert de taches bleues. Le bubon, sous son aisselle droite, était plus gros qu’une noix. Le 16 mai, c’est son père, opéré d’urgence d’un abcès à l’aisselle, qui a succombé à son tour à l’hôpital Beaujon, à Clichy. Les médecins ont conclu à une septicémie à streptocoque.

A l’hôpital Bretonneau, le pédiatre Louis Guinon est intrigué. Il confie l’examen du contenu du bubon à la cheffe du laboratoire, Yvonne de Pfeffel, qui a alors la petite trentaine. Sur une vieille photo, on la voit le visage fermé, dissimulé sous d’épaisses boucles brunes. Peut-être exagérait-elle sa sévérité pour donner des preuves de sa compétence dans un milieu où les femmes médecins étaient rares. Etudiante brillante, elle a été la seule femme admise au concours en 1910 et, en une petite dizaine d’années, elle est parvenue à se tailler une réputation solide. Non seulement elle travaille auprès de pontes parisiens, mais elle publie aussi le résultat de ses recherches dans des revues médicales.

Une maladie venue d’un autre temps

En ce mois de mai 1920, quand Yvonne de Pfeffel relève la tête de son microscope, on l’imagine interdite. L’examen révèle, sans le moindre doute possible, la présence du bacille de Yersin : le petit patient du docteur Guinon est mort de la peste.

Trois ans plus tôt déjà, le 3 décembre 1917, la jeune femme, qui remplaçait alors son chef, Etienne May, parti sur le front, avait examiné un enfant présentant les mêmes symptômes que le petit Rubietti. La ponction du ganglion avait révélé la présence du bacille de Yersin mais, sans autres cas déclarés, on avait balayé cette éventualité.

En 1920, la peste est une maladie anachronique : il paraît inima­ginable que Paris, épargnée depuis trois siècles, soit frappée. Cette fois, Louis Guinon et Yvonne de Pfeffel alertent immédiatement les autorités : la peste est de retour.

C’était il y a cent ans. Cet épisode rapidement contrôlé n’a pas fait beaucoup de victimes, mais il présente des traits communs aux grandes épidémies : la peur qui se diffuse au sein de la population touchée ; le déni ou le silence des auto­rités ; l’éloignement des malades et, enfin, l’inva­riable recherche des coupables. « Cette épidémie, comme celle survenue à Marseille en 1919, a fait plus de peur que de mal, mais toutes deux ont une forte valeur symbolique », confirme ­l’archéo-anthropologue Michel Signoli.

Elles surgissent dans une France meurtrie par la Grande Guerre et par la grippe espagnole. Et le souvenir de l’épi­démie de choléra qui a touché Marseille en 1884 est encore vivace : on avait alors imposé un blocus total du port, ruinant l’économie locale.

« En 1919 et en 1920, les autorités vont mentir sur la réalité de la situation sanitaire pour éviter la panique, poursuit Signoli. Les hôpitaux militaires sont encore pleins, surtout en 1919 à Marseille, car aux blessés de guerre se sont ajoutés les malades de la grippe espagnole. Si la peste vient s’en mêler, ça fait beaucoup… » 

L’aboutissement d’années de recherche

Il faut imaginer la terreur que provoquait encore la peste au début du XXesiècle. Depuis la pandémie de 1347-1348, et à chacune de ses résurgences, jusqu’à celle de 1720 à Marseille, elle est extrêmement redoutée« Sous nos latitudes, il n’y a jamais eu de pathogène qui a tué aussi vite et en aussi grande quantité », explique Michel Signoli. Pour la seule période 1348-1352, on évoque plus de 20 millions de victimes en Europe.

En 1920, les autorités veulent éviter que l’affaire s’ébruite. D’autant que, grâce aux travaux de ­l’Institut Pasteur, on sait que la peste n’est pas tombée du ciel. On sait que les médecins ne vont pas revêtir leur masque à bec devenu l’une des représentations les plus terrifiantes de la mort. On sait d’où vient la maladie et comment la soigner.

L’affaire est confiée à un pasteurien pur jus, Albert Calmette. Ce médecin, décoré de la Légion d’honneur à 30 ans, et passé à la postérité pour avoir mis au point le vaccin contre la tuberculose (le BCG), connaît bien la maladie. A Saïgon, où il a fondé le premier des instituts Pasteur d’outre-mer, il a côtoyé Alexandre Yersin dans les années 1890. C’est à ce dernier que l’on doit la découverte, en 1894, du bacille de la peste, qui porte son nom. Tous deux s’attelleront dès la fin des années 1890 à la mise au point d’un sérum antipesteux.

Alors qu’en cette fin de siècle la principale préoccu­pation des lieutenants de Pasteur est d’améliorer ce sérum, un quatrième pasteurien, Paul-Louis Simond, veut résoudre l’énigme : comment le rat transmet-il donc sa maladie aux hommes ? Il soupçonne les puces. En février 1898, il improvise un labo­ratoire de fortune dans sa chambre d’hôtel à Karachi, ville ravagée par l’épidémie.

Le scientifique introduit des puces dans un bocal contenant un rat malade. Au bout de vingt-quatre heures, le rat agonise. Il le remplace par un rat parfaitement sain. Le quatrième jour, le rongeur se déplace de cette démarche d’ivrogne caractéristique des malades de la peste. Son autopsie révèle la présence de bacilles pesteux. Ce sont donc bien les puces du cadavre du premier rat qui l’ont ­contaminé. « Ce jour-là, le 2 juin 1898, écrit le scientifique, j’éprouvais une émotion inexprimable à la pensée que je venais de violer un secret qui angoissait l’humanité depuis l’apparition de la peste dans le monde. » 

L’isolement obligatoire des malades

A l’été 1920, ce sont les enseignements de cette histoire qu’entreprend de raconter Albert Calmette aux médecins parisiens. A 57 ans, sous-directeur de l’Institut Pasteur, il préside aussi le comité technique du ministère de l’hygiène, de l’assistance et de la prévoyance sociales, tout juste créé sans pouvoir ni budget, au point que Calmette met en garde, dans la presse, contre les « économies malfaisantes ». C’est à ce médecin qu’incombe la responsabilité d’empêcher la ­propagation de la maladie.

Dans une lettre confidentielle, conservée dans les archives de l’Institut Pasteur, distribuée à l’ensemble des équipes sanitaires mobiles et à tous les médecins de Paris, il décrit les symptômes, toujours les mêmes : les bubons, la fièvre, les céphalées, la langue couverte d’un enduit blanc, le délire, l’allure titubante… Pour éviter les atermoiements, Calmette décrète que « toute adénite avec fièvre doit être considérée comme suspecte » et que, pour l’examen de tout « suspect », il convient de porter un masque et des lunettes.

« C’est une constante des épidémies : désigner un coupable et se méfier de l’étranger. On est dans l’irrationnel face à ce type de situations perçues comme complètement irrationnelles. » Michel Signoli, anthropologue

Aux malades potentiels, les médecins doivent injecter du sérum antipesteux de l’Institut Pasteur – les mairies et les commissariats de Paris leur en fourniront gratuitement aussi longtemps que nécessaire – et imposer l’isolement. Calmette insiste : « Au besoin, vous laisserez entendre au malade que cet isolement deviendrait obligatoire. »

Calmette exige des médecins de respecter l’« extrême confidentialité » de la lettre. Pour ne pas alarmer, les autorités ne parlent pas de la peste mais de la « maladie numéro 9 ». On a longtemps cru que cette expression mystérieuse faisait référence à un pavillon hospitalier, le pavillon numéro 9, où auraient été parqués les pestiférés. Il n’a jamais existé : les autorités désignent simplement la peste par le numéro du rang qu’elle occupait sur la liste des treize affections contagieuses dont la déclaration était obligatoire – aujourd’hui, on parlerait de « maladie numéro 21 », son rang alphabétique sur la liste officielle des trente-trois maladies à déclaration obligatoire.

Le retour des diatribes antisémites

Aux premières semaines de l’épidémie, quelques journaux s’en font l’écho. Le 18 août 1920, le grand quotidien radical La Lanterne confirme laconiquement la nouvelle : « Nous sommes désolés d’avoir eu raison. Il y a eu des cas de peste à Paris. » Il n’y a pas de réponse officielle à cette rumeur. Finalement, le 1er septembre 1920, un médecin de Pasteur confirme involontairement l’information. Dans Le Populaire s’étale alors ce titre extraordinaire : « Il y a la peste à Paris mais il ne faut pas en parler, nous dit un chef de service à Pasteur. » Le médecin affirme que, sur la trentaine de cas déclarés, il n’y a eu qu’un décès. C’est faux évidemment, en août 1920, on comptait déjà au moins quatorze morts.

Si, dans les quartiers touchés, le spectacle des corps qu’on transporte épouvante – on raconte que les maisons des malades sont brûlées et que des familles disparaissent –, la presse, dans son ensemble, adopte un ton rassurant.

C’est dans les chambres du pouvoir que la panique va se ma­nifester de la façon la plus hideuse. Le 2 décembre 1920, un peu après 15 heures, un ­sénateur de 68 ans, au visage triste, les yeux légèrement tombants et les moustaches épaisses, roulées aux pointes façon impériale, prend la parole.

Adrien Gaudin de Villaine, adversaire féroce du régime républicain et antisémite notoire, a l’ha­bitude de la tribune, des accusations cinglantes et des discours exaltés. Obsédé par « les milliers d’indésirables venus d’Orient », il les accuse d’être responsables de la maladie : « Ce sont en général les juifs d’Orient qui nous apportent toutes sortes de maladies, notamment la lèpre, et surtout le mal numéro 9 (…) Qu’attend-on pour prendre des mesures ? (…) Il faut, comme nous l’avons dit, interdire les chambrées où vingt Israélites se communiquent leurs poux et leurs tares. Il faut établir un solide barrage aux frontières. Ce n’est tout de même pas à nous à faire preuve d’une charité criminelle pour les Français. » 

Ce 2 décembre 1920, l’élu de la Manche n’est pas isolé. De nombreux sénateurs, dont Dominique Delahaye (Maine-et-Loire) et Louis Dausset (Seine), appellent eux aussi à chasser les « indésirables ». Leurs tirades sont empreintes de l’imaginaire antisémite du début du siècle. On parle de « vermine » qui a envahi la capitale, d’un « peuple qui grouille dans Paris, ni pénétrable, ni assimilable », on soupçonne les autorités de ­collusion puisque, parmi les conseillers techniques du ministère, « figurent, en bonne ligne, MM. Léon Bernard et Netter, qui sont comme par hasard leurs coreligionnaires ».

L’influence néfaste des Protocoles des sages de Sion

Il fallut les interventions du président de l’Institut Pasteur, le professeur Emile Roux, et de Jules-Louis Breton, le ministre de l’hygiène, pour venir à bout de ce bruit nauséabond. Tous deux publièrent un démenti formel pour réfuter la ­responsabilité des juifs dans l’épidémie. Le ministre précisa même l’origine de la maladie.

La peste bubonique était arrivée à Paris en 1917, par un bateau venant des Indes qui contenait des rats malades. Il apportait du charbon d’Angleterre, remonta la Seine depuis Le Havre et accosta à Levallois, où il séjourna deux jours. Des rats pesteux s’échappèrent, l’épizootie murine commença et un enfant fut contaminé.

Des habitants du quartier notèrent d’ailleurs à cette époque « une augmentation inhabituelle du nombre de rats, et qu’un grand nombre d’eux mourait »« Nous sommes convaincus que les antisémites n’auront pas le courage d’avouer leur erreur et de cesser de faire campagne contre les Juifs malades de la peste, conclut La Tribune juive le 24 décembre 1920. Ils sont dans le dilemme ­suivant. 1/ Ou déclarer que les rats anglais sont d’origine juive. 2/ Ou bien annoncer que le professeur Roux a un entourage juif. Le microbe de l’antisémitisme ne pardonne pas. La peste est plus facilement guérissable. » 

Comment expliquer ce déferlement xénophobe ? Dans La Maladie n° 9 (1999), documentaire consacré à cette déplorable séance, Tristan Mendès-France et Michaël Prazan relèvent que la publication française des Protocoles des Sages de Sion dans La Vieille France coïncide avec l’apparition de la peste à Paris. Cet ouvrage, qui se présente sous la forme de compte rendu d’assemblées secrètes d’un conseil de sages juifs pour conquérir le monde, est un faux. Mais il a du succès. Et l’une des stratégies qui y sont exposées consiste à inoculer des maladies contagieuses aux non-juifs. Une calomnie d’une redoutable persistance.

Remonter le fil de la contagion

Déjà au XIVe siècle, personne ne soupçonnant les rats de propager la peste, on désigna les juifs. « Faute de toute logique scientifique, la peste était vécue comme une punition divine, rappelle Michel Signoli. Le bon chrétien considérait que, si Dieu avait été offensé, cela ne pouvait être sa faute mais celle de celui qui n’était pas un bon ­chrétien. »

Dans toute l’Europe, les juifs, accusés d’être des semeurs de mort, ont été pourchassés, pillés et massacrés. A Strasbourg, le jour de la Saint-Valentin 1349, alors qu’aucun cas de peste n’avait été constaté, 2 000 juifs furent brûlés vifs, accusés de propager l’épidémie en empoisonnant les eaux de la ville.

« C’est une constante des épidémies : désigner un coupable et se méfier de l’étranger, souligne Michel Signoli. Les populations s’en sont pris aux croque-morts. Ça n’était pas complètement infondé, certains pillaient les cadavres et les malades. On a aussi soupçonné les médecins d’entretenir la maladie pour continuer à avoir un salaire. On est dans l’irrationnel face à ce type de situations perçues comme complètement irrationnelles. » 

« Il semble donc que si jamais pareil fléau se renouvelait, il conviendrait d’instituer immédiatement la vaccination obligatoire. » Edouard Joltrain, médecin instructeur

Juin 1920. Voilà un mois que la peste s’est déclarée dans la capitale. Paris s’organise et confie à Edouard Joltrain, le médecin inspecteur des épidémies à la Préfecture de police, et à Edouard Dujardin-Beaumetz, un médecin de Pasteur, une mission colossale : remonter le fil de la contagion. Il leur faut parcourir tous les foyers suspects, interroger les proches et le voisinage, vérifier chaque cas suspect déclaré par les ­médecins, mettre au point un nouveau sérodiagnostic, plus efficace, analyser les milliers de cadavres de rats que les piégeurs apportent chaque jour à l’institut.

Rapidement, ils parviennent à retrouver des proches de victimes. Beaucoup sont souffrants. Le 25 juin 1920, Edouard Joltrain expose ces cas à la Société médicale des hôpitaux, où se tient un comité secret. Le professeur Tessier, de l’hôpital Claude-Bernard, où sont isolés les malades, est inquiet. Il pense que beaucoup de cas ont pu ­passer inaperçus. Lui-même a reçu quelques semaines plus tôt une domestique dont il pense qu’elle a pu être atteinte. Dans son service, on n’avait rien soupçonné. La jeune femme est officiellement morte des suites d’une « septicémie avec présence de ganglions ».

Une « zone » de misère

Aussitôt, Joltrain se rend à Levallois, chez l’employeur de la domestique. C’est un marchand de chiffons. Le quartier, comme le hangar où travaillait la défunte, est infesté de rats. Dans la cour, un jeune homme se prélasse sur une chaise longue. Joltrain remarque sa pâleur. L’homme dit sortir de l’hôpital, où on l’a opéré d’un bubon de l’aine. Il se souvient qu’en mai, ce devait être le dimanche de la Pentecôte, il avait aidé sa voisine à chasser des rats. Quatre jours après, la jeune femme était admise à l’hôpital Claude-Bernard.

Joltrain est certain maintenant que la domestique est morte de la peste bubonique. Il n’y a pas de temps à perdre ; l’homme de la chaise longue dit avoir été piqué par des puces. Il doit être isolé et soigné. Il guérira.

De nouveaux foyers ne tardent pas à être découverts. Au mois d’août, dans une cité de chiffonniers, au 44, rue d’Hautpoul, dans le 19e arrondissement, Joltrain soigne quatorze malades. Un nouveau front éclate dans la zone des fortifications de Saint-Ouen lorsqu’on apprend la mort de Marie Bedin, 13 ans. Ce 10 août, Edouard Joltrain a 41 ans lorsqu’il y met les pieds pour la première fois de son existence. Il fait extraordinairement frais pour la saison. Aux portes de ce qu’il convient d’appeler des huttes, on a cloué des chiffons pour se protéger du vent glacial. « Il nous est difficile de décrire l’état lamentable des habitations, écrit le médecin. On voit des tas d’ordures déposés autour des masures et la découverte dans ces régions de nombreux cadavres de rats. » 

La maladie sévit le long des fortifications de la zone. Une succession de baraques, pleines de chiffons, et de taudis où l’on vit parfois à six ou sept dans une chambre. L’hiver, on y meurt de froid. L’été, on a les pieds qui trempent dans l’eau de vaisselle et les ordures. On y marche en évitant les rats qui vivent au milieu des hommes.

Clichy, Levallois et Saint-Ouen ; tous ces foyers abritent une population de chiffonniers. Quelque 20 000 personnes à Paris, vivant de façon plus ou moins légale, au gré des réglementations de la Préfecture, de ce qu’ils dénichent dans les ordures. On les croise, traînant derrière eux leur charrette à bras, chargée de ce qu’ils récupèrent : restes d’aliments, ferraille, tissus, chiffons, vaisselle cassée, bouchons…

Un risque de peste pulmonaire

Alors que cette épidémie de peste désormais dite « des chiffonniers » s’étend aux autres cités ­habitées par des biffins, les médecins lancent une campagne de vaccination pour endiguer la contagion. Emile Roux, le cofondateur de l’Institut Pasteur, se déplace en personne.

Avec Edouard Joltrain et d’autres médecins, ils assistent à un paradoxe : « Nous remarquons que lorsqu’on vient d’emporter des cadavres, toute la population est prête à se faire vacciner, mais, dès le lendemain, rassurés, les hommes s’y refusent, craignant la douleur et l’immobilité, prétendant qu’ils ont fait des accidents après les vaccinations au T.A.B [contre la typhoïde] pendant la guerre. Les femmes, elles-mêmes, le plus souvent se dérobent et font seulement vacciner leurs enfants. » Joltrain conclut : « Il semble donc que si jamais pareil fléau se renouvelait, il conviendrait d’instituer immédiatement la vaccination obligatoire. » 

A la réception de ces notes, on peut imaginer qu’Albert Calmette s’impatiente. Tant que les autorités n’ont pas officiellement admis la maladie, il est impossible pour les médecins de prendre des mesures coercitives.

Car on craint maintenant des cas de peste pulmonaire, une forme plus contagieuse encore que la bubonique. « La peste bubonique ne se transmet pas d’homme à homme, explique Anne-Sophie Le Guern, l’actuelle directrice du Centre national de référence de la peste et des autres yersinioses à l’Institut Pasteur. Mais, dans certains cas, le bacille atteint les poumons et la transmission du bacille a lieu par l’intermédiaire des gouttelettes de salives émises par le malade quand il tousse. On peut alors contaminer les autres. » 

Forme foudroyante, la peste pulmonaire, est quasi systématiquement mortelle. A l’époque, on suspecte un cas : Reine Boileau, une jeune lingère de 32 ans, semble y avoir succombé. Mais l’archéozoologue Frédérique Audouin-Rouzeau, plus connue du grand public sous le nom de Fred Vargas, démontre, dans Les Chemins de la peste (Tallandier, 2010), que l’épidémie de 1920 fut uniquement due à la puce du rat d’Europe. Ce qui explique son « caractère mineur ».

Désinfection et vaccination

Toujours est-il que le 15 septembre 1920, Albert Calmette, dans son bureau du 61, boulevard des Invalides, presse les autorités d’agir. Face à un foyer suspect, il exige que l’immeuble soit évacué et que ses habitants soient mis à l’isolement « soit dans des bâtiments militaires disponibles sur les fortifications, soit dans des baraquements appropriés, s’il en existe ».

Car on ne se débarrasse pas de la peste d’un coup de balai. Il faut arroser les planchers de Cresyl, un puissant désinfectant, dépaver les trottoirs et les impasses pour découvrir les repaires des rats, blanchir les murs à la chaux, dératiser massivement… Et, si une bâtisse est impossible à assainir, il convient de la détruire.

Présentées au Conseil de Paris le 28 octobre 1920, ces recommandations sont adoptées pour la plupart. L’automne durant, on désinfecte, on dépave, on vaccine. Entre 1920 et 1921, 1 000 Parisiens sont vaccinés. 

Au total, la peste en 1920 fit 106 malades déclarés et 34 morts, selon les notes d’Edouard Joltrain. Elle persista longtemps ; on compte 45 cas entre 1921 et 1934. En décembre 1937, on vérifia par précaution un signalement fait à Paris, une femme qui arrivait de Marseille. « C’était une dame qui voyageait depuis Tunis avec sa fille et qui avait déclaré que celle-ci avait la peste, exposa le lendemain un médecin dans la presse. Vérifications faites, il est apparu qu’elle avait menti pour avoir le compartiment seule. »

Zineb Dryef a publié en 2015 le livre « Dans les murs » (Don Quichotte), consacré à l’histoire des rats à Paris. Elle a repris ici une partie du récit publié à l’époque.