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Du care et de l'incurie
Cet édito de Th Legrand rappelant que le care avait fait l'objet de la campagne de M Aubry lors des primaires de 2012.
J'y avais, à l'époque, consacré quelques pages. Avais essayé d'y retrouver ce qu'on en pouvait sauver ! Las très vite le débat s'égara entre le mépris des bien-pensants qui y virent nunucherie, naïveté ou bisounours ! et la furia dogmatique des autres qui s'en disputèrent la primeur féministe et la pureté morale ! Comme si le souci de l'autre ne pouvait être, comble de la pensée binaire, que niaiserie ou grandeur exclusive des femmes ! Entre l'acharnement puriste des Torquemada modernes et le pragmatisme désabusé des autres, restait peu de place pour une réflexion honnête.
Laissons cela !
Nous ne sommes décidément pas sortis de l'aporie de cet autre qui, alternativement - mais parfois simultanément - nous semble enfer et visage ; obstacle majeur mais condition impérative de notre humanité. Comme si cet autre était la quintessence de l'oxymore. Mais ne le sommes-nous pas nous-mêmes, nous qui demeurons écartelés d'entre ange et bête ?
Il n'est peut-être pas à choisir d'entre Sartre et Lévinas. Et je ne suis vraiment pas sûr qu'introduire la question du genre n'y soit pas plutôt facteur de division que de rassemblement !
Deux siècles de raison utilitariste et de doxa libérale nous ont fait accroire, en bout de course, que l'intérêt était le seul moteur de l'action et si des consciences aussi peu affûtées que celle d'Apathie y virent des nunucheries, qu'eussent-elles dit à l'éclosion du christianisme ? D'un autre côté, les effluves infernales de bonne volonté, les surenchères d'irénisme où chacun croit peser de plus d'authenticité auraient presque fait croire que l'abnégation fût la seule valeur et l'intérêt l'antichambre de l'enfer.
De dieu, du monde de l'autre : et si c'était la même question ?
Pourtant comment oublier le comme toi-même : incontestablement le christianisme installe l'individu au centre. En posant l'engagement responsable de chacun face à son Dieu, il balaie les relations d'appartenance au groupes, les envisage au mieux comme des étapes propédeutiques. L'essentiel est l'engagement, via le baptême, qui situe chacun dans la seule lignée qui importe (Gal, 3, 27) : celle qui, de procéder du divin, le rattache à l'humain.
Ὅσοι γὰρ εἰς χριστὸν ἐβαπτίσθητε, χριστὸν ἐνεδύσασθε. | Car vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. |
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Οὐκ ἔνι Ἰουδαῖος οὐδὲ Ἕλλην, οὐκ ἔνι δοῦλος οὐδὲ ἐλεύθερος, οὐκ ἔνι ἄρσεν καὶ θῆλυ: πάντες γὰρ ὑμεῖς εἷς ἐστὲ ἐν χριστῷ Ἰησοῦ. | Il n'y a plus ni Juif ni Grec ; il n'y a plus ni esclave ni libre ; il n'y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. |
Εἰ δὲ ὑμεῖς χριστοῦ, ἄρα τοῦ Ἀβραὰμ σπέρμα ἐστέ, καὶ κατ’ ἐπαγγελίαν κληρονόμοι | Or, si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d'Abraham, héritiers selon la promesse |
On peut, en la matière, suivre la leçon de Serres soulignant combien dès lors on substitue à la question d'identité la simple relation d'appartenance - sachant que parmi ces appartenances certaines sont imposées à la naissance, d'autres volontaires. Que surtout jamais l'individu ne saurait ni surtout ne doit se résumer à ces appartenances innées.
Si vous confondez appartenance et identité, vous commettez une erreur logique, lourde ou bénigne, selon ; mais vous risquez une faute meurtrière, le racisme, qui consiste, justement, à réduire une personne à l'un de ses collectifs. Serres
Sans doute a-t-il raison de lier ceci aux ostracismes, ségrégations et racismes divers : dès lors que je dis tu es ceci, invariablement je sous-entends tu n'es que ceci ; inévitablement je dénie à l'autre la capacité d'être libre et donc de changer. Et réduis ainsi l'autre à l'épaisseur inerte de la chose.
Toute la question - qui concerne tout autant l'engagement spirituel que la vie sociale, collective, trivialement matérielle - est de s'assurer que cet individu naissant ne s'affirme pas à terme au détriment de tout ce qui n'est pas lui, cessant ainsi de jouer le collectif, voire jouant contre lui. Il n'est pas d'individu sans le collectif : comment ajuster leurs relations pour que l'un n'écrase pas l'autre.
- Comment s'assurer que l'exhaussement de l'individu et de son libre arbitre ne se fassent pas à l'encontre du service du divin ? Concilier cette indéniable soumission au libre arbitre sans rendre ou l'une ou l'autre impossible ? Comment être livre sans être renégat ?
- Quel système politique inventer pour ne pas tisquer l'impossibilité du collectif par excroissance du moi ou bien, à l'inverse, l'écrasement de l'individu. Sous des formes plus ou moins radicales, l'absolutisme médiéval ne connut que des sujets, son pouvoir tout juste limité par les prérogatives de l’Église sur les âmes ; à l'inverse le projet anarchie ne voulut connaître que l'individu soupçonnan,t sous l’État, l'arme fatale de domination des classes possédantes. Seule la démocratie, avec toutes les nuances d'usage, aura été la tentative d'un système où l'individu pouvait éclore en s'appuyant sinon sur l’État, au moins sur le collectif.
La question est bien celle de l'individu dès lors qu'il se veut libre.
Il y a bien un lien entre le politique et le spirituel - la question de la laïcité est tout autre ! - précisément parce qu'il n'est pas de projet de société sans une conception plus ou moins explicite de l'homme. Qu'on évoque ontologie, morale, métaphysique ou croyances spirituelles … qu'importe. C'est tout un ! En face l'une de l'autre : deux logiques apparemment contradictoires et que nos histoire n'ont cessé de vouloir concilier. L'ordre, la soumission, l'appartenance au groupe ; bref le primat du collectif. Où églises et religieux peuvent trouver leur compte, évidemment. En face, la liberté, l'individu : l'innovation, mais donc le risque du désordre ; le groupe mais choisi et limité ; bref le primat du moi ! Où églises trouvent une partie de leur compte mais aussi leur dose de soucis, de révoltes, de désertion. Mais toutes les institutions avec elles - l'Etat moderne y compris.
Mon Royaume n'est pas de ce monde ( Jn, 18,36) ! Rends à César ce qui appartient à César. (Mt 22, 21 ; Mc 12, 17 ; Lc 20, 25). On ne peut pas dire qu'il n'y ait pas de pensée politique dans les Évangiles : s'il y a refus d'entrer dans les maquignonnages et autres roueries habituelles de la politique - entendue comme champ de bataille des irrésistibles ambitions et vanités - il y a en revanche bien l'esquisse d'une théologie du politique.
Jésus n'entre pas dans les luttes ordinaires, compromis et pièges divers qui sont le lot des manœuvres habituelles. Si son royaume avait été terrestre, dit-il, il eût fait appel à ses armées d'anges qui l'eussent protégé. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré aux Juifs; mais maintenant mon royaume n'est point d'ici-bas. De la même manière, à la question posée par les pharisiens, il répond, certes, mais non sans avoir pointé leur hypocrisie. L'attitude du chrétien n'est pas de s'insurger mais au contraire de s'impliquer totalement dans la vie sociale, d'y jouer le jeu tout en sachant que les exigences de la Cité de Dieu dépassent de loin celle de la Cité des hommes. C'est pour ceci qu'est si importante la seconde partie de la phrase : et à Dieu ce qui est à Dieu.
Autre manière de dire qu'exister c'est concilier. Concilier ses engagements mais ses désirs aussi, individuels avec les impératifs du collectif ; ses convictions et engagements intellectuels, religieux, spirituels, moraux avec l'agitation du quotidien. A bien y regarder le Christ n'oppose pas mais place, face à face, les deux registres. Sans doute celui du divin prime-t-il mais ne bouleverse pas l'ordre de l'humain ! Le Christ n'enfreint aucune des lois : il endure les provocations ; essuie les tentations : il ira jusqu'au bout de la souffrance, de l'épreuve. Au fond il reproduit le geste antique de Socrate qui refuse de s'évader et invoque précisément que ce serait détruire les lois, et donc tout ordre, que de les enfreindre, eussent-elles été appliquées à tort ! Il place en face l'un de l'autre Dieu et César : non qu'ils s'équivaillent mais que l'un efface jamais l'autre. Il affirme sa royauté mais se soumet au procès et à son verdict.
Ce face à face est constant qu'on retrouve dans Mc, 12, 29 qui résume l'essentiel du message chrétien mais dessine aussi ce qui est commun avec la tradition juive. Ce sera le même mot, traduit parfois par grâce, parfois par charité, ἀγάπη, qui désignera d'un côté l'amour divin inconditionnel et de l'autre la relation, horizontale cette fois, que les hommes doivent entretenir entre eux. Comme si la relation avec l'autre devait être le miroir de celle entretenue avec le divin au même titre que l'autre est notre miroir.
Ici, oui, encore, ce vis-à-vis entre l'homme et le divin ; mais ce lien surtout entre les deux. Si l'on devait représenter cela, j'imagine que
- incontestablement si n'avait été rappelé l'adoration du Dieu unique dont tout procède, il y aurait eu blasphème. Il y a ainsi deux commandements en 1 ainsi que dans le Décalogue : la reconnaissance de l'unicité et la relation d'adoration
- la relation à l'autre d'où est exclue toute violence, certes, mais qui se conçoit sous son antonyme : amour
Deux termes importent ici :
- Ἀγαπήσεις de αγαπαω : accueillir avec amitié, affection, aimer, chérir, avoir une préférence ; de αγαμαι admirer, être charmé. Ce qu'il y a derrière ce mot qui, dans les Évangiles semble devoir éclipser tous les autres, c'est à la fois l'exception de la relation à Dieu - un amour qui n'attend rien en retour de la part du divin et à hauteur de quoi nous devrions nous hisser - et l'exigence de la relation à l'autre qui, précisément, doit être générosité sans attente de réciprocité, et s'étendre à tous. Derrière ἀγάπη, il y a donc tout autant grâce que charité.
- πλησίον : le prochain ! Non pas l'intime, celui qui fait partie de la famille mais celui qui est proche par alliance ou qui, tout simplement s'approche de vous. Dans πελας, il y a mouvement - cette notion de se mouvoir et approcher qui fait de chacun, dans l'absolu, un proche potentiel.
Ὁ δὲ Ἰησοῦς ἀπεκρίθη αὐτῷ ὅτι Πρώτη πάντων τῶν ἐντολῶν, Ἄκουε, Ἰσραήλ: κύριος ὁ θεὸς ἡμῶν, κύριος εἷς ἐστίν: | Jésus répondit : Le premier est : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur. |
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καὶ ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς διανοίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ἰσχύος σου. Αὕτη πρώτη ἐντολή. |
Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta pensée, et de toute ta force. [C'est là le premier commandement.] |
Καὶ δευτέρα ὁμοία αὕτη, Ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν. Μείζων τούτων ἄλλη ἐντολὴ οὐκ ἔστιν. | Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a point d'autre commandement plus grand que ceux-ci. |
Au tout début, un acte de foi ou de confiance
C'est exactement en ceci que care et cure ont partie liée. Je trouve tout-à-fait révélateur que κηδος - qui entre dans la composition d'acédie - soit à la fois le soin que l'on prend, la sollicitude et toute parenté acquise par mariage. Que κηδενω signifie prendre soin de ( en particulier quand il s'agit d'un mort) mais ici aussi unir par un mariage ; s'unir ; contracter alliance. Que donc cette sollicitude s'alimente non de nature mais de souci volontaire, d'impératif social.
Qu'on n'y cherche pas en quelque nature un penchant naturel qu'il n'y eût qu'à exacerber : cet αγαπαω n'a rien de spontané qui appelle ainsi un commandement et non seulement une invite ou une exhortation. Cet élan vers l'autre heurte tout de nos inclinations spontanées - qui nous invitent plutôt à fuir l'autre pour la menace qu'il suppose - tout de nos dispositions d'esprit qui nous incitent à nier tout ce qui n'est pas nous ou de notre ordre (horde ?). On n'a pas tort de relever que toutes les théories politiques - notamment celles du contrat mais l'utilitarisme de Bentham n'y échappe pas non plus - reposent sur l'idée qu'il ne serait pas d'existence sociale durable, pas d'espace politique, sans la condition de la réciprocité. Je ne puis obtenir la protection de ma vie et de mes biens qu'en renonçant à mon droit de vengeance et de poursuite (Rousseau) ; qu'à condition évidemment aussi que tous y renoncent à part égale. Même dans le dispositif si outrageusement autoritaire de Hobbes où c'est à sa propre volonté que l'on renonce au point de rendre impossible et impensable toute révolte, le Léviathan ne peut obtenir de chacun qu'il renonce à ses propres liberté et volonté qu'en échange de protection régalienne de sa sécurité. On est ici très loin de la générosité inconditionnelle que suggère la grâce.
Loin de moi la tentation de tomber dans l'irénisme : après tout, Rousseau lui-même soulignait qu'il appartenait à chacun de se déterminer en raison de l'intérêt général - ce qui n'était pas renoncer à ses intérêts propres puisque, pour tout membre d'un collectif, l'intérêt général recoupait l'intérêt particulier - au moins partiellement. Mais entre l'angélisme naïf de ceux qui annoncent un nouveau nouveau monde pour demain et le pragmatisme cynique et hautain des autres, il y a tout ce qui peut fonder et légitimer la cité, avec toutes les nuances possibles.
Qu'on l'admette ou non il y a une part de foi, au moins de confiance dans le geste - ou dans le principe - de ces hommes qui s'unissant se concilient, voire réconcilient. Comment être certain que les autres respectent le contrat ? Ce serait régression à l'infini que d'imaginer qu'un autre contrat puisse régler la question. J'y vois un acte de foi ; de principe au même titre qu'il n'est de pensée sans principes qui la rendent possible.
« Deux groupes d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que ou s’écarter – et s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre – ou bien traiter » ; bref “se défier entièrement” ou “se confier entièrement” Mauss Sociologie et anthropologie, p 277
Il n'y a pas de demi-mesures : on joue le jeu ou non ; on intègre la logique collective ou l'on s'exclut de soi-même.
C'est en ce point exact que commence le souci qu'on prend de l'autre ; ce point précis où l'on en peut mesurer la singularité.
Le don comme principe
Si l'on suit l'analyse d'Alain Caillé on comprend que plusieurs logiques se présentent, qui s'opposent, parfois se rejoignent mais en disent long sur notre sujet :
- celle de nos sociétés modernes, celles du contrat, qui toutes, on l'a vu, supposent des conditions, librement négociées ou imposées par les circonstances, avec pertes et gains, mais conditions qui déterminent la sortie du danger ou de la violence de l'état de nature. Pourtant, toute soumise à condition, elle suppose néanmoins un absolu, un principe qui en garantisse la réalisation : la confiance minimale dans le partenaire pour exécuter sa part de contrat. Tout notre système repose là-dessus : le marché économique, la loi de l’offre et de la demande, le marché boursier sont certes activés par une logique contractuelle, qui n’en repose pas moins sur la créance calculée, souvent sous garantie, et accordée aux co-partenaires, aux entreprises. Or, crédit a pour racine credo. C'est bien une affaire de croyance ! de foi …
- celle, à l'opposé, repérée par Marcel Mauss : la logique du don. Selon laquelle, la sortie de l'état de nature, celui-là même que Hegel voyait comme un état de rudesse, de violence et d'injustice. Il serait possible de sortir de cette guerre de tous contre chacun, ou de l’indifférence en recourant au don plutôt qu'à l'hostilité en armes. La logique du donner-recevoir- rendre suppose un acte de foi dans le lien social : ce triptyque vaut acceptation et reconnaissance de la relation. Le lien vaut en soi, bien avant la valeur d’usage ou d’échange. Il est social et qualitatif avant d’être économique et quantitatif. Certes, le don doit suivre des normes, rites et protocoles : il est donc lui-même soumis à condition.
- celle, enfin d'un absolu sans condition mais qui serait terrifiant car il s’agit de la pure violence, de la contrainte imposée par la force et la lutte. Rien n'y peut être discuté ni ne l’est d'ailleurs : la violence est abrupte, sans recherche de condition aucune, ni de forme précise ou de protocole : elle s’impose en pure contrainte au sujet.
Or ce qu'évoque Mc, 12, 29 c'est l'inconditionné pur : à la différence de la violence qui exclut tout ce qui n'est pas elle, et ne répond qu'à sa propre logique - qui en quelque sorte est proprio motu, ce pourquoi précisément elle est terrifiante puisque sans fin elle pourrait parfaitement aboutir à l'extermination de l'homme par lui-même, ce que tous avaient vu et que Girard a résumé en reprenant la formule de Clausewitz, la montée aux extrêmes - à l'absolu opposé de la violence, ce qui est ici appelé à la fois comme modèle et comme objectif relève de la liberté et de la dilection la plus intime - de cet engagement où Jaspers voyait notre responsabilité tant morale que métaphysique.
Si l'on suit la lecture de Caillé on aurait ainsi
en première ligne, l'intérêt qui irait de l'intérêt pour soi jusqu'à l'intérêt pour autrui et donc de l'amour-propre à la lutte, concurrence, rivalité pour préserver ses intérêts jusqu'à son contraire parfait, le souci de l'autre pouvant aller jusqu'au désintéressement pur.
- en seconde ligne, qui concerne le rapport de l'individu au collectif mais au monde surtout : elle partirait de l'obligation absolue, incontournable - qui, à l'état pur est violence, mais prend aussi forme en l'observance des normes sociales, de la nécessité mais encore en la contrainte physique, biologique, du jugement et obéissance - pour se terminer ici aussi en son antonyme la liberté.
De ce point de vue, l'ἀγάπη apparait comme la pointe extrême des générosité et liberté étroitement intriquées. C'est-à-dire, si l'on y regarde bien, la totale reconnaissance de l'autre liée à l'affirmation de soi, à cet espace étroit, mais sans doute aussi intime que social, où le souci de soi et de la cohérence de son engagement rejoignent la sollicitude pour l'autre ; où l'intime jouxte le social ; et la morale, le politique. Comme la manière, en tout cas privilégiée, de concilier les contraintes apparemment opposées de la vie sociale et morale. Comme la clé qui fait si souvent le Christ pouvoir concilier le lien à maintenir avec Dieu et celui à nouer avec les hommes.
Il y a, manifestement, dans cette relation asymétrique, quelque chose que nos consciences, rongées de pragmatisme et d'utilités ordinaires qu'elles prennent pour le symbole de la rationalité, quelque chose, oui, qu'elles ont du mal à comprendre. Qu'elles ont négligé.
La grâce est affaire de création, donc d'œuvre
Oui, bien sûr, dans l'idée biblique d'Alliance, tant vétéro que néo-testamentaire, quelque chose de mystérieux qui participe d'ailleurs fortement du mystère de la création : berith que les traducteurs des Septante ont rendu le plus souvent par διαθήκη (267 fois) et très rarement par συνθήκη renvoie effectivement mal à alliance au sens de contrat où chacun apporte son lot de dons et concessions mais plus à testament au sens d'une volonté qui s'énonce et fixe ses termes ; un ordre. Dans l'acte de création, ainsi que dans les successifs renouvellements de l'Alliance, avec Noé puis Moïse ( et pour les chrétiens avec le Christ) on devine bien ce que Dieu offre ; on voit mal la réciproque humaine. Dieu donne tout ; ne reçoit rien en échange. Que cette grâce nous soit inaccessible - comment être à parité avec le divin ? - et qu'ainsi la grâce demeure un paradigme, idéal, rêve ou projet, ne doit pas occulter qu'elle est toujours associée à la création : ce n'est pas anodin.
Il y a de l'être. On peut le dire. Mais c'est sans doute une erreur de considérer ce il y a comme le simple constat d'un fait. On peut aussi entendre monde et vie comme un don, un présent qui nous est fait - sachant que présent - prae-ens - dit l'être qui se présente à nous. Considérer l'être, le Da-sein, concevoir qu'il y ait de l'être et qu'il soit là devant moi, moins comme un simple fait dont il n'y aurait qu'à interroger la cause ou l'impossibilité de la penser - pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que du néant ? - que comme un don, oui cela constitue un acte d'engagement. Le présent qu'on vous fait, on l'honore en en prenant soin.
Il en va de même pour l'artiste : il consacre énergie, effort, sens et parfois tout de sa vie à sa création, car c'est cette tension, cette dilection de l'homme pour son ouvrage qui l'érige en œuvre, au sens où Arendt parle de l'œuvre, mais qui en boucle fait de lui un créateur. Mais, parallèlement, pour que l'œuvre soit vivante et autonome, encore faut-il que quelqu'un la lise, contemple ou écoute. Elle réside dans ce dialogue incroyable entre la visée de l'auteur et le regard du récipiendaire. L'œuvre se perpétue dès lors qu'on la reconnaît comme œuvre. Voici le grand écart avec la consommation : nous ne pouvons jamais réduire l'œuvre à nous-mêmes, laquelle résiste à toutes les interprétations. Il y aura toujours plus dans l'œuvre que dans la tête de son concepteur ou que, surtout, dans la tête du public.
Ainsi, nous-mêmes, devrions-nous nous placer devant le monde - mais donc aussi devant l'autre - reconnaissants bien sûr du don qu'il représente, mais surtout du soin que nous lui devons. A dimension humaine, c'est ici que commence l'ἀγάπη
Songeons simplement au double sens de la reconnaissance qui est certes l'acte par lequel je donne sens, statut, valeur aux choses ou à l'autre ; mais est aussi gratitude, manifestation de cette gratitude. J'y vois un signe : presque une preuve. C'est même acte de consacrer l'importance de l'autre, du monde à parité avec soi que d'en vouloir prendre soin. Comme soi-même
Reconnaissance du monde qui est devant nous, que nous devrions percevoir comme un présent, nous nous devons de ne pas le négliger ; d'en avoir cure. A l'inverse de toute la démarche moderne qui, depuis Bacon ou Descartes, n'aura jamais ourdi d'autre visée que d'en devenir maître et possesseur et, le réquisitionnant comme un stock où puiser, de le désenchanter, réifier, épuiser et souiller.
Reconnaissance de l'autre, qui est en face de nous, que nous devrions accueillir comme un présent, aborder comme un visage, et que nous devrions aimer. A l'inverse de toute démarche utilitariste qui n'y veut voir qu'un moyen plus ou moins efficace, pratique ; rentable.
C'est en ce sens qu'une philosophie du care a un sens.
Tout à l'air de s'être passé comme si, obnubilés de notre propre grandeur et de la satisfaction de nos propres désirs, gonflés d'orgueil jusqu'à la démesure, nous avions cessé d'avoir cure d'autre que nous.
Est-ce si absurde de considérer que l'acédie a quitté depuis longtemps les cloîtres de nos couvents pour envahir nos cités et notre histoire. Derechef je comprends mieux pourquoi effectivement négligence est l'antonyme de religion.
Vouloir prendre soin du monde, de l'autre, de soi par la même occasion c'est bien ceci la grâce : celle qui nous est faite de donner un sens aux choses, à l'autre, au monde.
κηδος ; soin, sollicitude en mauvaise part : souci chagrin ; parenté par mariage
κηδω : inquiéter ; affliger et par extension blesser endommager ; mais aussi prendre soin de s'inquiéter
κηδενω : prendre soin de ( en part d'un mort) ; unir par un mariage ; s'unir ; contracter alliance
κηδεστης : tout parent par alliance
κηδεμονια : soin sollicitude
πλησίον : le prochain