Textes

Céline D'un château l'autre
le coup de l'incarnation

 

Je vous disais donc… j’aperçois Marion ! lui aussi était de la promenade… mais à grande distance de Pétain !… ils étaient pas à se parler… oh ! du tout !… tous les régimes, tous les temps, les ministres s’haïssent… et pire, au moment que tout croule, culbute !… fâcherie absolue !… l’effrénésie de toutes les rancoeurs !… là, c’était au point qu’ils osaient même plus se regarder !… qu’ils en avaient sur la patate, qu’ils se seraient massacrés là à table, aux repas, d’un oeil de travers !… ils aiguisaient leurs couteaux entre la poire et le fromage d’une façon si menaçante que toutes les épouses se levaient !… « Viens ! Viens !… » te faisaient sortir leurs ministres, généraux, amiraux !… qu’étaient imminents d’en découdre ! bouillants ! oh ! partout pareil !… que ce soit Berchtesgaden, Vichy, Kremlin, Maison-Blanche, entre la poire et le fromage, c’est pas des endroits à se trouver !… chez les Hanovre-Windsor non plus !… entre poire fromage… donc vous comprenez la promenade… distances ! Protocole !… pas question de bras-dessus bras-dessous !… très loin !… très loin les uns des autres !… le Maréchal, Chef de l’État, très en avant, et tout seul ! son chef d’État-Major Debeney, le manchot, trois pas en arrière, et à gauche… plus loin, un ministre… plus loin encore, un autre ministre… queue leu leu… séparés par au moins cent mètres… et puis les flics… la procession sur au moins trois kilomètres… on pourra dire tout ce qu’on voudra, je peux en parler à mon aise puisqu’il me détestait, Pétain fut notre  dernier  roi  de  France.  « Philippe  le  Dernier »… la stature, la majesté, tout !… et il y  croyait !… d’abord comme vainqueur de Verdun… puis à soixante-dix ans et mèche promu Souverain ! qui qui résisterait ?… raide comme ! « Oh ! que vous incarnez la France, monsieur le Maréchal ! » le coup d’« incarner » est magique !… on peut dire qu’aucun homme résiste !… on me dirait « Céline ! bon Dieu de bon Dieu ! ce que vous incarnez bien le Passage ! le Passage c’est vous ! tout vous ! » je perdrais la tête ! prenez n’importe quel bigorneau, dites-lui dans les yeux qu’il incarne !… vous le voyez fol !… vous l’avez à l’âme ! il se sent plus !… Pétain qu’il incarnait la France il a godé à plus savoir si c’était du lard ou cochon, gibet, Paradis ou Haute Cour, Douaumont, l’Enfer, ou Thorez… il incarnait !… le seul vrai bonheur de bonheur l’incarnement !… vous pouviez lui couper la tête : il incarnait !… la tête serait partie toute seule, bien contente, aux anges ! Charlot fusillant Brasillach aux anges aussi ! il incarnait ! aux  anges tous les deux !… ils incarnaient tous les deux !… et Laval alors ?

Dans bien plus modeste, plus pratique aussi, le truc d’« incarner » vous fait encore de ces petits miracles ! l’alimentation, par exemple !… mettez que demain ils se remettent à nous rationner… qu’on arrive à manquer de tout… vous grattez pas !… le truc d’incarner vous sauvera !… vous prenez n’importe quel bisu, n’importe quel auteur provincial, et vous y allez, vous l’empoignez, vous le pétrifiez là, devant vous… « Oh ! Dieu de Dieu, mais y a que vous !… y a que vous pour incarner le Poitou ! » vous lui hurlez ! « Vos chères 32 pages ? tout le Poitou ! » Ça y est !… vous manquez plus jamais de rien ! à vous les colis agricoles !… vous recommencez en Normandie !… puis les  Deux-  Sèvres ! et le Finistère ! vous êtes paré pour cinq, six guerres et douze famines !… vous savez plus où les mettre vos dix, douze tonnes de colis ! les Incarnateurs donnent, renchérissent, inlassables ! suffit que bien vous leur répétiez qu’ils sont toute la Drôme dans leur œuvre ! le Jura !… la Mayenne !… Roquefort, si vous aimez le fromage !…  je  miragine  pas :  tenez,  Denoël !… Denoël, l’assassiné… roublard, doublard s’il en fut, mais extrêmement belge et pratique… à tout prendre, là maintenant cadavre, si je le compare à ce qu’a suivi : joliment regrettable !… deux jours avant qu’on   l’assassine   je   lui   ai   écrit   de Copenhague : « foutez le camp… bon sang ! sauvez-vous !… votre place est pas rue Amélie !… » il est pas parti… les  gens m’obéissent jamais… ils  se  croient  parés  marles !… grigri à l’oigne !… bon !… à leur aise !… toujours est-il, c’est un fait, jusqu’au moment qu’on l’assassine il a eu beurre à profusion, frometons, poulgoms, truffes… la table ample !… ravitaillerie à volo !… drôlement bien vécu !… par l’Incarnerie des Auteurs !… la révélation de leur Mission !… l’Annonce !… mais gafe !… attention !… je vous préviens !… le truc est  magique !…  facilement  mortel !… vous en grisez pas !… la preuve : Pétain ! la preuve : Laval ! la preuve : Louis XVI ! la preuve : Staline !… vous y  allez  à  fond,  tout  permis ?…  salut !… Denoël à force de faire le Mage d’une province l’autre, de faire incarner celle-ci… celle-là… se sentait plus !… « Bravo ! Tabou ! tout j’ose !… » mais minuit Place des Invalides le truc a rompu ! un nuage, la Lune !… envolés les charmes !… Denoël ce qui l’a fini, ce qui l’a achevé de faire le con, c’est sa collection des « Provinces », les envoûtés folkloriques, les incar-neurs en transe de lieux !… chiadeurs en concours : Moi ! Moi ! Moi ! moi les Cornouailles… moi le Léon !… moi les Charentes !… épileptiques d’incarnation !

Croyez pas si extraordinaire ! « Envoyez Jeanne d’Arc par ici ! » je vous en trouve douze  par  préfecture !…  et  colis  avec !…  et  rillettes !… mottes !… wagons de sacs de farineux !… dindes !… gardeuses et troupeaux !… « Vous êtes retenu pour le Concours !… oh ! que vous incarnez le Cameroun !… » par ici bananes !… les dattes, ananas ! tout l’Empire y arrivait à table !… sur sa table !… je vous dis : rien manquait !… on peut dire que le pauvre Denoël avait vraiment bien mis au point la question d’approvisionnement…
Pétain c’était aussi le « J’incarne » ! c’est moi ! Impérial ! si il y  croyait ?…  oh,  là !…  il  en  est  mort !… Incarneur total !

De baliverne en baliverne, je vous oublie !… nous  en étions à la promenade… enfin, au départ… le Maréchal au pont-levis… Hermilie de Hohenzollern redisparue dans les sous-sols avec sa dame de compagnie… Pétain, Debeney, avancent bon pas, longent le Danube, la berge… la promenade rituelle… tout seuls en avant, et les ministres loin derrière… queue leu leu… boudeurs, nous dirons… la petite foule qu’était là grommelante, attendante, tous les sucs gastriques prêts à tout, avait plus qu’à vider les lieux… ça proteste… oh ! mais pas beaucoup… ça retourne à ses étables, soupentes, au Fidelis, à la forêt… rien à dire !… qu’à se gratter !… ça s’arrache !… ça part se gratter n’importe où…

Tout au-dessus des nuages la farandole continue ! escadres sur escadres d’R. A. F… et puis qui plongent vers le Château !… leur repère-balise le Château !… la boucle du fleuve… c’est là qu’ils tournent du Nord à l’Est… Munich… Vienne… escadres sur escadres…  on sera pas détruits, le bruit qui court, parce que tout le Château est retenu par l’Armée Leclerc… il est déjà à Strasbourg… avec ses fifis et ses nègres… la preuve ce qu’il arrive !… fuyards, réfugiés, calots comme ça !… de ce qu’ils ont vu !… les décapitages en série !… coupe-coupe ! les Sénégalais à Leclerc !… le sang à flots, plein les ruisseaux !… ce qu’on peut s’attendre d’un moment l’autre, nous !… ça que les galeux peuvent méditer !… ce qu’ils ont à se dire dans leurs soupentes, les 1142 « Mandats » !
À bien réfléchir, historique, Pétain, Debeney, étaient qui dirait, plus en scène… plus rien d’autre du tout à foutre en scène ! l’acte  encore  de  « l’Empire  Français » !… rideau !  aux  Sénégalais !  l’acte  suivant !…   Pétain   fini   d’incarner !…   la   France a marre ! qu’il rentre, qu’on le tue !… la page tourne ! là, il profite qu’il est loin, il a l’air encore de quelque chose, lui et Debeney, et sa queue leu leu de la promenade… et qu’ils sont bien sapés les bougres !… chaussures impeccables… partent d’un bon pas !… la berge du Danube, ce petit fleuve si violent, si gai, éclaboussant, jetant sa mousse jusqu’au haut des arbres… le fleuve optimiste, d’un immense avenir !… oui mais l’Armée Leclerc, pas loin… et ses Sénégalais coupe-coupe… les gens savent pas, presque jamais, qu’on joue un autre acte, au moment, qu’ils sont de  trop ! qu’ils sont plus du tout dans la scène, qu’ils devraient s’effacer… non ! non !… ils s’entêtent !… ils ont eu le beau rôle ils le gardent ! à l’éternité !… le Maréchal et Debenev à leur promenade quotidienne… bords de l’Allier… bords du Danube… promenade et Chef d’État, c’est tout !… nous ce qui nous intéressait, Lili, moi, Bébert, c’était Marion… Marion, les  rognures de leurs tables, et les petits pains… en plus, Pétain c’était mieux qu’il m’aperçoive pas… Marion à l’Information venait presque en tout dernier de la queue… le Protocole est ainsi, d’abord le glaive ! le glaive : Pétain !… et puis la Justice !… et puis les Finances !… et puis les autres !… les mégotteux, les dits : récents ! les ceux qu’ont pas plus de trois, quatre siècles !… les vrais ministres, les ceux de « poids » doivent remonter à Dagobert !… Justice !… Saint Éloi voilà un ministre !… Marion et son Information ? pas cinquante années !… pas regardable ! par exemple  pour nous trois Bébert, le seul qui comptait !… il s’agissait donc, pas d’histoires ! de nous adhérer à la promenade, catiminois !… qu’il puisse nous refiler les petits pains et les rognures, sans que personne gafe !… Mattey était pas très élevé dans la procession des promenades… c’était qu’après Sully son rang !… deux cents mètres après la Marine, les amiraux, François     Ier !…       en     pardessus     noir,     Mattey,     la    gravité « ordonnateur », feutre noir, cent mètres devant nous…