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Sur Barrès

 

Troisième note, juste après celle sur Alain : à propos de Barrès :

Dis-moi qui tu hantes … Je viens de feuilleter un ouvrage consacré à Barrès et illustré de nombreuses photographies de l'époque. Quels intercesseurs il s'est choisi ! quel compagnonnage ! Dans son cabinet de travail, le portrait de Taine, la photographie de Monsieur Renan. Sur les instantanés pris au long de sa vie, des députés moustachus, des quêteuses du Bazar de la Charité, des aumôniers militaires, des bonnes soeurs alsaciennes, des généraux, des missionnaires - Rostand, Déroulède, Anna de Noailles, Maginot, Castelnau, Gyp, Paul Bourget, Jacq ues-Émile Blanche, Marie Bashkirtseff : le dessus du panier de la Belle Époque pour lecteurs de l'lllustration c'est-à-dire le second choix partout... Pas une figure vraiment haute de l'époque avec laquelle - lui devant qui toutes les portes s'ouvraient - il ait lié amitié ou entamé un débat ; on dirait qu'il a employé à les éviter toutes la subtile canne blanche des aveugles. Ni Proust, ni Claudel, ni Valéry, ni Gide, ni Apollinaire , ni Breton n'ont jamais croisé son chemin. Faut-il vraiment croire que pour lui la littérature et la pensée de son temps tenaient dans l'Académie française ? Et que penser d'un esprit qui choisit si bien ses interlocuteurs chez les morts, et si mal chez les vivants ?

On sent ici l'agacement devant le faux grand homme ! le faux grand écrivain !

Il est indéniable pourtant que celui-ci, député boulangiste dès 1889 - il n'a alors que 27 ans - exerça sur les hommes de sa génération une double influence, politique et intellectuelle.

Le rôle de Barrès dans cette droite pas toujours républicaine mais déjà antiparlementaire, et, le temps aidant, de plus en plus nationaliste et de moins en moins républicaine le range plutôt dans ce qu'on a appelé la crise fin de siècle, dans ce courant anti-Lumières, qui, à côté de Maurras, fera le lit du fascisme à la française, puis bientôt de la collaboration. Ce n'est pas de cet aspect dont il s'agit ici même si les choix politiques de Gracq l'incitèrent sans doute presque naturellement à s'en écarter.

On ne le lit plus - sans doute renvoie-t-il à une époque qui nous est devenue terriblement étrangère ; surtout, les courants où il versa, avec Maurras à sa suite, l'entraînèrent dans un réel discrédit dont je vois peu désirer le sortir.

Non ce que vise Gracq c'est plutôt son ascendant intellectuel sur une jeunesse qui vit en lui un maître, un maître-à-penser quand même on se situât de l'autre côté de la barrière politique :

Il suffit d'écouter Paul-Boncour, qui fut fugacement Président du Conseil en 32/33 l'encenser, en dépit de ses idées politiques contraires, pour le deviner. Un peu comme si l'aura intellectuelle qui avait été la sienne faisait disparaître par enchantement les éventuelles préventions idéologiques, ou qu'il se fût agi de deux hommes totalement distincts.

On retrouve ce même aveuglement - ou cette même fascination - chez Léon Blum que rien ne portait à verser du côté Barrès. Pourtant l'admiration qu'il lui portait lui interdit de comprendre l'attitude de Barrès lors de l'Affaire. Il suffit de se souvenir de la déception de Blum devant son refus de soutenir la cause de Dreyfus pour le comprendre.

Paul Boncour donc

 

Puis Léon Blum qui longtemps plus tard, dans un article de 1928 lui rend encore cet hommage - signe que ni l'opposition politique, ni les délires de haines antisémites ne furent suffisants pour briser le charme …

Léon Blum, Le vrai monument de Maurice Barrès, Le Populaire, 25 septembre 1928 :

Je ne parlerai jamais de Barrès sans émotion. Je l'ai connu à vingt ans, quand il en avait trente. Il était un jeune homme glorieux et déjà magistral, le prince nonchalant et dédaigneux de ma génération comme de la sienne. Je l'admirais sans doute alors plus qu'aujourd'hui, mais je reste aussi touché qu'en ce temps-là de sa grâce si fière, de son charme câlin et un peu rude, de ce ton d'égalité autoritaire qu'il savait introduire dans l'amitié. L'affaire Dreyfus nous sépara brutalement, mais l'affection avait été assez vive (de part et d'autre, je le crois) pour que nous en ayons gardé plus que le souvenir. Nous en sentions en nous la racine encore intacte, et quand le hasard nous réunissait dans un couloir de la Chambre, ce n'était pas sans une sorte d'attendrissement. « Comment oublier, me disait-il un jour, que vous avez aimé ma jeunesse et qu'elle vous le rendait bien ? » Je ne l'avais pas oublié plus que lui, et je me souvenais aussi que c'est moi qui l'avais reçu devant le lit funèbre de Jaurès et qu'il m'avait dit : « Votre deuil est aussi le mien. » Cela avec des larmes dans les yeux, de vraies larmes qui effaçaient bien des choses.

J'évoque ces souvenirs, par un mouvement d'expansion naturelle dont la cérémonie de Sion-Vaudemont me fournit l'occasion, et aussi pour bien montrer que devant le nom de Barrès je ne suis ni critique hostile ni même spectateur impartial : sa mémoire m'est restée chère comme sa personne.


 

 

Il suffit d'entendre Mauriac parler de celui qu'il déclare avoir été son seul maître. Qui lui a, c'est vrai, donné ce petit coup de pouce en saluant la sortie des Mains jointes - son premier livre, recueil de poésie.

Mauriac, au moins, était du même bord et pourtant c'est lui qui s'en éloignera le plus. Adhérer au Sillon de Marc Sangnier, avait été pour ce petit bourgeois de province un incroyable saut à franchir. Il le fit néanmoins. ( ce que Maurras écrit de Sangnier ) Il est clair en tout cas que l'attitude de l'Eglise durant l'Affaire, non seulement le cléricalise obtu mais l'antisémitisme fiévreux mais enfin ce mépris du peuple constituent autantd'éléments qui le pousseront sinon à gauche, n'exagérons rien, mais vers des préoccupations sociales. Tout le mérite de Mauriac aura été ici, au long de son parcours, de n'être jamais aliéné à son camp, de ne s'y laisser jamais entraver et de savoir même brutalement quand il le faudra, être de l'autre côté ! Ne pas être un chrétien confortable comme il le dit. Rester libre.

 

Non, ce qu'il y a de juste dans le regard que Julien Gracq porte c'est en fin de compte l'incroyable cécité de ce grand intellectuel qui ne comprit rien à la modernité en train de surgir et se contenta, en bon provincial soucieux d'ordre et de convenances, de la notabilité, fût-elle littéraire. Ce que Gracq aura écrit d'Alain, il l'aurait pu de Barrès tant ceux qui l'adulèrent furent aussi ceux qui le quittèrent car même ceux qui lui furent idéologiquement le plus proches finirent par rejoindre Maurras …les autres se contentant de lui conserver une estime de plus en plus abstraite. Signe, s'il en fut jamais, que la quête d'éternité est un leurre, ici comme ailleurs, un cliché pour petit bourgeois qui confondant création artistique avec sinécure, œuvre avec fond de placement.

Au fond, ici réside le plus tragique qui permet de comprendre que seuls quelques très rares parviennent à s'extirper de leur époque, préjugés et habitudes ; de leurs lectures d'enfance ; de leur petit pied à terre douillet pour accéder à l'universel ; que d'une époque donnée, ne resteront que de très rares que voudra accueillir la postérité.

 

 

Mauriac, pour justifier qu'il eût abandonné le roman après l'Agneau en 1954, pour des essais et son Bloc-Notes, explique qu'en réalité on est le romancier d'une génération - de la sienne - qu'en réalité on ne parvient jamais à en sortir. Il en reprendra l'écriture à l'extrême fin de sa vie avec son Un adolescent d'autrefois qui au reste offrira superbe confirmation de cette espace à jamais clos. Il n'avait pas quitté son horizon … tout juste s'est-il autorisé à la peindre en toute liberté sans inquiétude pour une renommée déjà assise.

On est d'un moment, je le crois, presque intimement gravé en notre âme, d'un instant, qui vous a terrassé, d'un éclair qui vous a ébloui, d'un regard qui vous a ému, d'un mot simplement incrusté mais presque par effraction au détour d'une page, d'une note ou d'une couleur, un instant, un point qui n'est rien et n'occupe ni temps ni espace mais lié à une pièce de musique - pour certains ce fut le Prélude à l'après-midi d'un faune pour d'autres Le Sacre du Printemps ; pour d'autres encore Picasso ; pour d'autres enfin, pour tous en vérité … la guerre.

Ce n'est qu'après coup qu'on parlera de la Belle-Epoque comme la Renaissance avait baptisé a posteriori le Moyen-Age … Le nez collé sur l'épaisseur noire des choses nous ne savons pas lever les yeux au ciel et ne voyons pas les étoiles, non plus l'homme du commun que l'esthète raffiné.

C'est peut-être cela le plus triste.

Comme si n'étaient finalement que les sciences, la philosophie et l'essai dénués de tout ornement, dans les pénibles scrupules d'une raison envisageant tous les cas de figure et contre-exemples, par crainte de se tromper mais au prix de tant de lourdeur [2] qui puissent éventuellement s'ouvrir les portes d'un simulacre d'éternité. Au moins une proposition y est-elle prouvable, une assertion vérifiable … ou falsifiable. Mais qu'en est-il du beau ? qui juge universellement sans concept ? C'est pour ceci que ciences et techniques séduisent tant : ce sont des échoppes de certitudes.

Nous avons le choix entre une raison qui ne sait pas donner du prix aux choses et une sensibilité qui s'y fourvoie.

Au moins ceci n'est-il pas le plus triste car nous épargne au moins l'insolence des certitudes, l'infatuation des conseils, l'impertinence des paroles définitives.

Gracq s'en tira en cloisonnant : entre le savoir qu'il enseigna et l'écriture qu'il pratiqua un étonnant silence. Salvateur …

Savoir se retirer est hygiène de l'art.

 


 1) on entendra ici la voix de Barrès enregistrée en 1912

 

2) Paul Valery :

Je lis mal et avec ennui les philosophes, qui sont trop longs et dont la langue m'est antipathique.