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Sur Céline

Il y a dans Céline un homme qui s'est mis en marche derrière son clairon. J'ai le sentiment que ses dons exceptionnels de vociférateur, auxquels il était incapable de résister, l'entraînaient inflexiblement vers les thèmes à haute teneur de risque, les thèmes paniques, obsidionaux, frénétiques, parmi lesquels l'antisémitisme, électivement, était fait pour l'aspirer. Le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l'instrument qu'il a reçu en don, exigences qui sont - parfois à demi monstrueuses - avant tout celles de son plein emploi a dû se jouer ici dans toute son ampleur. Quiconque a reçu en cadeau, pour son malheur, la flûte du preneur de rats, on l'empêchera difficilement de mener les enfants à la rivière. En lisant en écrivant

 

Curieuse mais assez fine notule de J Gracq sur Céline : vociférateur est en fin de compte un terme qui lui convient assez bien tant tout chez Céline est excessif. Qui porte la voix fort et avec colère, oui, c'est bien cela … mais pourquoi donc en faire un talent auquel il n'aurait su résister comme si, dès lors, ce talent eût, contre son gré, emporté sur des rivages imprévus et entraîné sa perte.

Curieux parce que la référence qu'il donne - celle du joueur de flûte d'Hamelin - raconte une bien autre histoire …

Histoire de l'ingratitude - au moins dans la version des Grimm : village opulent mais population égoïste qui va jusqu'à trouver gênante sa propre progéniture. Le drame qui va se jouer n'est, en filigrane, que la sanction de cette déplorable disposition d'esprit.

On le sait, le joueur de flûte se propose contre forte somme d'or de débarrasser le village des rats qui l'infestent. Et le fera, lui qui s'avère tant magicien que flûtiste. La ladrerie de la population, juste conséquence de son égoïsme, fera que le maire n'honorera pas son contra et lui proposant somme ridicule. D'où la vengeance du flûtiste qui emportera les enfants hors de la ville. Dans leur récit, ils ne meurent pas, ils sont heureux et le vent porte parfois le lointain écho de leurs rires. Dans le récit de Mérimée, ils disparaissent sans qu'on en sache plus.

Le récit a une indéniable portée morale, comme souvent, fustigeant à la fois l'ingratitude, le mépris des engagements pris et l'indifférence à l'égard des enfants … que souligne le rire de ces enfants porté par le vent. Mais ce récit est tout entier tourné vers la population.

Gracq retourne l'affaire et regarde le joueur de flûte. Intransigeant, froid peut-être, mais bras armé du destin comme de la justice. Un magicien, un faiseur de miracles, de ces hommes dont on ne sait jamais s'il de Dieu ou de Diable ilss ervent !

Sauf que l'artiste n'est pas thaumaturge - loin s'en faut ; ne fait pas de miracle s'il offre imagination, émotions et parfois même escarbilles de réflexion à nos heures éperdues. Quand même ne saurait-il pas toujours ce qu'il fait, il ne serait pas victime pour autant de son art, ni contraint de se laisser entraîner par le flux de sa mélodie. Rats comme enfants n'ont pas le choix et se perdent au rythme ensorcelé de la flûte. Vieille histoire que celle de cette musique entêtante à quoi nul ne résiste et qui entraîne jusqu'à la mort. A Strasbourg en 1518, la population subitement se mit à danser sans pouvoir s'interrompre mais beaucoup plus tôt, dans une histoire si vieille que d'aucuns la considèrent légende ou récit imaginaire d'un vieil aède aveugle, ce furent les voix ensorceleuses des sirènes qui perdaient les marins imprudents et manquèrent d'emporter Ulysse lui-même.

L'artiste crée un monde, sans doute, mais c’est un monde de papier, de souffle ou de roc, de pigments ou de contorsions : il y aurait grand dommage à l'oublier.

Non, décidément, il y eut chez ce joueur de flûte-ci, une frénésie de l'horreur, une indifférence à tout ce qui n'est pas lui … Sans doute l'époque aura été cruciale en ce sens qu'elle mit chacun en face de choix irréversibles : l'esthétisme a bon dos, le contenu même de son propos lui interdira à jamais de se cacher derrière une neutralité ou un pacifisme dont par avance il aura déchiré le pacte d'humanité.

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb.
L'ange de l'Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d'un buisson. Moïse regarda; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point.
Moïse dit: Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.
L'Éternel vit qu'il se détournait pour voir; et Dieu l'appela du milieu du buisson, et dit: Moïse! Moïse! Et il répondit: Me voici!
Dieu dit: N'approche pas d'ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte.
Et il ajouta: Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.
Ex, 3,1
Exigences à demi-monstrueuses de l'instrument
?

Mais le monstre est d'abord un prodige, un avertissement des dieux, une exhortation. Moneo signifie faire songer à, éclairer instruire … Que celui qui porte le message des dieux sorte ainsi de l'ordinaire et dévie son chemin, comment n'y pas songer, l'espérer ou le redouter ? Quand Moïse est appelé, ceci se traduit immédiatement par un détour.

La flûte, oui, permet de détourner rats et enfants de leur route ! dévier le destin ; l'histoire. Mais la flûte n'est que l'air qu'on lui fait entonner : il n'est pas d'outil qui vaille mieux ou pire que son utilisateur.

Mais qui a-t-il entraîné derrière lui ? Ne serait ce pas lui plutôt qui veulement glissa dans le sillage des vainqueurs , qui de surcroît ne cesse de se plaindre ?

La différence, qui me semble énorme, tient en ceci que dans le conte, c'est le magicien qui entraîne les autres à leur perte ; dans le cas de Céline, il s'y sera conduit tout seul ! L'histoire n'avait pas besoin de lui pour verser dans l'horreur ; lui en revanche aurait pu s'éviter de hurler avec les loups.

 

Lui, qui déclare à plusieurs reprises, ne s'intéresser qu'aux choses pas aux hommes, ou les trouver désespérément lourds ,

se sera en réalité détourné de toute humanité et y aura perdu l'honneur de s'adresser à elle.

C'est ceci qui m'indispose : son écriture, ivresse de haine et idolâtrie de soi, n'a pas d'autre destinataire que lui-même ; verse avec l'incontournable rancœur qui l'accompagne dans l'auto-justification.

 

 


 Version des Frères Grimm

La vie était facile pour les habitants d'Hamelin en Allemagne. Les pauvres n'étaient pas trop pauvres, et les riches avaient beaucoup plus que nécessaire. Au lieu d'être contents, ces gens se montraient égoïstes, et ne pensaient qu'à festoyer. Les parents trouvaient que les enfants leur causaient trop de soucis. C'est alors qu'un horrible événement eut lieu à Hamelin...

En cette veille de Noël 1283, les habitants étaient en pleins préparatifs de la fête. Partout on pouvait humer les effluves de jambons et de dindes en train de rôtir, de gâteaux et de tartes en train de cuire. Au milieu de tout ce remue ménage, personne ne remarqua un rat qui se faufilait à travers les portes de la ville. Il fut suivi d'un autre, puis d'un autre.

Au bout de cinq minutes, il y avait une centaine de rats, au bout d'une heure ils étaient plus d'un millier. Et bientôt, la ville entière fut envahie. Les rats se glissaient sous les portes, grimpaient le long des gouttières, et tombaient en grappes dans les cheminées. Les gens essayèrent vainement de sauver quelque nourriture, mais les rats dévoraient tout. Bientôt il ne resta plus rien des préparatifs de la fête.

Au matin de Noël, les rats étaient partout : dans les armoires, sous les lits, dans les chaussures, et jusque dans les berceaux. Épouvantés, les gens se rendirent à l'Hôtel de ville pour demander au maire de faire quelque chose. Lors d'une réunion d'urgence, le maire et ses conseillers mirent au point un plan à base depièges et de poison pour débarrasser Hamelin des rats.

Hélas, les rats se montrèrent si malins et si vigoureux qu'ils évitèrent les pièges et dévorèrent le poison comme si c'était du sucre.

Le troisième jour, il n'y avait plus rien à manger. Alors les rats dévorèrent les oreillers, les livres,les chaises et les tables Ils poursuivaient les chiens et tuaient les chats. Ils mordaient les gens dans leur lit, et personne ne pouvait plus dormir. Celui qui voulait s'habiller découvrait des rats nichés dans ses chaussures. Désespéré, le maire décida finalement d'offrir mille pièces d'or la personne qui pourrait débarrasser la ville de ce fléau.

Le quatrième jour, un étranger arriva à Hamelin et demanda à voir le maire :

- J'ai entendu dire que vous offriez mille pièces d'or à celui qui délivrerait la ville de ses rats.

Le maire demanda :

- Cela est vrai, mais qui êtes vous ?

- On m'appelle le Joueur de flûte. Je sais comment vous aider.

- Très bien, acquiesça le maire, si vous pouvez nous débarrasser des rats, vous toucherez la récompense.

L'étranger quitta l'Hôtel de ville et se dirigea vers la place du marché. Il commença à jouer une étrange mélodie sur une simple flûte en bois. Dès les premières notes, les rats cessèrent de manger pour écouter la chanson du Joueur de flûte. Puis, d'un même mouvement, tous accoururent des ruelles, détalèrent des maisons, et s'élancèrent hors des boutiques pour venir se rassembler autour de lui.

Bientôt, la place du marché fut envahie de centaines de milliers de rats jouant toujours, l'étranger se mit à marcher à travers la ville. Les rats le suivirent et franchirent derrière lui les portes d'Hamelin.

Lorsqu'il atteignit les berges de la rivière, le Joueur de flûte s'immobilisa sans cesser de jouer de son instrument. Poursuivant leur galop, les rats se précipitèrent dans la rivière. Quand l'homme arrêta de jouer, tous les rats d'Hamelin sans exception avaient été engloutis. Les gens se mirent à chanter et danser de joie, les cloches de la ville carillonnèrent à toute volée.

Mais tout le monde avait oublié le Joueur de flûte, et lorsqu'il réapparut aux portes de la ville, le sourire du maire s'effaça.  - J'ai tenu ma promesse, dit l'étranger, veuillez me donner les mille pièces d'or.

- Ah ! répondit le maire, vous voulez dire les cinquante pièces d'or. Tenez, les voici.

- Nous étions d'accord pour mille, pas pour cinquante, répartit le Joueur de flûte, ne manquez pas a votre promesse.

- Vous croyez que nous allons vous donner mille pièces d'or pour avoir joué un petit air de rien du tout sur votre flûte ?

- Cela ne vous a guère demandé de travail. Je vous offre cinquante pièces d'or, c'est à prendre ou à laisser !

Le Joueur de flûte fixa froidement le maire

- Vous allez regretter ceci, dit-il, et il le quitta sans prendre la récompense.

Les semaines passèrent et la vie reprit 'a Hamelin comme avant. La ruse du maire avait fait économiser mille pièces d'or à la ville, et c'est le seul souvenir que les gens gardaient du Joueur de flûte.

Mais un matin, les habitants entendirent les doux accents d'une flûte, et ils comprirent que l'étranger était de retour. Comme il jouait son étrange et merveilleuse mélodie, tous les enfants d'Hamelin se rassemblèrent autour de lui en chantant, riant et dansant.

Leurs parents tentèrent de les retenir, mais ils étaient sous le charme de la musique du Joueur de flûte. Sans la moindre crainte, les enfants suivirent l'étranger. En procession, ils franchirent le pont sur la rivière et disparurent derrière les montagnes. Ni le Joueur de flûte ni les enfants ne réapparurent jamais à Hamelin.

Mais depuis ce jour là, lorsque le vent souffle de derrière les montagnes, l'on peut entendre des rires d'enfants heureux.


 

Version de P Mérimée

Il y a bien des années, les gens de Hamelin furent tourmentés par une multitude innombrable de rats qui venaient du Nord, par troupes si épaisses que la terre en était toute noire, et qu’un charretier n’aurait pas osé faire traverser à ses chevaux un chemin où ces animaux défilaient. Tout était dévoré en moins de rien ; et, dans une grange, c’était une moindre affaire pour ces rats de manger un tonneau de blé que ce n’est pour moi de boire un verre de ce bon vin. Souricières, ratières, pièges, poison étaient inutiles. On avait fait venir de Bremen un bateau chargé de onze cents chats ; mais rien n’y faisait. Pour mille qu’on en tuait, il en revenait dix mille, et plus affamés que les premiers. Bref, s’il n’était venu remède à ce fléau, pas un grain de blé ne fût resté dans Hamelin, et tous les habitants seraient morts de faim.

Voilà qu’un certain vendredi se présente devant le bourgmestre de la ville un grand homme, basané, sec, grands yeux, bouche fendue jusqu’aux oreilles, habillé d’un pourpoint (1) rouge, avec un chapeau pointu, de grandes culottes garnies de rubans, des bas gris et des souliers avec des rosettes couleur de feu. Il avait un petit sac de peau au côté.

Il offrit au bourgmestre, moyennant cent ducats, de délivrer la ville du fléau qui la désolait. Vous pensez bien que le bourgmestre et les bourgeois y topèrent (2) d’abord. Aussitôt l’étranger tira de son sac une flûte de bronze ; et, s’étant planté sur la place du marché, devant l’église, mais en lui tournant le dos, (…) il commença à jouer un air étrange, et tel que jamais flûteur allemand n’en a joué. Voilà qu’en entendant cet air, de tous les greniers, de tous les trous de murs, de dessous les chevrons et les tuiles des toits, rats et souris, par centaines, par milliers, accoururent à lui. L’étranger, toujours flûtant, s’achemina vers le Weser ; et là, ayant tiré ses chausses, il entra dans l’eau suivi de tous les rats de Hameln, qui furent aussitôt noyés. Il n’en restait plus qu’un seul dans toute la ville (…).

Le magicien, car c’en était un, demanda à un traînard, qui n’était pas encore entré dans le Weser, pourquoi Klauss, le rat blanc, n’était pas encore venu.

– Seigneur, répondit le rat, il est si vieux qu’il ne peut plus marcher.

– Va donc le chercher toi-même, répondit le magicien.

Et le rat de rebrousser chemin vers la ville, d’où il ne tarda pas à revenir avec un vieux gros rat blanc, si vieux, si vieux, qu’il ne pouvait pas se traîner. Les deux rats, le plus jeune tirant le vieux par la queue, entrèrent tous les deux dans le Weser, et se noyèrent comme leurs camarades. Ainsi la ville en fut purgée.

Mais, quand l’étranger se présenta à l’hôtel de ville pour toucher la récompense promise, le bourgmestre et les bourgeois, réfléchissant qu’ils n’avaient plus rien à craindre des rats, et s’imaginant qu’ils auraient bon marché d’un homme sans protecteurs, n’eurent pas honte de lui offrir dix ducats, au lieu des cent qu’ils avaient promis. L’étranger réclama : on le renvoya bien loin. Il menaça alors de se faire payer plus cher s’ils ne maintenaient leur marché au pied de la lettre. Les bourgeois firent de grands éclats de rire à cette menace, et le mirent à la porte de l’hôtel de ville, l’appelant beau preneur de rats ! injure que répétèrent les enfants de la ville en le suivant par les rues jusqu’à la Porte-Neuve.

Le vendredi suivant, à l’heure de midi, l’étranger reparut sur la place du marché, mais cette fois avec un chapeau de couleur de pourpre, retroussé d’une façon toute bizarre. Il tira de son sac une flûte bien différente de la première et, dès qu’il eut commencé d’en jouer, tous les garçons de la ville, depuis six jusqu’à quinze ans, le suivirent et sortirent de la ville avec lui. (…) Ils le suivirent jusqu’à la montagne de Koppenberg, auprès d’une caverne qui est maintenant bouchée. Le joueur de flûte entra dans la caverne et tous les enfants avec lui. On entendit quelque temps le son de la flûte ; il diminua peu à peu. Enfin on n’entendit plus rien. Les enfants avaient disparu, et depuis lors on n’en eut jamais de nouvelles.