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Critique

Au hasard des lectures estivales, retrouvé Julien Gracq … Mais parce que le hasard n'en est jamais un, cette série de témoignages dans L'Obs de cette semaine. L'un concerne Gracq

Qui ne le connaît ? mais en même temps ignore ce si discret professeur d'histoire-géographie qui sous ce pseudonyme écrivit quelques uns des plus beaux textes de la littérature du XIXe ?

En lisant, en écrivant, que je n'avais pas relu depuis sa parution révèle un lecteur lucide, jamais pris en défaut de sarcasme, jamais méchant et semblant presque désolé de n'avoir pas toujours de jugement positif à confier.

Ce me semble être le cas, ici, à propos d'Alain, dont il fut l'élève. A le lire, on le comprend, Alain fut assez prof, pour marquer ses élèves dont certains ne sont pas des inconnus (Simone Weil, Raymond Aron, Georges Canguilhem, André Maurois) qui tous confirment l'empreinte laissée. Mais avec le recul qu'en reste-t-il ?

Il y aurait beaucoup à dire, à écrire sans doute même, sur les traces laissées par les enseignants ; celles surtout que ces derniers, sans se l'avouer jamais, rêvent de laisser et ne tracent pourtant pas ou bien pas où ni en quoi ils s'y seraient attendus ou l'eussent espéré ; celles qu'ils ne verront jamais et qui pourtant dévieront un peu ou beaucoup le parcours de leurs élèves ; celles qui consolent ; rassurent ou inquiètent. Il y aurait beaucoup à avouer chez les enseignants, de mégalomanie à se croire pouvoir ainsi envoyer des signes ; de vanité à s'y faire admirer même provisoirement ; de simple générosité à consacrer leur humble existence à transmettre ce qui les a eux-mêmes transformés ; ou encore de renoncements ! Pour un Pygmalion, toujours un peu douteux, combien d'écrivains ratés, de philosophes indigents, de musiciens entravés ou de sages discrets qui surent humblement dégauchir à leur éventaire ?

Il y a quelque ironie à le voir ainsi rappelé à la mémoire d'un ancien élève comme lui-même le fit pour Alain ?

Au moins n'eût-il pas cette hargne de vieillard aigri qu'on avait pu reconnaître chez un Léautaud !

 

Je me suis demandé plus d'une fois pourquoi Alain, dont j'ai été deux ans l'élève, que j'ai écouté pendant deux ans avec une attention, une admiration quasi religieuse, au point, comme c'était alors le cas des deux tiers d'entre nous, d'imiter sa façon d'écrire, a en définitive laissé en moi si peu de traces.

La réponse est à moitié dans la question : sans doute fut-il meilleur prof que philosophe - ce qui, après tout, ni désobligeant ni honteux : Admirable éveilleur, il avait peu d'avenir dans l'esprit, écrit Gracq. Voici tout le dilemme intime de l'enseignant qui dut bien avoir eu des rêves de grandeur et de gloire qui y mit tous les soins et blessures où son syndrome du bon élève l'avait engoncé ; condamné bientôt à braconner sur les mêmes sentiers en piètre rabatteur !

Sans doute, les universitaires y éprouvent moins de difficultés - les leurs sont ailleurs ! Car d'être statutairement chercheur mais aussi enseignant, ils peuvent aisément se consoler de la misère ou de leur échec dans l'une de ces tâches par l'autre ou se réjouir de leur réussite dans les deux domaines …

J'entends encore Bachelard s'en réjouir :

ou encore Serres sur un autre registre :

contrairement à un Dumézil qui voyait bien plus d'attraits à ce qu'on ne nommait pas encore recherche qu'à l'enseignement en tant que tel, surtout dans le secondaire.

 

Mais quoi, s'il est admis en ces lieux de ne pas goûter particulièrement l'enseignement, pourquoi donc serait-il médiocre d'y avoir plus compter que dans ses écrits ?

Ce fut le cas d'Alain, assurément. Ce qu'il écrit est souvent marqué au coin du bon sens mais sent effectivement son radicalisme IIIe République, passablement défraîchi. ( Il n'est qu'à lire son culte de la raison ! )

Ce qui me touche dans ces lignes de Gracq ?

Oh certainement pas la désillusion que pourrait faire naître, avec le recul, la médiocrité des traces laissées. Je n'ai jamais eu le sentiment de travailler pour l'éternité ni de former mes étudiants comme on sculpterait une pierre. Je n'ai ni l'âme ni la prétention d'un Pygmalion et je crois bien que j'aurai détesté me trouvé en face d'un double ! J'entends ce que dit Serres qui rappelle l'inanité des conseils. S'il est, au delà des connaissances strictes qu'il faut bien confier pour ce qu'elles sont, quelque chose qui relève de l'éducation ou, plus simplement, de la simple humanité, c'est bien de ne pas exciper de sa propre importance pour jouer sottement les thaumaturges ou les sages, de simplement les conduire au devant d'eux-mêmes. N'eussé-je jamais, ma vie durant, entravé le parcours de mes étudiants, ceci suffirait à mon contentement.

C'est pour cela que j'apprécie que l'homme eut soigneusement compartimenté ses deux activités d'enseignant et d'écrivain et refusé à l'occasion le Goncourt. Il n'était dupe de rien ; n'usait pas des grands arguments idéologiques comme Sartre. Il tenait à rester en retrait. La chose me plaît.

Non, en réalité ce qui me touche, c'est encore combien l'on demeure engoncé dans son époque, quoiqu'on fasse ou veuille. Voici peut-être le signe de la grâce, de s'en pouvoir extirper et atteindre l’universel.

Effectivement ce n'était pas le cas d'Alain ! Point n'est besoin de parler de niaiseries comme le fait Léautaud …


 


1)

« On connaissait la vie d’écrivain de notre professeur d’histoire-géographie : les textes de Julien Gracq étaient déjà dans le « Lagarde et Michard ». Mais au lycée Claude-Bernard, à Paris, peu d’entre nous avaient lu ses livres. Il ne nous y incitait pas, d’ailleurs : un jour, des élèves étaient venus lui demander des autographes, il avait refusé. C’était Louis Poirier, un point c’est tout. Il était très discret, et ne voulait pour rien au monde mélanger les choses.

Je n’ai lu ses livres que beaucoup plus tard, vers mes 40 ans. Ce n’est pas l’écrivain qui m’a marqué, influencé, mais bien le professeur. J’adorais sa très grande rigueur. Il était réglé comme une horloge. Chacun de ses cours se ressemblait. Il entrait dans la classe, posait sa montre sur la table. Puis, il faisait venir deux élèves au tableau pour vérifier ce qu’ils avaient retenu du cours précédent. Les leçons étaient extrêmement structurées. Et il était si consciencieux que chaque année, on pouvait avoir la certitude qu’on allait terminer le programme : il l’appliquait scrupuleusement. Il ne racontait pas l’histoire de manière onirique, ne faisait rien pour attirer l’attention. Il avait une objectivité, une honnêteté naturelle. C’était un petit bonhomme très méthodique, mais on sentait qu’il y avait autre chose derrière.

Après mes études d’histoire, j’ai bien tenté d’être moi-même professeur d’histoire-géographie, en m’inspirant largement de son exemple. Mais ça n’a pas marché : je n’étais pas lui. Il m’avait appris l’histoire, mais il ne m’avait pas appris à l’enseigner. J’ai passé des concours administratifs et ça a mieux marché – je suis devenu responsable matériel et financier d’établissements scolaires. Et là l’influence de mon professeur a été déterminante : j’étais, comme lui, un fonctionnaire méthodique, très respectueux des règles. Sans oublier que, comme lui, je n’étais pas que ça. Son exemple rendait supportable le fait de faire ce métier avec le plus de rigueur possible.

On pourrait penser qu’il était double – d’un côté Louis Poirier, de l’autre Julien Gracq. Je trouve au contraire que le professeur qui ne sort pas du cadre est très cohérent avec l’écrivain qui refuse le Goncourt. Tout cela participe de la même intégrité. C’était un homme d’une autre époque, d’une grande modestie. Il sentait qu’il allait se corrompre au contact des médias, ne voulait pas de cette célébrité. Et quand, plus tard, j’ai lu ses livres, c’était bien lui que j’entendais parler.

Je suis allé lui rendre visite chez lui plusieurs fois, à l’improviste. La dernière, c’était quelques semaines seulement avant sa mort, en 2007. Il avait été très accueillant, s’excusant de nous recevoir, ma femme et moi, en robe de chambre. Il adorait répéter qu’il passait beaucoup de temps à regarder le foot à la télévision. Et disait, l’air de s’excuser : “Vous vous rendez compte, ils m’ont mis au programme de l’agrégation…” » Témoignage d'A Boulanger

 

2) trouvé, par exemple dans son Journal :

« Une jolie bouffonnerie littéraire, c'est la réputation de ce professeur, dont le nom. m'échappe, qui, sous le nom d'Alain, publie depuis quelques années des Propos qu'on veut absolument nous faire trouver remarquables. Je viens encore d'en lire un dans le dernier numéro de La Lumière (j'en joins la coupure ici). C'est le modèle de la fausse profondeur, des phrases sentencieuses et vides et des petits trucs pour faire effet sur le lecteur, comme ce passage : « Or, si la chose est présente, comme cette fenêtre que Louis XIV jugeait mal placée, contre Louvois, il n'y a pas de roi ni de ministre qui tienne ; on cherche un mètre et tout est dit. » On reconnaît tout de suite là l'affectation à singer Pascal. Je ne serais pas étonné que cet Alain soit au total un assez bel imbécile. Le comique de pareilles niaiseries s'augmente quand on le trouve dans un journal ayant pour titre La Lumière. » (30.01.29)

ou encore ceci à l'occasion de la mort d'Alain …

Le prétendu remarquable Alain est mort. Dans Combat, flot de panégyriques extraordinaires : Jean Prévost, Maurois, Maurice Nadeau, Pierre Bost, pour lui « le seul grand homme », S. de Sacy. Pauvres gens, à qui il a fallu un professeur pour leur mettre quelque chose dans le cerveau, « apprendre à penser », comme dit Jean Prévost. On cite de cet Alain cette sorte de principal principe de sa doctrine : « Il faut aller à la vérité de toute son âme », ce qui est de la littérature, et assez niaise. Pilate lui était bien supérieur en esprit, en pensée, en jugement critique, avec son : « Qu'est-ce que la vérité ? » Et en effet, elle est multiple, elle a d'innombrables faces, et chacune de ces faces a son contraire. Au point qu'on peut dire qu'elle n'existe pas. Ce mot de Pilate, d'une autre hauteur philosophique que les propos de cet Alain, disciple de Lagneau, que Barrès disait n'être qu'un sot. (07.06.51)