Gracq sur Alain
p 167

 

 

Je me suis demandé plus d'une fois pourquoi Alain, dont j'ai été deux ans l'élève, que j'ai écouté pendant deux ans avec une attention, une admiration quasi religieuse, au point, comme c'était alors le cas des deux tiers d'entre nous, d'imiter sa façon d'écrire, a en définitive laissé en moi si peu de traces.

Admirable éveilleur, il avait peu d'avenir dans l'esprit. Au moment même où nous quittions sa classe, en 1930, un brutal changement d'échelle désarçonnait sa pensée, un monde commençait à se mettre en place, un monde effréné, violent , qui rejetait tout de son humanisme tempéré. Les règles de la démocratie parlementaire à dominante radicale lui paraissaient un acquis pour toujours : il pouvait advenir de mauvaises élections ramenant vers les portefeuilles-clés les notables conservateurs et les tenants du cléricalisme, rien de beaucoup plus grave. Ses problèmes politiques étaient ceux de l'électeur français de la petite bourgeoisie dans une petite ville, tout froncé contre les empiétements et le mépris des riches, des importants et des officiels ; avec infiniment plus de culture philosophique, et certes en élevant le débat de plusieurs coudées, l'horizon de son combat de citoyen et la mesure de sa résistance à l'arbitraire restaient à peu près - à un siècle de distance - ceux du vigneron de La Chavonnière. Des questions telles que le colonialisme, le communisme, l'hitlérisme, le destin de l'Europe, l'éruption technicienne, les nouveaux équilibres du monde, dépassaient l'horizon de sa sagesse un peu départementale, et, je crois aussi, le dérangeaient : il les tenait à l'écart. Son anti historisme était instinctif, et presque absolu ; l'expérience du combisme, qu'il avait soutenu, et celle de la guerre de 14, qu'il avait faite, étaient les seules leçons de l'histoire dont il tînt compte : en 1939, il retrouva automatiquement les positions dreyfusardes et celles d'Au-dessus de la mêlée, et s'y tint, sans aucun regard pour les énormes variations de nature et d'intensité ; l'arbre lui cachait la forêt, et Boisdeffre, Hitler ; il ameutait les « républicains » contre le sabre de Gamelin.

On pouvait s'interroger sur ce qu'il pensait du communisme ; faute qu'il entrât dans ses cadres de pensée, je crois qu'il le considérait comme une sorte de radicalisme un peu trop pétulant , un peu trop effervescent, sans nul sentiment de sa spécificité : quelque chose à ramener au bercail. L'univers industriel lui restait fermé. Jusqu'au bout, il a voulu continuer de voir le monde qui naissait à travers les lunettes de 1900. Je me souviens d'une boutade sarcastique qu 'il lança un jour contre Jean Perrin et la physique atomique alors naissante : « Ils ont vu l'atome! » Ils allaient faire un peu plus ...

Il n'aimait ni les situations, ni les caractères limite. Admirable commentateur de Balzac, de Stendhal et de Dickens, il n'admettait de Claudel que le très cornélien Otage, de Dostoïevski que Crime et Châtiment: ni Les Démons, ni L'idiot. Je ne doute pas qu 'il eût rejeté le Malraux de La Condition Humaine, ou plutôt l'eût ignoré , comme il devait faire de Bernanos. Je pense qu'il portait sur le surréalisme, s'il l'a connu, le même jugement que Valéry : récupération de déchets.

Sitôt quitté, je me suis défait de lui, dans la vénération, la reconnaissance. Je relis quelquefois ses Propos sur la littérature, sur Dickens, qui sont d'un lecteur de très haute classe (il eût été, il est, dans son domaine strictement balisé, un admirable critique littéraire, libre et aéré, sachant , ô combien ! prendre à chaque instant du recul de la hauteur ). Peut-être lui en ai-je voulu un peu de m'avoir fait prendre pour un éveil intemporel à la vie de l'esprit une pensée étroitement située et datée, et qui reflétait, à travers le déclin encore masqué d'une démocratie rurale et close, la fin d'une période du monde plutôt qu'elle n'en annonçait une nouvelle. Pensée presque antécopernicienne, comme celle de son ennemi juré Barrès, où le monde gravitait encore autour du couple bourgeois France-Allemagne. Le hasard d'une Maison de la Presse peu achalandée m'avait réduit l'autre jour à ouvrir un volume de la série romanesque d' Anatole France : L'Orme du Mail.

Je ne connaissais rien du livre ; au bout d'une soixantaine de pages, il me vint une réflexion bizarre : «Tiens ! Alain. ». Non pas, bien entendu , que rien en lui rappelât l'envergure intellectuelle et les coteaux très modérés du « bon maître » de La Béchellerie. Mais je sentais vivement que ce monde des romans d'Anatole France, avec ses figures emblématiques comme des figures de jeu de cartes : le Général, le Duc, !'Évêque, le Préfet, le Député de la rente foncière, !'Enseignant laïque, c'était tout même le monde étriqué de sa jeunesse, la donne qu'il n'avait pas cherché à changer et dont, pour cadre de sa réflexion pourtant si libre, il avait accepté les limites sans plus guère les remettre en question.