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Ce que croire et comprendre veulent dire

Je m'étais déjà, à plusieurs reprises, penché sur la question de ce que pouvait vouloir dire croire. Avec pour seul certitude, j'allais écrire viatique, qu'à l'instar de la philosophie, ceci avait peut-être moins affaire à la connaissance du monde qu'à notre relation au monde ; que serait vaine mais vide surtout, une foi qui ne bouleverserait pas notre manière d'être au monde. Qu'il ne saurait y avoir ici de savoir qui n'entraînât point de sagesse

Restes et poussières Réparer le monde Soutenir le monde 1 Soutenir le monde 2 éloge du don

 

 

Soutenir le monde I

Les relations entre l'homme et le divin n'ont jamais été simples, avais-je écrit sans trop m'y attarder songeant surtout à la difficulté de s'affirmer en son existence et chemin sans nier et risquer de tout détruire. Tel est assurément le long chemin de ce qu'autrefois l'on nommait civilisation - terme dont on a souvent trop oublié l'inchoation : il ne désignait que le tout début d'un processus et non un état et sans doute devrait-on pour cette raison désigner sous devenir-humain - hominescence ? Il y aura tellement à dire sur cette négation qui porte l'affirmation en son sein … à moins que ce ne soit au contraire l'affirmation qui génère la négation. On y verra fatalité ou théorie du mal nécessaire ; dialectique et travail du négatif.

Qu'importe au fond puisque c'est suggérer en tout cas que pour mystérieux qu'il soit, pour impossible qu'il apparaisse de songer qu'il puisse ne pas avoir été (Parménide) l'être nourrit d'étranges fiancailles sinon avec la mort, en tout cas avec la violence.

C'est à ceci que je songeais en lisant les toutes premières pages du Zohar qui composent les Préliminaires :

Quand l'arc-en-ciel se dévoile au monde . Dès que se montre l'arc-en-ciel, ils se révèlent et « Le temps du chant est arrivé » c'est-à-dire le moment d'élaguer le monde de ses ignobles . Et pourquoi donc sont-ils malgré tout sauvegardés ? Parce que « Les bourgeons apparaissent sur la terre ». Si les bourgeons n'apparaisaient pas, les ignobles auraient quitté le monde qui lui-même ne pourrait plus subsister. Qui soutient le monde et permet aux patriarches de se révéler ? La voix des enfants qui étudient la Torah; c'est grâce à eux que le monde est sauvé.

Il y a, décidément, dans la pensée juive non pas l'idée d'une création triomphante comme dans la tradition chrétienne où le monde résulterait d'une irradiation originaire, d'une irrésistible explosion de lumière, aveuglante certes mais bientôt soutenable, mais bien plutôt la préscience d'une fragilité endémique du monde qui peut sembler étrange en regard de la toute-puissance créatrice du divin. Comme si l'être de la création, loin d'être une évidence, était le résultat d'un processus qui pour volontaire qu'il fût n'en était pas moins un fait étonnant, incompréhensible mais surtout, en rien un phénomène dont la réussite fût garantie ni par la logique ni par la toute puissance divine.

Il y a sans doute plusieurs raisons à ceci dont l'une au moins échappe à la raison : hapax ontologique, pourrait-on dire, la création heurte tous les principes logiques - notamment celui d'identité. Ex nihilo nihil, dira le latin s'appuyant sur une phrase de Lucrèce, en réalité que l'on trouve dans une satire de Perse. Que dire en effet d'un phénomène qui ne se produirait qu'une fois : Aristote avait raison, il n'est pas de science du singulier mais seulement de ce qui se répète.

La chose est entendue, ceci ne peut être ni fait de science ni fait d'expérience : seulement acte de foi.

A bien y regarder pourtant, on comprend que dans cette interrogation originaire, toute religieuse qu'elle puisse être, spirituelle en tout cas, il y a le même point de départ que celui de la métaphysique grecque : pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que du néant ? Sans doute faudrait-il relire Leibniz, plutôt que Heidegger, qui aura eu la sagacité de rappeler que rien ne se produit sans raison. Loin de moi l'idée ici de retracer toute l'histoire de la métaphysique mais planter ses pas à cet endroit précis c'est s'installer au lieu originaire où philosophie, métaphysique et théologies prennent leur essor. Or, remarquons-le, ici, pour la cabale notamment, ce qui fait question dans cette création ce n'est ni dieu ni l'homme mais le monde lui-même.

Or la cabale inverse l'interprétation communément admise : ce n'est pas l'être qui surgirait du néant mais bien le contraire, le néant qui naîtrait du retrait du divin. Ce qui change tout et donne une connotation morale à la création bien plus que métaphysique. L'acte de création n'est pas le fait d'une toute-puissance ivre de se manifester et d'être reconnue par autre qu'elle - une création reconnaissante et prête à toute dévotion - mais au contraire un acte de générosité, d'amour ; pas un acte impersonnel ou mécanique ; certainement pas le fruit d'un hasard et de nécessités enchaînées, pas d'un désordre natif qu'un clinamen inévitable organiserait au moins provisoirement mais oui, un profond désir de filiation comme il peut arriver à deux êtres de le ressentir.

L'être n'a pas à affirmer sa toute-puissance ! pourquoi le ferait-il au reste puisqu'il n'y a rien en dehors de lui avec quoi se mesurer ? Et, ce désir de puissance ne saurait être à l'origine de rien puisqu'il supposerait en toute contradiction de réduire l'autre à plus faible que soi - et donc à l'anéantir ? Sans doute l'impersonnel est-il le monstrueux par excellence pour la cabale - ce serait au reste nier l'être même du divin. Où se retrouve la distinction radicale entre l'interprétation matérialiste du monde - où se retrouvent autant scientifiques, philosophes et souvent métaphysiciens, n'en déplaise à M Conche - et l'approche, non pas religieuse mais spirituelle. Mais laissons cela, j'y reviendrai sans doute un jour.

Il m'est arrivé de chercher ce qui en nous incitait à engendrer me refusant à n'y considérer qu'un instinct et estimant que la quête d'éternité ou de traces n'avait pas grand sens. Je m'étais consolé en supposant que c'était ici un des rares actes de générosité que nous puissions sans arrière-pensée commettre et, pour ceci même, un de ces rares actes métaphysiques. Or la naissance d'un enfant ressemble à s'y méprendre à cette création que nous cherchons à comprendre : l'être qui apparaît, certes ne vient pas de rien : son corps, ce qu'il possède de plus matériel, résulte effectivement de ses parents réunis ; en revanche son être propre, son âme, son caractère, sa façon d'être au monde lui sont propres et signifient une radicale création. De la même manière, si ses parents veulent contribuer à son éducation (et c'est bien d'une sortie dont il s'agit ex-ducere) et lui permettre de mieux exister (sortir de, se manifester) il va bien leur falloir se retirer, lui laisser ses autonomie puis indépendance bref se nier en tant qu'autorité tutélaire et impérieuse. Et devenir ainsi, au mieux, un allié avec qui on entretient une relation de gré à gré, même si empreinte à jamais de ce respect et vénération dus à ses géniteurs ; au pire quelqu'un qu'on délaisse, abandonne sans toutefois parvenir jamais à les oublier.

C'est bien ainsi qu'à la fois j'entends l'acte de création et le retrait du divin. Ce que la cabale nomme tsim-tsoum. Parce qu'entre créateur et créature, il y a relation de filiation avec tout ce que cette dernière peut comporter de contradictions, d'ambiguités ; d'ambivalence surtout. Le risque, pour le père, fût ce par sollicitude, d'en faire trop et de ne pas laisser assez d'air, d'espace au fils ; le risque pour le fils de trop s'opposer pour s'affirmer et de rendre la relation sinon impossible en tout cas douloureuse. Belle idée que celle d'un père qui se retire en lui-même pour laisser de la place à son fils, et crée suffisamment de distance pour que les deux ne se confondent jamais. Belle idée que celle d'un divin qui ne joue de sa toute-puissance que pour empêcher la lumière qu'il a laissé fuser de lui ne revienne à son point d'origine.

L'acte est bien moral : il faut bien un peu de pesanteur pour que la grâce puisse avoir lieu. La création ne saurait se maintenir en face de son créateur, en de hors delui que grâce à une puissance qui l'y maintienne.

Cette force, dit le texte, c'est la Torah ! la loi, la règle ! la parole surgie qui tonne et bouleverse toute l'histoire de l'humain ; la voix qui proclame tu ne tueras point.

Il y a ici belle et grande notion tout empreinte à la fois de dignité et d'humilité : il faut effort constant pour parvenir à soutenir le monde qui n'a en lui rien d'éternel et demeure fragile de sa tendance même à retourner à son point d'origine.

Que cette force tienne dans ces regards d'enfants apprenant à lire en même temps que la loi - que le monde lui-même tienne sa dignité de ce regard neuf et de la nécessité, à chaque génération, de tout recommencer dit l'essentiel de cette relation ineffable, inépuisable.

L'enfant, décidément, plus que promesse, est berger de l'être.