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Ce que croire et comprendre veulent dire

Je m'étais déjà, à plusieurs reprises, penché sur la question de ce que pouvait vouloir dire croire. Avec pour seul certitude, j'allais écrire viatique, qu'à l'instar de la philosophie, ceci avait peut-être moins affaire à la connaissance du monde qu'à notre relation au monde ; que serait vaine mais vide surtout, une foi qui ne bouleverserait pas notre manière d'être au monde. Qu'il ne saurait y avoir ici de savoir qui n'entraînât point de sagesse

Restes et poussières Réparer le monde Soutenir le monde 1 Soutenir le monde 2 éloge du don

 

 

Soutenir le monde II

Le monde, se soutenant, dans le regard des enfants, peut s'entendre de multiples façons : la Torah est précisément cette règle qui interdit à la lumière qui, du divin se retirant s'était projetée en un point de la place vide ainsi offerte, de retourner à son point d'origine. Il peut aussi s'entendre - mais combien ce sens est faible, tellement plus pauvre ! - comme la perpétuation d'une tradition de génération en génération … Il est loin d'être faux que l'identité juive s'est maintenue, après la chute du Temple et la dispersion, par l'entremise d'une stricte observance de la loi et la propension à fustiger tout écart à la tradition s'en déduit d'autant plus aisément qui fut perçu immédiatement comme menace de disparition.

Mais est-il question ici seulement d'une fidélité obsessionnelle au texte ? Sûrement non !

Un parallèle audacieux

Mais quoi n'engendre-t-on que pour ne pas disparaître ? Au reste, quand même ceci fût-il exact pour nous, comment peut-on penser que ce pût avoir un sens pour Dieu, qui pour résumer la totalité de l'être, ne saurait pas ne pas être ; ne plus être.

Cette question, je me la suis posée à maintes reprises ! Non pas tellement pourquoi l'on engendre parce que je crains bien qu'à celle-ci il ne soit pas de réponse réelle. Je ne crois pas à l'instinct même si la réponse a l'avantage de la facilité et de l'évidence - même surfaite. Je ne crois pas beaucoup plus à l'éducation même s'il est exact que tout, explicitement ou non, nous y invite voire contraint comme une des figures de la normalité, de la responsabilité ; de la maturité à quoi nous ne saurions nous soustraire - comme si l'engendrement n'avait jamais été qu'un rite de passage pour l'individu comme pour la collectivité.

Mais ce que cela signifiait d'engendrer - mais donc d'être engendré - l'entrelacs que l'on y tisse.

Le soin méticulieux avec lequel la cabale compare le processus de création divine avec l'engendrement doit ainsi être pris au sérieux car il n'est pas anodin mais rend au contraire compte de la complexité de la relation.

Cette histoire, oui, c'est vrai, on peut la raconter des deux côtés : du côté des fils ; du côté des pères.

La version des géniteurs

Nous sommes habitués aux représentations d'un père autoritaire, jaloux de ses prérogatives, colérique à l'occasion et exclusif. Ce n'est pas tout à fait un hasard si la représentation chrétienne se complait à illustrer la grande différence entre le dieu de l'Ancien Testament et celui du Nouveau - on en trouve trace dès Marcion - et même si cette thèse est proclamée comme hérétique - comment un dieu pourrait-il changer, évoluer ? - elle n'en laisse pas moins des traces ici et là. En regard, pollués par la thèse freudienne, comment ne pas considérer dans la posture du fils une situation œdipienne où le fils n'aurait d'autre choix que de tuer le père - ce père qui ne lui laisse aucune place !

Toute séduisante que soit la théorie - et bien trop facile - elle n'est pas satisfaisante. Qui, notamment omet de considérer combien la relation père-fils est loin d'être symétrique. J'incline à considérer la théorie girardienne de la violence mimétique mais alors s'il est origine de la violence, du meurtre et du sacrifice c'est à l'intérieur de la phratrie qu'il faut la chercher. C'est le fils qui, impuissant à se faire place rapide et à être reconnu par le père, conjugue en concurrence la relation au père et au frère. Alors quoi ? me trompé-je en indiquant que très vite, Dieu renonce à éliminer et exterminer et remplace sa colère par la promesse d'alliance ?

En réalité la violence n'est pas le fait du divin !

C'est sans doute ce qu'il y a de plus intéressant dans l'approche cabalistique de la création : elle n'est pas le fait de la toute-puissance mais de l'acte généreux par excellence qui se traduit par le retrait. La toute-puissance n'intervient que pour empêcher la lumière de revenir à son point de départ, donc pour empêcher le monde de retourner au vide ; pour maintenir le monde.

Comment oser l'analogie ? Je le veux néanmoins puisqu'après tout la cabale l'a essayée.

Ai-je fait des enfants pour avoir prise sur eux et les mener où allait mon bon plaisir ou mes volontés ? Sûrement non ! je veux dire : j'en suis absolument certain. Je n'avais aucun bien à leur transmettre et me suis toujours abstenu de les vouloir conduire vers tel métier plutôt que tel autre. Savent-elles, puisque je n'ai eu que des filles, combien souvent je me tus devant tel choix qui n'eût pas été le mien ou telle attitude que je désapprouvais. Jamais je n'aurais supporté de les conduire ailleurs qu'au devant de leurs propres routes. Je n'avais pas à les construire, à les faire : elles n'étaient pas des choses. Réification, aliénation sont des mots que j'aurais pu mettre devant cette attitude - la philosophie me l'eût permis. J'y ai songé mais bien plus tard. J'ai toujours pensé à ce commentaire qu'un jour, ma mère me fit à propos du 5e commandement : on peut tuer de mille manières ! imposer un métier, une carrière, une façon de penser à ses enfants, c'est déjà les tuer ! Alors oui, engendrer c'est se retirer ! progressivement sans doute parce que le jeune enfant a besoin d'être d'abord fermement conduit mais l'apprentissage de sa liberté où l'adulte doit l'aider à s'aguerrir ne signifie rien d'autre que ce retrait.

Oh bien sûr je me souviens de chacun de ces trois instants où, l'enfant paraissant, vous envahit cet étrange sentiment, non de puissance ; non pas même de fierté mais de joie - oui sans doute est-ce ici le bon terme au sens où l'entendait Spinoza : le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection que je comprends comme une réalisation, plus ample encore de l'humain en l'homme. Mais non ceci n'a rien à voir avec la puissance encore moins avec la puissance sexuelle ; n'a rien, ne peut pas, à voir avec la minable fatuité du mâle

En va-t-il différemment des femmes ? je n'en suis pas certain. Serres notait que la polysémie du mot hôte n'était valable qu'au masculin : l'hôtesse est toujours celle qui reçoit et qui donc donne sans rien attendre en retour. Sans doute, si l'on admet le point de vue freudien, la relation de la mère à sa fille est-elle plus complexe et celle à son fils bien plus possessive ; pour autant comment envisager que s'y joue une volonté de puissance, de domination ? Bien sûr, il y a de la louve impétueuse et sourcilleuse en toute mère ; ne le serait-elle point qu'on la jugerait indigne. Mais doit-on véritablement réduire la maternité à cette possession presque animale encore ? Ce serait sot autant qu'odieux. Evidemment il est question de bien plus que ceci ! de bien plus noble. Où le mot hôtesse a un sens qui demeure celle qui donne sans espoir de retour. La maternité demeure étrangère à toute arithmétique ; participe éminemment de la grâce. Celle qui reçoit accepte d'être parasitée ; que l'on se restaure, fût ce provisoirement, à ses dépends. Celle qui enfante accepte, pour un temps, que l'intrus se nourrisse d'elle, de son énergie, de sa force ; de sa sollicitude ; de son amour. Ce qui magnifie tout, l'embellit et l'exhausse : le retrait volontaire - non pas l'abnégation, mais le retrait, discret, progressif - qui fait du don l'acte moral par excellence.

Sans doute, dira-t-on, voici idéalisées les fonctions parentales. Oh bien sûr, comment nier que n'y nichent des habitudes tellement ancrées qu'on les prendrait presque pour des instincts, de sombres vanités ou des modèles sociaux auxquels on ne parviendrait pas à résister. Certainement y a-t-il ici ou là des mères abusives, des pères autoritaires … Mais c'est justement dans cette ambivalence que je lis la moralité de la chose, dans cette boucle infinie entre retrait et ouverture, entre pesanteur et grâce, entre vertu et défaillance.

En réalité, si douleur il se peut être en cette expérience fondatrice, elle ne peut tenir qu'à l'abandon. Mesquin, odieux et pathogène souvent quand le parent se détourne de l'enfant, s'en désintéresse ou le quitte. Nécessaire, salvateur quand c'est le parent qui s'efface, l'œil protecteur sans doute encore, pour nourrir bientôt une relation d'humain à humain. Je sais des mères défaillantes - pourquoi diantre ne s'en pourrait-il pas être ? - elles le sont rarement en permanence mais connaissent ici et là, fugacement ou non, des faiblesses, des épuisements, des découragements avant de se reprendre quand elles le peuvent encore. Je connais des pères odieux ou seulement égoïstes - plus fréquents tant l'enfantement leur fut plus extérieur et j'allais écrire plus étranger. Leur éducation leur a longtemps fait accroire que leurs domaine et devoirs étaient le monde extérieur, la raison, l'effort, le travail et donc l'ordre. Ils fuient souvent avec bonne conscience : le siècle leur en avait fait cadeau ! Parviennent-ils pour autant à briser le lien d'égoïsme et d'indifférence ? Il est toujours un moment où …

Cet enfant qui sourit, ce premier regard de bébé levé vers sa mère ou son père pourquoi donc, comment surtout soutient-il le monde ? Qu'a donc cet enfant, que nous ayons perdu, qui nous le rend si attachant, émouvant. Troublant. Des mots viennent bien sûr, aucun n'est le bon ! Innocence ! pureté ? candeur ? Naturel ! Ce n'est sans doute pas même l'enfant en lui-même que la distance à la fois vertigineuse et pourtant si ténue qu'il instaure d'entre nous et lui ; qui nous fait vouloir l'épauler et pourtant jamais ne pouvoir totalement l'atteindre. Il est pour nous, autant pesanteur que grâce, autant ce qui nous autorise à nous dépasser que ce qui nous ramène à ce pauvre petit je si limité, si balourd de quoi nous peinons tant à nous extirper. Il est ce qui nous tient, nous maintient ici ; ce qui sans cesse nous ramène au réel, à cette glaise qui parfois nous entrave, si souvent nous englue. L'occasion, presque la seule, d'une générosité sans retenue ni sans contrepartie : notre part céleste.

Oh bien sûr l'enfant est petit tyran - polymorphe pervers, disait Freud ! il est en tout cas d'une exigence absolue et vraisemblablement trop dépendant de tout et de tous pour n'être pas irrémédiablement égocentré. C'est ici rôle de l'éducation aussi que de lui faire se détourner le regard vers le monde, certes, mais vers l'autre, surtout ; de lui faire sentir, d'abord, comprendre, ensuite, que s'il n'existe que dans le regard de l'autre ; ce dernier, inversement et réciproquement, a besoin vital de son regard, bientôt de sa bienveillance ; continûment, de sa reconnaissance.

Ce retrait, je le connais et en mesure le prix ; cette pesanteur parfois gluante je la devine aussi détestable parfois que nécessaire toujours. On ne fera pas que l'enfantement ne soit aussi affaire de soins corporels pas toujours ragoutants que le lien tissé exalte malaisément ; à l'inverse on ne fera pas que la générosité absolue ne s'achève bientôt en telle abnégation vertueuse qu'elle confine à la négation pure et simple de soi, l'extinction du désir voire le désintéressement du monde. Je sais et proclame l'absolue nécessité de cet entrelacs, enchevêtrement ou boucle d'entre grâce et pesanteur. Sans doute ne sommes-nous pas taillés pour le sublime : l'incontournable pesanteur nous le rappelle - avec obsession parfois. Pénible insistance, toujours.

C'est ici, sans doute, que réside tout le miracle de la création divine que de laisser se jouer cette pesanteur car elle offre l'opportunité au monde de se maintenir à l'extérieur de la sphère divine. La grâce seule y eût été fatale. C'est aider encore à comprendre que cette création n'est pas tout à fait un moment unique : elle résulte en réalité d'un effort continu, de cette force constamment insufflée qui interdit à la lumière de retourner à son point d'origine qui maintient indéfiniment la frontière d'entre le monde et le divin.

Ce qui nous maintient en vie, cette pesanteur dont j'ai écrit si souvent qu'elle pouvait tout aussi bien nous perdre que nous sauver, et de manière surprenante y parvenir simultanément, cette pesanteur qui aux moments les plus exaltés nous évite de nous éloigner trop et d'être bientôt étrangers à l'autre et au monde, celle-ci, oui, a partie liée avec la puissance, le pouvoir et, sans doute, est-ce exactement à cet endroit-ci que prolifère la gangrène de la violence.

La cabale, s'agissant de l'acte créateur parle d'un acte d'amour ; d'un acte moral. Pardi ! comment saurait-il y aller différemment ?

Écrivant ceci je m'étonne moi-même de cet invraisemblable parallèle entre la création divine et l'engendrement ordinaire … Fussions-nous d'une autre époque, sans doute aurions-nous essuyé l'accusation de blasphème. M'inquiète de pouvoir passer ainsi, alternativement de l'une à l'autre sans que le sens y puisse trouver à redire. C'est que sans doute il s'agit de la même logique ici à l'œuvre qui engage aussi la création de l'œuvre d'art ; de la même logique qui échappe à tout critère d'intérêt, à tout calcul de profit, à tout souci égolâtre. Je crains bien, décidément, qu'il ne soit pas tant d'occasions à nous offertes, de nous élever au-delà de nous-mêmes, de laisser libre cours à cette étincelle de noblesse qui nous fait parfois - si rarement - honorables. Je sais aussi que, parallèlement, si rien ne nous y poussait, nous délaisserions sans doute trop vite l'ordinaire de nos existences pour ces havres de méditation, de création, de réflexion là bas loin à l'écart, au silence

En réalité, l'interprétation que la cabale en fait est assurément plus proche de l'esprit des textes bibliques que la théorie chrétienne - et ceci non uniquement pour savoir éviter l'absurdité logique de la création ex nihilo ! Faut-il pourtant rappeler le credo quia absurdum ? On y trouve effectivement à la fois la dimension morale de l'acte créateur - qui elle n'a besoin d'aucune justification - et la dynamique d'un processus où l'humain aussi à sa part. Et l'échec, sa place sans qu'il s'agisse ipso facto d'une faute.

 

La version des fils

Et il est évidemment cette notion où nous allons voir l'être de Dieu donner l'être au monde, dans une relation de filialité. Nous étudierons que le problème de la Torah, du récit historique de l'humanité pour la Torah, c'est la recherche de la fraternité, et puis la relation fraternité a été impossible à réussir ; Caïn à tué Abel, alors Dieu a suscité la relation du père au fils qui est, comment dire, qui est plus accessible à une solution. La rivalité entre les frères c'est une rivalité incontournable. Elle n'est pas encore réussie. Ce problème n'a pas encore trouvé de solution. Léon Askénazi

Un hébreu n'est pas inquiet de ça ; l'homme existe, et c'est cohérent, c'est normal. Et puis, il n'est pas inquiet de Dieu. S'il l'homme existe alors à plus forte raison Dieu. Tout cela ce n'est pas (sic!) des problèmes pour la conscience biblique. Le problème de la conscience biblique c'est pourquoi un monde existe, comment se fait-il qu'un monde existe, et à quelles conditions un monde existe (ibid, p 2-3)

Voici qui entre en droite ligne de ce qu'il affirmait plus haut en suggérant que ce qui posait question à la conscience juive ce n'était ni l'existence de l'homme ni celle de dieu mais bien celle du monde. En effet, et le cabaliste l'entend parfaitement, il y a grande différence entre interroger la possibilité même du monde et tenter de comprendre comment il est, le rapport que l'homme entretient avec lui. Oui, assurément, la question de l'homme -, de ce qu'il est, de sa possibilité comme de son déploiement, quand elle est posée en premier, que surtout elle est posée radicalement comme une question, alors oui, elle relève de la philosophie ; par fois de l'anthropologie ; certainement pas de la pensée biblique. Oui, sans doute, celle de l'existence de dieu relève de quelque chose qu'en monde chrétien on nomme théologie qui, peu ou prou, commence toujours par la démonstration, évidemment impossible nous le savons depuis Kant, de l'existence de dieu. Rien n'est plus étranger que ceci à la tradition juive pour qui dieu comme homme sont des évidences. D'où la place centrale du texte, du Livre, de la Thora. D'où, au reste, la prédilection au commentaire des textes, voire aux commentaires des commentaires.

En réalité, si existent des jeux de pouvoirs et donc de conflits, ce ne peut en aucune manière être entre le divin et l'humain mais entre les humains. Soit ! Mais entendre ceci à la manière de la cabale, implique que ce qui pose problème et suscite violence ne soit jamais la relation père/fils mais plutôt la relation entre frères. Or c'est exactement ce que laisse entrevoir le premier meurtre. Caïn est peut-être le premier criminel ; le premier banni pour cette raison mais pour autant portera un signe qui le préservera lui et sa postérité. Le signe qu'il porte, à mi chemin de l'opprobre et de la repentance, trace aussi d'une culture qui se fonde. Etrange histoire, qui vient dès le chapitre 4 de la Genèse, tout de suite après l'exclusion de l’Éden … oui la violence est affaire de frères. Non, si dieu ici punit, il ne se venge pas et s'affaire à empêcher le cycle de la vengeance. Jalousie encre pour Joseph que ses frères vendent comme esclave.

R Girard a raison : ce qui caractérise le récit biblique c'est le refus de toute interprétation sacrificielle. Il y a, dès l'Ancien Testament, et pour cela Girard souligne à juste titre qu'il serait faux d'opposer l'Ancien et le Nouveau Testament, il y a, dis-je, le refus de tout engrenage vengeance, sacrifice émissaire etc. Sans doute y a-t-il différences entre l'interprétation chrétienne de la culpabilité originaire et l'approche juive, a fortiori cabalistique. On y trouve néanmoins la même réprobation de la violence perçue comme le mal absolu qu'il faut éradiquer. Or, à bien y regarder, il y a la même lecture chez Girard que chez Ashkénazi : la violence est affaire de jalousie entre les fils ; n'entre pas dans la relation père-fils.

Au vrai, il n'est rien de si différent de ces batailles d'autrefois que celles d'aujourd'hui, dont les motifs profonds sont bien dissemblables, comme en témoigne leur simultanéité dans toutes les capitales du monde. C'était réellement l'affaire Dreyfus qui précipitait dans la rue Charles Péguy et ses amis. Aujourd hui, il y a des prétextes nobles (le Vietnam) et d'autres qui le sont moins. En fait, c'est la jeunesse en tant que jeunesse qui veut entrer dans la carrière quand ses aînés y sont encore. (…) La jeunesse n'est qu'un mythe parce qu'en fait elle n'est jamais la même, que la nouvelle vague d'hier n'existe plus aujourd'hui en tant que nouvelle vague, mais en tant qu'elle a mis aux places qu'il faut pour atteindre les postes de commande des techniciens capables de les occuper. La lutte réelle n'est pas entre les générations, mais chez les jeunes eux-mêmes, enti:e ceux qui aspirent au premier rang, à être le mieux placés possible, et ceux qui savent déjà qu'avec la jeunesse ils perdront tout et qu'ils n'ont déjà plus entre les mains que cette carte qui se rétracte de jour en jour, de seconde en ·seconde. Rien ne peut faire que la solution des problèmes, pour la France, pour l'Allemagne, pour l'Italie ne relève de méthodes qui n'ont rien à voir avec la géniale absence de méthode d'un Castro.
5 mai 68
(…) Eh bien, oui, le monde a bougé, il a vacillé. Rimbaud réussira peut-être une autre fois la totale subversion. Il a le temps, lui qui est Rimbaud, qui demeure ce poète parmi nos générations successives, présent à jamais; le seul de nous qui ait gagné, qui est là une fois pour toutes : « J'y suis! J'y suis toujours! » Lui seul n'aura pas participé au désastre monotone (toujôurs le même !) de chaque génération qui entre dans l'arène, sachant qu'elle sera abattue avant dix ans et remplacée par une autre, comme au bout d'un quart d'heure le taureau vivant remplace le taureau estoqué.
Et pourtant! Ce que laisse dans un être la grâce de la jeunesse en se retirant, c'est ce qu'il aura acquis, dans tous les ordres, durant ce peu de temps où vous, ·les révoltés, n'alliez pas suivre de cours, ni passer des examens, ni faire vérifier_votre. pauvre bagage. Ce qui subsistera alors, ce qui vous aidera à survivre, c'est le semblant de regle de vie, religion ou sagesse humaine, à quoi vous aurez été dressés dès l'enfance, pour ne pas être dévorés par votre passion.
Mauriac, Bloc-Notes 9 juin 68

La malédiction des frères ; l'impatiente jalousie des frères !

Je la lis ici aussi dans ces lignes que le vieux Mauriac consacre aux événements de 68 - lignes rares, très éloignées du déroulé des événements comme s'il était déjà ailleurs ou que ce soubresaut ultime d'une jeunesse impatiente ne le concernât déjà plus.

Comparer la révolte étudiante contre la réforme, le régime vieillissant ou la guerre du Viet-Nam à l'atroce succession de taureaux mis à mort, il fallait le faire ! j'avoue l'avoir entendu d'abord comme la plainte déjà un peu acariâtre d'un vieillard bougonnant contre un monde qu'il ne comprenait déjà plus même s'il y faisait encore un petit tour de piste ; d'un monde qui cessait insidieusement de l'intéresser.

Ces années-là bruissaient de contestation et de cet invraisemblable marronnier - le conflit des générations - que Brel allait ironiquement croquer. Était-ce ici sagesse que de constater avec morne fatalisme que ces conflits n'étaient que les énièmes redites d'une histoire qui ne cessait de bégayer ; que les turbulences n'affectaient jamais que les surfaces, si fugacement d'ailleurs, et échouaient inexorablement à atteindre les abysses ; à émouvoir les âmes ? Est-ce incontournable opposition que d'entendre la jeunesse vitupérer le passé et pousser au changement - radical de préférence - quand les anciens, épuisés, désabusés ou simplement rassasiés, regardent la vanité du tumulte et le désastre des destructions ?

Qui ne s'est jamais demandé comment vivre ? comment œuvrer sans alourdir ni enlaidir le monde ? Comment être à hauteur d'homme ?

Je crois bien en avoir saisi ici l'essentiel : avec un peu d'ironie, on n'aurait pas tort de souligner qu'à mon âge, il était temps !

Il tient à ce double mouvement de jaillissement et de retrait.

Je ne crois décidément plus à la puissance du négatif ; à la capacité du conflit, d'en se dépassant, engendrer un quelconque avenir. Les guerres font des victimes qui demain feront invariablement leurs fils crier vengeance.

Je sais qu'il n'est pas d'autre voie que celle de la création parce que c'est celle de la présence. qu'il y ait quelque paradoxe à devoir à la fois œuvrer à la présence en se retirant me plaît assez qui suggère combien il n'est pas d'aller sans retour. Savoir ce dosage, ou, plutôt, le constamment inventer et réinventer pour n'être jamais ni intempestif ni importun …

J'aimerais pouvoir écrire la logique des mères et des filles mais n'en aurai pas l'outrecuidance. Sans doute, y aura-t-il toujours quelque pincement pour la mère de voir insidieusement sa fille la remplacer dans le regard des hommes - mais de la fierté aussi. Sans doute la fille s'agace-t-elle à l'occasion ou plutôt s'impatiente-telle de n'avoir plus ni conseils ni remontrances à endurer. Sans doute, surtout, aura-t-elle à s'inventer demain une double présence, que toutes nos normes, préjugés et habitudes s'échinent à trouver contradictoire, de féminité et de maternité. Je ne suis pas certain que Freud y puisse aider véritablement qui aura malaisément quitté la rive des hommes.

Mais j'aime à penser que ce double mouvement d'ouverture, d'offertoire et de retrait y fonde identiquement la dignité.

Est-il présence plus glorieuse que d'être mère ? En est-il grâce plus émouvante que de savoir en conjuguer le don en pointillés ?

Oui, décidément, j'en suis certain : il n'est pas de voie plus digne que de laisser l'humain éclore car l'offrir à l'autre c'est l'exaucer en soi

Je regarde ces photos d'enfants la tête presque posée sur les textes tant la table était trop haut perchée ou les bancs trop bas. Je les devine, ayant sans doute envie d'ailleurs, d'airs frais, de courses dans les champs, de fleurs cueillies, trop sages ou trop craintifs pour se soustraire à ces maîtres trop sévères mais pourtant attentionnés. Je les regarde, ces filles, dans des postures presque identiques. Je les devine, anges fragiles, tenant de leurs bras encore hésitants, ces vases invisibles qu'après d'autres il tenteront de réparer - de leurs gestes, de leurs actes ; de leurs générosités.