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Eloge

Je m'étais déjà, à plusieurs reprises, penché sur la question de ce que pouvait vouloir dire croire. Avec pour seul certitude, j'allais écrire viatique, qu'à l'instar de la philosophie, ceci avait peut-être moins affaire à la connaissance du monde qu'à notre relation au monde ; que serait vaine mais vide surtout, une foi qui ne bouleverserait pas notre manière d'être au monde. Qu'il ne saurait y avoir ici de savoir qui n'entraînât point de sagesse

Restes et poussières Réparer le monde Soutenir le monde 1 Soutenir le monde 2 éloge du don

 

J'aurais aimé, je crois, savoir écrire un éloge des mères parce qu'il n'est rien de moins étrange, riche mais ambivalent que la relation de la mère à son petit - a fortiori quand il s'agit d'un fils ! Mais la chose est tellement difficile tant s'y entremêlent émotions, souvenirs, nostalgie, reconnaissance ivre. Il m'est arrivé souvent de penser qu'on n'en finit jamais ni de solder ni même de comprendre ses relations avec sa mère, mais ceci bien sûr quand elles furent difficiles ou douloureuses mais aussi quand elles furent apaisées et aimantes. Je l'entends bien celui-ci qui sous les discrètes récriminations ou les jugements définitifs mais amers laisse filtrer la sensation qu'il eut et qu'il conserve d'avoir été moins aimé que tel autre de la phratrie. Encore une jalousie de frères. Je l'entends celle-ci qui se croit avoir été sacrifiée ou à qui on eût demandé de grandir trop vite …

Je veux profiter de l'analogie portée par la cabale d'entre la création du monde et l'engendrement pour tenter de le faire nonobstant. C'est que j'y vois pointer ce que, assez spontanément, j'ai conçu comme fondement de nos valeurs - la générosité - sans être totalement certain d'en avoir mesuré tous les aspects. Car, après tout qu'est-ce que donner ?

δῶρον - le don en grec - a partie liée avec la main et ce ne saurait être un hasard. C'est celle qui se tend vers l'autre tant pour le saluer, que pour lui faire offrande. J'aime à penser que le présent que l'on accorde ne soit pas un hasard : il est manière réciproque de s'approcher de l'autre et de le reconnaître. D'une certaine manière, de le faire exister. Mais c'est d'abord l'offrande que l'on fait aux dieux. Le verbe est intéressant - διδωμι - qui dit aussi servir, présenter - et dans la relation au divin la chose est d'importance - mais encore transmettre, enseigner.

On remarquera ainsi qu'autant pour enseigner διδαςκω il y a un redoublement de la racine : j'y vois, mais c'est sans doute une interprétation abusive, le signe de cette ambivalence qui fait de la création à la fois un retrait et un jaillissement ; du don en même temps un présent qu'une réception.

Ce que l'hébreu nomme gévoura : la vaillance du Créateur tient à la capacité d'être plus puissant que soi-même et donc de contrer la tendance spontanée à occuper tout l'espace ; à se retenir et créer ainsi une limite infranchissable entre soi et le monde. Cette transcendance, cette insistance que mettent les textes à rappeler que le divin ne se peut soutenir du regard [1] est ainsi tout le contraire d'une sanction mais un don total.

Je les entends encore ces leçons de morale de mon enfance où était fustigée l'ostentation avec laquelle celui-là faisait charité au mendiant assis sur le perron de l'église afin que tous puissent l'admirer et le respecter, lui le notable, le riche ou le puissant alors qu'était louée la discrétion de celui qui, petit geste certes, don presque inexistant mais à la mesure de ses moyens, avait le souci de l'autre et par sa sollicitude lui donnait presque existence.

Comment oublier que l'exemple même que l'on donne de cette réparation du monde à quoi chacun devrait s'astreindre soit justement celui de l'hospitalité que l'on doit à tous quand bien même l'on n'eût pas grand chose à partager - et peut-être surtout parce que l'on n'eût presque rien à offrir ? Car enfin le don n'a de sens - et de poids - que s’il suppose un renoncement ; car enfin que peut valoir au riche et au puissant d'offrir un peu qui ne lui coûte rien, ni renoncement ni privation ? Comment oublier au reste combien l'hospitalité est la valeur centrale de tout le monde antique ? Oublier le récit de Philémon et Baucis qui ne vaut que parce que les protagonistes sont fichés aux deux extrémités de l'échelle de l'être : deux petits vieux, pauvres à souhait d'un côté, deux dieux de l'autre - Zeus et Hermès ? Non que l'échelle puisse s'inverser et les positions s'échanger : ce serait, à l'opposé exact du don, entrer dans une logique de confrontation voire de sacrifice.

En réalité ce qui importe ici n'est pas ce que l'on offre : l'objet matériel, le cadeau, n'a en vérité strictement aucune importance. Comme l'énonce l'expression usuelle seule compte l'intention. C'est bien d'être dont il s'agit ; d'être qui circule d'entre les protagonistes. On comprend mieux pourquoi la générosité tient sa racine dans le gène : elle n'est pas affaire de présent mais de présence.

Le Dieu créateur dont parle la cabbale est un dieu des limites qui les trace et les maintient pour s'assurer que demeure le monde`. Cette retenue est celle de toute création, de tout engendrement et je gage qu'elle est le propre de toute mère. Comment être à la fois attentif et soucieux sans l'être trop ? présent et affectueux mais pas trop ? aidant mais pas envahissant ?

Donner, créer c'est apprendre la vertu de ce moindre d'être qui n'est pas un moins être.

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Je ne tiens pas pour rien que ce Dieu, qui se révèle dieu des limites, ait précisément consacré ce retrait pour que le monde existe. Cette vertu qu'appelle la Torah gibor, d'être plus fort que soi pour créer l'autre montre, outre la dimension métaphysique, la valeur éminemment morale de la création. Désigne aussi combien la Thora est règle pour laisser sa place à l'autre et donc pour réparer le monde. On comprend subitement que la morale n'est pas seulement s'occuper de l'autre mais le faire exister. La loi, la règle, la Torah est pour notre monde, pour le faire exister et l'entretenir ainsi que les êtres qui l'habitent. La Loi, donnée au Sinaï est l'acte total de générosité qui laisse le monde se créer et maintient la distance nécessaire pour qu'il subsiste. Le peuple restera au pied de la Montagne mais c'est bien à lui que la Parole est destinée. Le don n'ira pas sans fracas - l'épisode du veau d'or est sans doute façon de l'illustrer.

Qu'on se comprenne bien, ce n'est pas identique affirmation que de se soucier de l'autre et de le créer. Il y va de bien autre chose que de la simple métaphore : parler à l'autre, lui tendre la main - qui est représentation spontanée de la générosité et du don - c'est le considérer comme un autre, là en face de soi, à l'extérieur de soi ; c'est le faire exister au sens premier du terme.

Ce n'est pas rien que de dire que la morale commence avec l'autre : pardi elle le crée. Lévinas n'est pas loin ni ce visage que je constitue, au-delà de l'apparence, et qui me crie tu ne tueras point.

On ne comprendra jamais rien si l'on en reste à l'idée tellement superficielle que la morale est simple affaire d'obéissance à des normes sociales. Nietzsche a tort : on n'a pas tout dit en scrutant aux tréfonds quelques peur et ressentiment d'être trop faibles pour affronter le monde. Sans doute fallait-il aussi regarder du côté de ces abysses-ci mais s'y cantonner c'est réduire l'être ; certainement pas l'augmenter.

Le cabbaliste a des mots très simples - mystérieux pour autant, ils le demeurent comme pour nous contraindre à inventer pour nous-mêmes la voie à suivre - mais simples, oui, pour désigner la réparation du monde : je ne tiens pas pour anodin que Générosité soit le nom du premier des six vases qui se soient brisés sous la pression de la lumière. Je devine bien à lire les textes que cette réparation consiste à désintriquer cette lumière que la brisure des vases a enfermée et dispersée dans les réalités naturelles. Un objet, un lieu, un moment où l'on prie, sont autant d'occasions de libérer ces étincelles de lumière et elles sont à la portée et au devoir de tous [2]. De surcroît, le cabbaliste suggère ainsi une création qui loin d'être achevée se prolonge, de geste en geste, de monde en monde … La théorie n'en est pas simple et je ne veux y entrer ici : je vois seulement que loin d'être un moment unique où un Dieu d'une seule parole eût enfanté le monde au risque de s'en désintéresser un jour, la création est, au contraire, un dialogue qui ne se peut achever, où la parole adressée à l'autre prolonge le geste créateur d'un retrait bienveillant.

Les mères savent cela ou le sentent en tout cas ; nous ne devrions l'omettre jamais. En leurs regards, dans la douceur des berceuses qu'elles chantaient autrefois, dans la discrète fierté qui assied leur présence au monde, elles prolongent, cheville ouvrière obstinée mais indispensable, l'ultime écho de la parole originaire tout au long de la portée de l'être qui seule nous fait voir beau le monde et désirer l'aimer mieux encore.


 


 1) 16 versets en font mention

Références

Versets

Deutéronome 4:12

Et l'Éternel vous parla du milieu du feu; vous entendîtes le son des paroles, mais vous ne vîtes point de figure, vous n'entendîtes qu'une voix.

Deutéronome 4:15

Puisque vous n'avez vu aucune figure le jour où l'Éternel vous parla du milieu du feu, à Horeb, veillez attentivement sur vos âmes,

Exode 33:20

L'Éternel dit: Tu ne pourras pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre.

Exode 33:23

Et lorsque je retournerai ma main, tu me verras par derrière, mais ma face ne pourra pas être vue.

Job 35:14

Bien que tu dises que tu ne le vois pas, Ta cause est devant lui: attends-le!

Jean 1:18

Personne n'a jamais vu Dieu; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, est celui qui l'a fait connaître.

1 Jean 4:12

Personne n'a jamais vu Dieu; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour est parfait en nous.

Jean 5:37

Et le Père qui m'a envoyé a rendu lui-même témoignage de moi. Vous n'avez jamais entendu sa voix, vous n'avez point vu sa face,

1 Timothée 6:16

qui seul possède l'immortalité, qui habite une lumière inaccessible, que nul homme n'a vu ni ne peut voir, à qui appartiennent l'honneur et la puissance éternelle. Amen!

Jean 6:46

C'est que nul n'a vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu; celui-là a vu le Père.

1 Jean 3:6

Quiconque demeure en lui ne pèche point; quiconque pèche ne l'a pas vu, et ne l'a pas connu.

1 Jean 4:20

Si quelqu'un dit: J'aime Dieu, et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur; car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas?

Ésaïe 38:11

Je disais: Je ne verrai plus l'Éternel, L'Éternel, sur la terre des vivants; Je ne verrai plus aucun homme Parmi les habitants du monde!

Ésaïe 64:4

Jamais on n'a appris ni entendu dire, Et jamais l'oeil n'a vu qu'un autre dieu que toi Fît de telles choses pour ceux qui se confient en lui.

Exode 3:6

Et il ajouta: Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob. Moïse se cacha le visage, car il craignait de regarder Dieu.

Actes 7:32

Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Et Moïse, tout tremblant, n'osait regarder.

2) lire Ch Mopsick Louria