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Perséphone … ou l'amour contraint

 

Introduction Perséphone et Déméter Héloïse et Abélard Latone Orphée et Eurydice et alii  

 

Commencer par là parce que c'est une incroyable histoire de mère et de fille conjointe. Parce que c'est d'abord une histoire d'amour contraint comme la mythologie grecque en compte tant. Etre une jeune fille c'est le plus souvent être objet de transaction ; souvent une proie que l'on séduit ; que l'on viole ou que l'on enlève mais qui importe moins que les plaisirs ou l'émotion qu'elle procure. Rhéa Silvia ou les Sabines mais qui toutes entament des histoires étonnantes.

L'amour c'est ceci d'abord : l'enfance arrachée parfois violemment ; brusquement toujours.

Ainsi Perséphone : elle est la fille de Déméter. Connue d'abord sous le nom de Κόρη - la jeune fille - par opposition à sa mère Δημήτηρ - la Mère de la Terre.

Il faut s'arrêter d'abord sur cette Δημήτηρ qui n'est pas rien : elle est la fille de Cronos et Rhéa : c'est donc bien une Titanide et à ce titre la sœur tant de Zeus lui-même que de Poséidon, d'Hadès que de Rhéa. Cette histoire est une histoire de famille dans cet étrange récit où, à l'origine, tout le monde s’entre-tue ou entretient des relations incestueuses. Zeus ainsi épousera sa sœur et engendrera Perséphone avec Déméter son autre sœur. Sans doute ne faut-il pas trop sur-interpréter ces relations incestueuses qui me semblent toujours plutôt indiquer l'extraordinaire difficulté de rendre compte des origines : toujours elles s'entremêlent qui, chez les grecs prennent ces formes moins incestueuses d'ailleurs qu'étroitement renfermées et réservées à la sphère du divin mais qui chez les juifs comme chez les latins prennent formes souvent aqueuses (Moïse comme Romulus sont issus du fleuve qui lui même renvoie à des origines floues, peut-être divines) souvent gémellaires - avec tout le tragique sacrificiel que ceci sous-tend puisque Moïse devra bientôt trancher d'entre ses origines hébraïques et son adoption égyptienne ; Romulus tuer son frère Rémus)

On ne peut savoir comment débute l'être puisqu'il ne se peut augurer qu'à partir de lui-même. Et Kant nous l'aura appris, chaque fois que l'on aurait eu cru en saisir une amorce, toujours susurrent des prémisses plus enfouies encore. Sous l'ordre, un incroyable tohi-bohu ; derrière la Parole originaire, l'écho intarrissable d'un invraisemblable bruit de fond.

On ne saurait jamais savoir non plus quand débute l'amour qu'il soit pulsion ou grâce ; amitié ou tendresse ! Mère, pourras-tu dire sans te mentir à toi même quand tu commenças à aimer ton petit ? Jamais ! Sans doute avant même qu'il existât véritablement ! Femme ou homme, pourrais-tu sans te tromper, désigner l'instant étrange qui te fit subitement changer de route et considérer les aubes prometteuses plutôt que les crépuscules glauques ? Enfant te souviens-tu d'un instant où tu n'aies pas éperdument aimé ta mère ou souffert de n'y pas parvenir ou hurlé de la voir se détourner de toi ?

S'est-on jamais demandé pourquoi ? Oh bien sûr le double argument vaut ici comme il pesa ailleurs : la raison est impropre à saisir autre chose que le même ce pourquoi elle quantifie tout et exclut de ses abstractions tout ce qui, de différences, ne saurait entrer en ses limites ; assurément il ne saurait être de théorie qui ne comportât point de principes. Ce qui est ici au début - Ἐν ἀρχῇ dit Jean en arché - est à la fois initial, initiation et commandement. Impérial, impérieux, impératif … ce reste le même mot.

Il n'est peut-être qu'une seule force ; il n'est assurément qu'une seule force. Elle prend diverses formes mais je sais maintenant pourquoi être, temps et amour sont si difficile à penser, définir … et porter : il s'agit simplement des formes diverses que prend cette force, cette ἐνέργεια - ce qui porte à l'action, à la transformation, à ce que le grec nomme εργον travail, occupation ou encore œuvre, ouvrage. Je ne m'étonne pas que la seule alternative réside à l'assigner ou, par le haut, à une origine divine ; ou par le bas à ce salmigondis chimique et psychologique que Freud appelait pulsion ! Dans les deux cas, avec de grands airs doctes, on ne fera jamais que nommer la difficulté ; mais pas la résoudre.

Le faut-il d'ailleurs ? Qui tient absolument à savoir, par le menu, ce qui le meut ! Que demeure quelque espace à la poésie …

Alors partons de ceci qui me rassure et enchante et vous le devrait tout autant : amour, être et temps sont une seule et unique réalité.

Ce récit qu'il faut reprendre pour l'illustrer.

Ainsi donc Perséphone est fille de Déméter et par ailleurs jeune fille décrite comme superbe. Sa mère, à la fois pour parfaire son éducation, sans doute, et la protéger, sûrement, l'avait soustraite aux regards de tous et l'éleva ainsi, en secret en Sicile. Elle lui enseignait tout ce qu'elle devait savoir comme le fait toute mère et notamment les secrets de la terre en lui parlant des céréales, des fruits, des gestes nécessaires pour les faire croître. C'est que mère comme fille font partie de ces déesses chthoniennes, avec Hestia notamment, qui avaient plus partie liée avec la Terre et descendaient de Gaia.

Mais il se trouve que, sa mère partie en voyage, comme il lui arrivait souvent, sans doute pour s'occuper de la terre et des moissons dont elle avait la charge, Perséphone se retrouva seule, se croyant en toute sécurité. Dans les bois d'Enna ou ailleurs selon les sources, dans les parages de l'Etna en tout cas, Perséphone se divertit en compagnie des Océanides mais un jour elle s'écarta du groupe pour cueillir des narcisses. C'est à ce moment-là qu'Hadès, le dieu des Enfers la surprit et, séduit, fomenta d'en faire sa reine. Est-ce parce que les narcisses sont les premières à éclore au printemps et symbolisent ainsi espérance et renouveau ou à cause du parfum parfois entêtant de ces fleurs, toujours est-il que le jeune femme s'écarta de ses compagnes et que l'infâme Hadès en profita. Au moment même où Perséphone se pencha, la terre s'ouvrit et Hadès surgissant en toute splendeur sur son char, emporta la jeune femme qui, surprise, eut à peine le temps de crier. Personne ne l'avait entendue : la voici engloutie dans les enfers.

Personne ? Si Déméter. Sa mère, alertée - une mère entend toujours tout, sait toujours tout ou le sent, quand elle ne désapprend pas les lumières de son état - arrive pourtant trop tard. Personne n'a rien vu ; elle court comme une folle de part et d'autre ; traverse la Sicile sans aucune cohérence : la pauvre Déméter est comme folle … Ovide comme Homère insistent là-dessus.

Peut-on de telles douleurs se remettre ?

 

On ne dira jamais assez les malheurs des mères

 

 

 

 

Neuf jours et neuf nuits elle errera ainsi sans que personne ne lui dise rien. Elle ne décolère pas allant jusqu'à menacer que la Terre soit affamée, interdisant à toutes les fleurs ou plantes de germer jusqu'à ce qu'elle ait retrouvé sa fille. Hélios lui révèle enfin la vérité. Déméter ira jusqu'aux portes de l'Enfer … on ne la laissera pas entrer. Elle alla plaider sa cause auprès de Zeus.

Qui dira jamais le courage des mères ?

Zeus inquiet de voir ainsi la Terre refuser ses fruits aux hommes et soucieux de l'hécatombe lui donne satisfaction à la condition que Perséphone n'eût consommé aucun des fruits de l'Enfer. Hélas, si peu que ce soit, cette dernière avait mangé sept pépins de grenade. Tout fut à renégocier : à la fin, Zeus transigea, qui n'est pas toujours courageux : Perséphone resterait moitié de l'année en Enfer dont elle sera la Reine ; l'autre moitié elle retournerait auprès de sa mère. De négociation en négociation, ce ne seront plus que quatre mois qu'elle passera ainsi en Enfer.

 

Histoire d'amour ou histoire de mères en fin de compte ? Comment savoir ? Que !e ce soit dans le récit d'Homère ou d'Ovide on entend plus la mère que la fille qui semble sinon s'accommoder en tout cas se soumettre à son sort qu'elle réalise vite ne pas pouvoir seule contre-carrer.

J'en tire plusieurs - jolies - leçons.

Il y a toujours mystère dans ces passages initiatiques qui vous font bifurquer et emprunter direction que jamais auparavant vous n'eussiez imaginé prendre. Les mystères d'Eleusis le suggèrent, qu'instaura Déméter Tous les rites consacrent cette initiation qui, d'enfant vous métamorphose en femme ou en homme. Il n'est pas de mythe qui ne la raconte. Je lis ici simplement que les mères, toujours y ont leur part. Qui veillent. Et ne désarment jamais.

Il y a transaction en toute transition. Que les femmes fussent dans l'histoire objet de ces négoces par quoi la cité se reproduit nous le savons depuis toujours. Je ne saurais oublier la circulation des femmes, des savoirs et des biens par quoi Levi-Strauss définissait les sociétés. Les femmes ont affaire à la structure. Pas seulement parce qu'elles engendrent.

Bien sûr cette fille enlevée mais rendue laissant à vivre un cycle perpétuel entre mort et vie, raconte aussi l'histoire des saisons sans qu'on sache bien si la stérilité des enfers est le prix à payer de la fécondité de la terre ou bien … le contraire. S'il faut choisir d'entre le tragique grec ou l'espérance chrétienne. Ou si, plutôt, au fond, rien de tout ceci ne valût et que, plus exactement, les deux fussent vrais ensemble et qu'ainsi il ne soit de passage où la perte n'accompagnât pas le gain. Mais que si aimer c'esr à coup sûr risquer de perdre, en revanche ne pas aimer du coup c'est en être absolument assuré et ceci n'a pas d'autre nom que l'enfer.

Je sais désormais ce qu'être abandonné signifierait : ne plus être aimé ; ne plus être entendu. Déméter, métamorphosée en vieille femme parcourut neuf jours durant le monde à la recherche de sa fille Perséphone avant d'apprendre qu'elle avait été ravie par Hadès. Celle qui était mère de la terre pouvait-elle abandonner sa fille ? Et d'ailleurs cette dernière pouvait-elle imaginer que sa mère ne fît pas tout pour la sortir de ce mauvais pas. Je devine Déméter hurlant, criant, appelant aux quatre vents. Elle nous apprend ce qu'est aimer : appeler. Elle nous dit ce que serait abandonner : ne plus appeler. Eurydice, prématurément arrachée à la vie, pouvait-elle s’accommoder des Enfers sans espérer secrètement qu'un retour fût possible ? Orphée, le prince des aèdes, pouvait-il sans trahir ce qu'il chantait aux dieux eux-mêmes ne pas s'acharner à retrouver son épouse ? Lui aussi l'appelle mais nous suggère en même temps combien, sous l'appel, se joue de retour, d'arrière ; de tentative désespérée mais esquissée pourtant de conjurer le sort. Il y a derrière tout ceci une foi dans la réversibilité qui fascine. Les grecs n'ignoraient pourtant pas le cycle et redoutaient l'éternel retour du même. Ensemble, ils nous le disent : être abandonné c'est ne même plus être appelé.

C'est que l'abandonné souvent se fait abandonneur. Déméter dans sa course folle néglige la terre et menace les récoltes, forçant ainsi Zeus à intervenir. Le retour n'est plus vraiment possible : Hadès, rusé, a fait manger des pépins de grenade à Perséphone ; de même il imposera à Orphée deux conditions qu'il devine intenables : ne pas parler, lui, l'aède ? ne pas se retourner quand toute son action consistait dans ce retournement ? Il l'aura perdue définitivement et restera inconsolable ; Perséphone devra partager son temps entre l'Olympe et les Enfers. Elle invente le cycle des saisons et, périodiquement, délaisse la terre pour s'occuper des morts. Comme si l'abandon n'était que la face cachée de l'appel ou que l'un se fût toujours nourri de l'autre : les grecs ont toujours su que la vie avait partie liée avec la mort, que l'ordre n'était jamais que l'infime concession que le chaos faisait à la vie - ce que les sciences modernes font mine de redécouvrir.

Je comprends mieux dans ces histoires-ci l'omniprésence de la mort.

Moïse faisait paître le troupeau de Jéthro, son beau-père, sacrificateur de Madian; et il mena le troupeau derrière le désert, et vint à la montagne de Dieu, à Horeb.
L'ange de l'Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d'un buisson. Moïse regarda; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point.
Moïse dit: Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point.
L'Éternel vit qu'il se détournait pour voir; et Dieu l'appela du milieu du buisson, et dit: Moïse! Moïse! Et il répondit: Me voici!
Dieu dit: N'approche pas d'ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte. Ex, 3, 2

Dieu appelle Moïse et ce dernier immédiatement bifurque. Oui, je le sens : souvent notre chemin ainsi se déroute. Une voix, en nous, ou là-bas au loin, nous appelle, nous intime de nous approcher. Alors, d'abandonnés que nous crûmes être, de malheureux que nous nous sentions, ou de simplement englués dans la morne répétition de nos affaires ; d'empêtrés en ce monde saturé de bruits et de clameurs, subitement nous puisons en cet écho qui ressemble tellement à un mirage, du courage, oui, parfois, celui de nous éloigner pour sacrifier enfin à cette autonomie qui demeure notre unique respiration. L'espace d'une angoisse, nous réalisons que par paresse ou peur, nous nous étions seulement lovés dans les emmitouflures des autres et efforcé de croire que leurs rêves étaient les nôtres.

Il nous faudra bien, à notre tour, nous dérouter, anxieux de trouver sur l'autre rive ce que nous avons désappris d'entendre. Je sais ce que cette course éperdue a d'erratique ; de nécessaire pourtant. Toujours. Nous courrons, impatients de nouveautés, ivres d'aventures : reste cette voix, ce chant, ce rythme que sais-je, qui nous pétrit et nous étreint. 

Cette voix, ce chant, ce cri qui nous fait hurler sitôt que nous cessons de l'entendre.

A l'aube de tout commencement, cette prosodie si régulièrement scandée : je ne détesterais pas que mes rêves et mes craintes, mes espérances et désolations eussent l'intonation de la première palpitation perçue : le cœur d'une mère. Revenir sur ses pas, réécrire l'histoire, retrouver cette croisée qui fut fatale, que l'on aurait pu éviter avec si peu de prudence. A l'instar d'Orphée qui le rata ou de Perséphone qui le réussit à moitié, qui n'en rêva ?

Impossible ? je ne sais ! inutile, assurément. Précieuse pour cette raison même. Cette voix inexorablement monte qui nous rappelle à nous-mêmes et finalement nous libère ... Réapprendre à l'écouter, simplement.

Cette voix simplement … qui nous rappelle à la vie.