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Latone (Leto)

 

Introduction Perséphone et Déméter Héloïse et Abélard Latone Orphée et Eurydice et alii  

 

Je ne suis pas certain que ce récit trouve sa place dans la série des histoires d'amour puisqu'il s'agit plutôt d'une histoire de mère contrariée, exilée, persécutée ; d'une histoire de vengeance ; d'une histoire de louve. Mais sous toute mère, il y a une amante, parfois enragée, et, après tout, l'amour pour ses enfants est bien l'une des formes de l'amour. La plus pure même, aime-t-on à croire parce que donnant tout et n'attendant rien en échange. On oserait presque écrire la forme d'amour tant, citée en exemple de ce que l'humain sait faire de mieux, elle tend à devenir le modèle de générosité et d'abnégation comme si l'amour dût nécessairement impliquer l'effacement de l'un ou l'autre.

Mais c'est d'abord une histoire de jalousie. Sentiment peu honorable parce mais il faut bien que l'ombre fasse l'éloge aussi de la lumière. J'aime assez que l'étymologie hésite mais qu'en tout état de cause le grec y donne le la : le zèle, ζηλος, l'empressement y a sa part, qui signifie aussi rivalité. Freud nous l'a appris, entre amour et haine, l'épaisseur est si symbolique qu'on en viendrait presque à prendre l'un pour l'autre ; Girard nous a aidé à le comprendre : quand de telle ressemblances se dévoilent, la violence n'est jamais loin.

Reprenons cette histoire.

Acte I

Zeus, décidément, est l'inconstance faite dieu. Celui-ci, tout époux tendrement attaché qu'il fut à Héra, sa sœur et épouse, ne résistait à peu près à aucune tentation et savourait les métamorphoses comme art de ses conquêtes ; parfois comme arme de défense. Ainsi circonvint-il Léto. Or, Léto n'est pas n'importe qui : c'est une titanide, fille du Titan Céos et de sa sœur Phébé. Elle a donc la même ascendance que Zeus : ils descendent tous deux d'Ouranos et de Gaia.

Héra, jalouse comme il se doit, devant les frasques de son époux cherche vengeance : elle l'obtient en empêchant qui que ce soit d'aider Léto à accoucher. Zeus, alors, pour la protéger, transforme Léto en louve qui trouvera sur l’île de Délos un refuge où donner naissance à ses deux enfants qui ne sont autre qu'Apollon et Artémis.

Refuser une terre où accoucher revient pour un grec à une condamnation à mort ; à une réelle damnation. C'est surtout, comble de la perversité, incruster la mort au cœur même de la donation de vie. Est-il meilleure manière d'illustrer combien naître ne saurait être acte anodin et que devenir mère est un acte éminemment dangereux s'il n'est pas au moins assisté. Ce n'est sans doute pas un hasard si Artémis sera, notamment, la déesse des accouchements ni Latone celle de la maternité. Il y aura entre cette mère et ses enfants un lien indéfectible

 

Fin de l'épisode 1 où l'on remarquera néanmoins une étonnante série à emboîtements successifs mais à répétitions aussi lourdes de sens : curieuse famille, aurait-on envie d'écrire, où l'on se défie sempiternellement de sa progéniture. Cronos à l'instar de son père Ouranos dévorait ses enfants qu'ils percevaient comme une menace de leur propre puissance ; Zeus à l'instar de son père Cronos ne dut sa survie qu'à l'aide de sa mère qui, à sa façon trahit le père. Rhéa sur les conseils de Gaia se réfugia en Crète où Zeus fut élevé par les nymphes du mont Ida. Zeus bénéficie de l'hospitalité qu'on refusera d'abord aux enfants de Léto mais à y bien regarder tous sont des exilés. Léto la louve fut ainsi finalement accueillie en l'île d'Ortygie (ou Astérie, ainsi nommée car fondée par sa sœur Astéria), qui, flottant entre la terre et la mer, n'encourt pas la malédiction d'Héra. Zeus accroche l'île au fond de la mer, et l'île prend le nom de Délos (en grec Δῆλος / Dễlos, « visible, manifeste »). Quelque part d'entre ciel et terre, donc de nulle part pour un grec tant attaché à l'enracinement : il ne faut ainsi pas sous-estimer le geste de Zeus : ce n'est pas seulement permettre à Léto d'accoucher, de faire advenir ces enfants c'est surtout les enraciner, leur donner une identité forte. Les naissances, ainsi, chez ces divinités primordiales, sont tout sauf affaire aisée : elles sont toujours contrariées, renvoient non seulement au pouvoir qu'on ne veut pas céder à sa descendance et donc oui, à quelque chose qui ressemble à une crise œdipienne, mais aussi et surtout peut-être à cet exode qui offre au monde un espace, une étendue après lui avoir conféré une histoire. La sortie du chaos initial se traduit toujours par quelques rares répétitions (Ouranos/Cronos ; Gaia/Rhéa ; Crète ; Délos) mais c'est leur démultiplication qui subrepticement commencera de dessiner un espace, clos souvent ; ouvert parfois.

Récit incroyable, à l'instar de celui de Cacus, où toutes les perspectives sont présentées ; présentes ; rassemblées. Les mères trahissent-elles ? Sans doute mais elles sont aussi celles qui vont jusqu'au bout de la logique de la fécondité. Les pères sont-ils des monstres ? oui sans doute mais que font-ils d'autre sinon reproduire le schéma qu'ils reçurent de leurs propres pères ? Ils sont l'espace de l'ordre qui n'a de sens que de se maintenir quand leurs enfants, pour le temps qu'ils incarnent et l'avenir qu'ils promettent, ne sauraient représenter autre chose que le désordre qu'il importe à tout prix d'empêcher. Le géniteur, ici, n'a pas tant d'importance que cela - Nietzsche avait raison, il n'est jamais qu'un hasard - ce sont les génitrices qui symbolisent la translation ; la transaction ; la traduction. Ce sont elles qui racontent l'histoire ; elles qui la font. Héra, dans sa jalousie légendaire, ne fait pas autre chose que toutes les génitrices : elle tente d'empêcher que l'histoire bifurque, qu'une autre lignée s'enracine qui dévoie la ligne ; la lignée. Elle récuse ; répudie - comment dire autrement que les surgeons de cette lignée sont des étrangers qu'on leur barrant la route vers toute terre. Comment Zeus pourrait-il assumer autrement sa paternité qu'en offrant une terre à sa progéniture ? Zeus est un vrai fondateur : il est le premier à ne pas dévorer ou enterrer ; le premier à excaver. Il fait sortir ses frères et sœurs du ventre de son père ; il offre à Apollon et Artémis espace d'où s'éployer.

A sa façon, il met de l'ordre. Voici en réalité le début de l'histoire et ce début est une histoire d'amour. Qu'importe que Latone fût ou non la première épouse de Zeus, qu'importe si elle endura le courroux ombrageux d'Héra, c'est ici la première fois que le géniteur ne dévore pas mais protège sa progéniture Et ce faisant, crée l'espace. Ce récit, à sa façon, raconte la Genèse du monde : toutes ces répétitions, à la fin créent l'espace. D'entre Ciel et Terre, Δῆλος participe des deux : elle est cet intermède qui le rend possible.

Nul n'est besoin d'être grand psychologue et point vraiment n'est besoin de s'attarder sur cette idée que toute naissance est exil, sinon l'implique. Tous les mythes le suggèrent, les textes bibliques de la Genèse notamment. Et l'on devine bien les interprétations qu'on peut en faire. Tout au plus pourrait-on souligner, ce que peu firent, combien cet exil concerne autant la mère que l'enfant. C'est que la parturiente ne quitte pas seulement le rang des jeunes filles ; elle délaisse ou en tout cas met sous silence son statut de femme . La maternité semble en elle tout recouvrir comme s'il s'agissait ici d'un troisième état. La mère est au centre de tous les rituels de passage : il n'est qu'à lire les contes de fées qui mettent en scène la nécessité et les contraintes du passage à l'age adulte pour comprendre que la mère y est toujours une valeur positive même si absente et l'est d'autant plus que remplacée par la figure négative de la belle-mère. Ici que ce soit avec Déméter ou avec Latone, on a des mères qui n'imaginent pas une seconde être séparées de leurs enfants, de ne pouvoir veiller sur eux ; de ne pouvoir les faire vivre. La maternité est symbole de vie bien sûr ; mais de cette grâce surtout qui est générosité sans attente. Mais si Perséphone apparaît plutôt comme un héros en négatif, uniquement définie par la protection infaillible de sa mère, comme une entité privilégiée régnant à la fois sur les cieux et les Enfers certes, mais ne devant cette posture qu'à l'entregent entêté de sa mère, en revanche les deux enfants de Latone sont des divinités pleines et la relation avec leur mère roule manifestement dans les deux sens. Ce que l'on observe dans les deux épisodes suivants

Acte II

Que relate à sa manière le parterre de Latone que l'on trouve dans les jardins du château de Versailles :

Toujours poursuivie par la vengeance d'Héra, Léto fuyant au pays de Lycie tente de se désaltérer - ainsi que ses enfants. Mais les paysans, agissant sur ordre d'Héra, tentent de l'en empêcher. Léto d'abord supplie mais en vain, les paysans remuant même l'eau pour faire remonter la vase et la rendre ainsi imbuvable. Alors, cessant d'implorer, elle se comporte en déesse et invoquant les cieux transforme les paysans en grenouilles.

Est-ce la déesse qui parla ainsi ou la louve veillant jalousement sur ses petits ?

La colère lui fit oublier sa soif. Désormais en effet, la fille de Céus
ne supplie plus des gens indignes et n'accepte plus de tenir
des propos indignes d'une déesse. Les mains levées
vers les astres, elle dit : “ Vivez à jamais dans votre étang ! ”
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Où l'on voit combien la vengeance d'Héra est totale : ce n'est pas seulement la terre qu'elle veut interdire à Léto et à sa progéniture, mais l'eau également. La vie bien sûr mais l'océan également sur quoi règne Poséidon. Ce n'est décidément pas un hasard si elle trouva d'abord refuge en un lieu qui fût entre les deux, ni terre ni eau. Mais ce à quoi l'on assiste ici est bien une double métamorphose : jusqu'à ce moment la parturiente demeurait en situation de faiblesse mais, excitée par le danger où l'injustice la réduit elle et ses enfants, tout-à-coup elle cesse de subir, invoque et provoque ; redevient cette déesse primordiale, mère des enfants de Zeus, à parité avec Héra. Elle se métamorphose à mesure qu'elle métamorphose les paysans. Dès lors elle domine, elle inaugure ; elle fonde.

Toujours dans la tradition antique le loup apparaît ainsi comme instance fondatrice. Il est moins sauvagerie brute ou barbarie épaisse de quoi l'humain devrait s'extirper que puissance, vigueur et courage ; il est en tout cas toujours à la fois vénéré pour la protection qu'il apporte que craint pour la destruction qu'il peut provoquer. C'est sans doute chez son fils Apollon dont l'une des épiclèses est précisément Lykeios que cette ambivalence se lit le mieux. Dieu-loup au sens précis de cette ambivalence qui le fait devenir le protecteur des éphèbes, celui qui laisse éclore, dans leur formation, à la fois puissance guerrière, courage mais aussi, puisqu'il est dieu du chant, de la musique et de la poésie, finesse et sensibilité. Qu'Apollon fût en outre l'un des rares dieux a être doué de divination, quoique ses oracles fussent toujours obscures - d'où Apollon l'Oblique - souligne combien, en même temps, il est promesse d'avenir.

Le loup est donc en même temps que trace des origines les plus archaïques, une marque du passage, de la transition ; de la formation. Idée que l'on retrouve évidemment jusque dans les contes populaires retranscrits par un Perrault, Grimm ou même La Fontaine, où la menace que représente le loup signifie le plus souvent la difficile sortie de l'enfance, le glissement douloureux vers l'âge adulte, où la sexualité a évidemment sa part.

Ce ne sera qu'avec le christianisme que le loup sera assimilé à la tentation et au diable qui dévore autant le corps que l'âme. Ici, il n'est encore question que de cette transition, toujours délicate, qui engage autant l'individu que le monde tant elle n'illustre rien d'autre que la difficile sortie du chaos vers le cosmos.

C'est en réalité la même ambivalence que l'on retrouvera chez sa sœur Artémis qui semble au premier abord plutôt la déesse de la nature, de l'animalité mais s'avère en réalité déesse des frontières : son territoire est toujours celui, peu fréquenté, des frontières. Sa place ? en bordure de mer, dans les zones côtières où entre terre et eau les limites sont indécises (JP Vernant) elle est ainsi située à la frontière entre le mondes civilisé et sauvage, mais pour cette raison même Artémis la chasseresse est aussi une κουροτρόφος présidant à l'initiation des petits d'hommes et d'animaux et les accompagne jusqu'au seuil de la vie adulte dans un rôle qui ressemble à s'y méprendre à celui de son frère jumeau.

A ce titre, Léto est l'agent d'une double métamorphose, d'une double transition : d'elle-même -maîtresse conquise - louve - déesse triomphante - mais aussi de celle ses enfants qui chacun à sa façon incarnent le devenir-homme ; le devenir-monde. Tel Evandre, elle fait bifurquer l'histoire non par sa sagesse moins encore par ses oracles mais par une soudaine colère de louve face à une foule prompte à la mise à mort.

Fait bifurquer ou fait plus simplement commencer ?

Héra ne s'acharne pas seulement à interdire toute terre à Léto, elle conspire à même l'empêcher d'accoucher. L'île d'Ortygie, flottant entre la terre et la mer, échappait à la malédiction d'Héra et il faudra l'intervention de Zeus pour que l'île désormais accrochée au fond de la mer devienne une terre d'asile. Héra tint aussi prisonnière Ilithyie, déesse de l'accouchement et il faudra que les autres dieux, usant de subterfuges, finissent par libérer la déesse pour permettre à Léto d'accoucher... Nous voici aux temps des fondations car ce n'est pas seulement à la naissance de deux jumeaux que nous assistons mais à celui d'un monde nouveau - celui du règne de Zeus qui en le réorganisant met un terme au monde des primordiaux - Ouranos et Cronos

Tout conspire ici vers la même translation du caché au non caché : Léto signifie bien - Λητώ - caché, ce qui échappe à la connaissance quand Délos -Δῆλος - indique ce qui est visible, manifeste. Apollon comme Artémis sont des divinités de la lumière (Soleil et Lune) de ce qui, donc, rend manifeste. Jeu à emboîtements multiples, le monde ancien demeurait celui de l'ombre et du caché : Ouranos enfermait sa progéniture dans le Tartare, Cronos les avalait : toujours il était question de faire entrer, de camoufler, d'empêcher d'éclore. C'est à ce monde qu'appartient Héra en voulant empêcher à tout prix la naissance des enfants de Léto. Certes, à chaque fois, les mères jouent le rôle trouble de la ruse contre leurs époux mais ici, précisément, Héra n'est pas mère mais femme, jalouse, vengeresse de son honneur bafoué, soucieuse de préserver sa place première. Au contraire, avec Zeus dont la révolte contre son père se traduit non pas par la reconduction de la même histoire, mais sur la fondation d'un ordre nouveau, non pas sur la perpétuation d'un chaos ombrageux mais par la naissance d'un cosmos, et donc d'un ordre dont la répartition des pouvoirs entre Olympe (Zeus) Mer (Poséidon) et Enfer (Hadès) que certains récits attestent avoir été décidé par tirage au sort est un signe manifeste.

“ Pourquoi m'interdisez-vous l'eau ? L'usage de l'eau est un bien commun.
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La nature n'a pas fait du soleil un bien propre, ni non plus de l'air
ni des ondes claires : je suis venue vers un don fait à tous,
et pourtant c'est en vous suppliant que je le demande. Pour ma part,
je ne voulais baigner ici ni mon corps ni mes membres épuisés,
mais étancher ma soif. La bouche qui vous parle manque de salive,
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ma gorge est sèche, et ma voix a du mal à s'y frayer un passage.
Une gorgée d'eau me sera un nectar et, en la recevant, je dirai
que j'ai reçu la vie ; avec cette eau vous aurez donné la vie.

La colère soudaine de Léto, la métamorphose inversée de la louve en déesse est le symbole exact de l’accouchement de cet ordre nouveau : on passe ici du caché au non caché, à ce que le grec nomme ἀλήθεια - le dévoilement.

Ce ne saurait être un hasard que cette colère concernât l'eau : Aristote en fit le fondement de ce qui constituera les prémisses de l'économie antique. La distinction entre usage et échange, la pré-science que la valeur réside dans le travail humain contenu dans l'objet, mais non dans l'objet lui-même, jusqu'à la légende du roi Midas révélant combien la possession de la richesse éloigne plutôt que ne rapproche de l'objet, tout ceci va dans le sens d'un monde ouvert, offert, aux divinités comme aux hommes, au contraire d'un monde réservé aux divinités ombrageuses. La vie est ici ce qui se donne, se transmet, s'offre non ce qui se retient et conserve en quelques mains. Ce qui jaillit et se propage.

C'est ici à la naissance de la physique à quoi nous assistons - elle qui dit justement - φυω - ce qui croît, grandit, fait naître. Que de surcroît Apollon comme Artémis président aux transitions, aux passages vers l'âge adulte ou à la cité, soient ainsi les divinités de la transmission, ne fait qu'y surenchérir.

C’est là que les deux enfants, posés ainsi à terre, furent allaités par la louve, et qu’un pivert venait partager avec elle le soin de les nourrir et de les garder. Ces deux animaux passent pour être consacrés à Mars ; et les Latins honorent le pivert d’un culte particulier[7]. Aussi ne manqua-t-on point d’ajouter foi au témoignage de la mère, que les deux enfants étaient nés du dieu Mars. Quelques auteurs disent que c’était erreur chez elle : Amulius, qui lui avait ravi sa virginité, serait entré dans sa prison tout armé, pour lui faire violence. D’autres veulent aussi que le nom de la nourrice ait été, par l’effet d’une équivoque, l’occasion de cette fable. Les Latins appelaient louves et les femelles des loups et les femmes qui se prostituent : or, telle était la femme de ce Faustulus, qui avait élevé chez lui les enfants. Elle se nommait d’ailleurs Acca Larentia. Les Romains lui font encore des sacrifices : au mois d’avril, le prêtre de Mars fait, en son honneur, des libations funèbres ; et la fête se nomme Larentia.
Ils honorent encore une autre Larentia ; et voici à quel sujet.
(…)
Faustulus, porcher d’Amulius, éleva les deux enfants chez lui, à l’insu de tout le monde. Quelques-uns   néanmoins prétendent, et avec plus de vraisemblance, que Numitor le savait, et qu’il fournissait secrètement à leur nourriture. Dans la suite, ajoute-t-on, ils furent menée à Gabies, pour y apprendre la grammaire et tout ce que doivent savoir les gens bien nés.
Plutarque

Cette louve-ci, à l'instar de la lupa romaine, préside à la naissance du monde ; d'un nouveau monde. Elle incarne l'histoire qui, dès lors, peut débuter. Je ne suis pas sûr qu'il soit exact de ramener la louve romaine à une prostituée. Sans doute dans l'histoire le fut elle, cette Larentia épouse du berger Faustulus qui servit de nourrice aux deux jumeaux mais il faut l'entendre assurément autrement que comme un déni. Outre cette impuissance très méditerranéenne à entendre ensemble la femme et la mère sans incontinent souiller la première au profit exclusif de l'autre, il y a ici volonté d'effacer toute trace en amont. Femme de tout le monde donc de personne ; enfants de personne, trouvés par des gens de peu, le fleuve comme la louve effacent tout. De là, tout ; en amont, rien ; rien de discernable ; rien de certain ; ombre et brumes ; le grand vent frais des mythes ou du souffle divin.

Je la connais bien cette émotion : celle qui vous arrache une larme lorsque l'enfant paraît. Il n'est pas tant d'occasion offerte d'assister à un radical commencement et je devine de quels soins et empreintes de sagesse il fallut entourer la chambre de la parturiente pour lui préserver le mystère si nécessaire aux grandes épopées.

C'est ici la leçon si précieuse des grands commencements : ils ne sauraient souffrir ni contre-temps ni contrariété. La défaite mais l'ignominie aussi est toujours le fait de qui entrave la naissance. Voici événement exclusif de tout autre. Regardez, écoutez … d'abord rien et il faudrait avoir oreille bien affûtée pour percevoir les prémices de ce grand bouleversement. Au début, les textes le disent et répètent, rien sinon cet incroyable mélange épais qui ne laisse percer nulle lumière ; ce règne insolent des brumes menaçantes. Tohu-Bohu disent-ils ; ou chaos… tout ce qui dans l'ἀπειρον encore sans qualité prendra bientôt source et force. Ce doit bien être ici que réside le miracle de la vie : en cette puissance étonnante du presque rien, si obstinément inaudible d'abord, si ironiquement imperceptible, de nous surprendre en s'ébrouant et de bien vite occuper tout l'espace. Il en va de ces commencements comme de ces sentiments qui toujours nous surprennent mais s'imposent immédiatement comme des évidences. Il aurait fallu une ouïe bien plus acérée que la nôtre pour les surprendre. Au lieu de quoi au contraire toujours ils nous surprennent.

Je n'ai jamais su à quoi nous répondions quand nous décidions ou plutôt nous laissions entrainer à engendrer - moi qui suis certain que ce n'est à aucun instinct dont depuis l'imprudence d’Épiméthée nous nous savons démunis. Je ne sais à quel miracle il faut attribuer l'amour que nous consacrons à nos enfants - moi qui suis certain que ce n'est à aucune obligation, ou objurgation d'un quelconque devoir que nous répondons. Je devine bien, s'agissant des mères, comment le langage du corps y prend bien un peu sa part - on ne nourrit pas être impunément en ses entrailles puis ne l'expulse sans que cœur, âme et pensée ne tentent d'inverser l'abandon, ne veuillent désespérément panser le lien tant il est vrai que l'être ne subsiste sans l'effort sans cesse recommencé de nouer et renouer encore ce qui invariablement s'effiloche - pour autant cet amour de la mère pour son petit et du petit pour sa mère qui aveugle son premier regard, est comme un miracle, un surplus à quoi rien n'oblige ; un luxe offert par quoi l'humanité colle à l'être. Rien ne nous oblige à aimer notre progéniture et je m'en voudrais de réduire le regard de la mère vers son petit à quelque pulsion instinctive . Où la métaphore de la louve pour désigner la maternité me gêne : parce qu'il ne peut s'agir de ceci - de cette jalouse possessivité que l'on attribue à la louve - qui ne peut tout au plus y conserver qu'une part discrète. Que ce serait sottement dégrader le principe même de l'être que de le réduire à quelque pulsion animale.

Comment ne pas y voir plutôt cette formidable puissance de l'élection ? Qui me parle me reconnaît ; m'extirpe de l'improbable glaise et me choisit. Comment ne pas voir qu'il en est de même de l'amour où le regard de l'autre soudainement vous distingue certes mais surtout vous exhausse ; vous élit. J'aime le latin pour nommer dilection cet amour qui d'abord est choix, distinction -diligo - avant d'être electio.

 

Acte III

Certes, cet amour ne va pas sans violence : elle s'observe dans la métamorphose à quoi Latone condamne les paysans ; elle se mesure avec effroi dans la mise à mort des enfants de Niobé.

La déesse fut indignée et, tout en haut du Cynthe,
elle parla en ces termes avec ses deux enfants :
« Voici que moi, votre mère, fière de vous avoir mis au monde, 
et qui ne m'effacerais devant aucune autre déesse que Junon,
je vois ma divinité mise en doute et, sans votre secours, mes enfants,
je suis écartée des autels où j'ai été vénérée tout au long des siècles.
Et ce n'est pas là ma seule douleur ; à cet acte abominable,
la Tantalide a ajouté l'insulte, elle a osé nous placer, vous et moi,
derrière ses enfants, et – que cela retombe sur elle ! – elle m'a traitée
de mère sans enfant, la scélérate, qui a bien la langue de son père ».VI, 204
Niobé, fille de Tantale, s'enorgueillissait de sa multiple descendance au point non seulement de ne pas vouloir honorer la déesse Léto mais surtout d'enjoindre les Thébains à l'honorer elle plutôt que Léto. La colère de celle-ci va bien au delà d'un honneur froissé car c'est à un véritable retour en arrière, à l'ordre ancien dont il s'agirait si l'on n'y mettait fin.

Ses deux enfants, Apollon et Artémis, se chargeront de la sanction en tuant à coup de flèches d'abord les fils, ensuite les filles de Niobé avant que celle-ci ne soit pétrifiée, Zeus la métamorphosant en rocher d'où s'écoulèrent en un flot intarissable les larmes de désespoir.. Outre la fidélité indéfectible de l'amour filial que ses deux enfants vouent à Léto cet épisode signale combien cette odyssée des fondations est un chemin sans retour possible et donc, aussi, ce que Zeus garantit. Il n'en va pas ici seulement de la mécréance ou du parjure mais de la transgression absolue que représenterait un retour des Titans. Ce retour à l'ordre ancien ne saurait avoir de descendance d'où la réaction si violente et le massacre des enfants de Niobé.

A ce titre la métamorphose de Léto représente l'essence même de la métamorphose, le symbole même de la translation ; le récit par excellence du passage.

Ce n'est pas rien que de changer de forme : μορφη n'est jamais que la figure extérieure et donc l'apparence d'un être ou d'une chose. Tout fantastique que le processus puisse paraître, pour ce qu'il semble contrevenir au principe d'identité, il n'affecte jamais l'être en lui-même mais seulement la manière dont il se présente. La métamorphose peut protéger comme ici, ou au contraire enchaîner, elle n'affecte jamais l'ordre de l'être voulu par Zeus. Elle n'est pas un devenir autre, n'est pas une Entfremdund comme l'écrira Freud (1) n'est pas même nécessairement une aliénation mais relève de cette fatalité de l'être qui est passage. S'opposer à elle c'est s'opposer au passage : les paysans, transformés en grenouilles disent l'enfermement dans ce monde archaïque, dans cet espace de l'enfance du monde.

Si le loup, dans les contes, représente évidemment toutes les menaces - notamment sexuelles - tous les dangers du devenir adulte que l'enfant devra surmonter (2), et la confrontation d'avec le loup la figure par excellence de la crise œdipienne à rebours de quoi il n'est pas de chemin possible - on ne peut oublier que tous les contes s'achèvent par l'inaltérable ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants ; attestant combien l'objet même du conte n'est autre que ce passage-ci - en revanche la louve s'avère toujours protectrice, nourricière, assurant non seulement la postérité, la poursuite possible d'un récit , la perpétuation de l'histoire, mais la transmission aussi de la vigueur, de la force, voire de la férocité nécessaire pour affronter la vie. Le loup dévore, avale, intériorise : il est l'ogre de l'histoire. La louve, au contraire, perpétue.

Comment, au reste, ne pas considérer dans le récit de la fondation de Rome, une reprise, à peine voilée, de celle de Léto : à l'origine un ogre, identique, qui avale la descendance, bloque toute postérité. Amulius détrône son frère, tue son neveu, enferme sa nièce Rhéa Silvia dans la virginité de sa condition de Vestale. N'était la louve, n'était aussi le viol de celle-ci par Mars, l'histoire s'arrêtait là ! Elle aussi fait bifurquer l'histoire, les jumeaux - ici encore l'histoire roule par duo - survivront et Rome aura la postérité que l'on sait.

 

Au bilan

On a bien ici un récit total qui rassemble toutes les perspectives mais tous les registres aussi, tant cosmogonique qu'anthropologique ; psychologique que métaphysique. A nouveau, selon que l'on déplace l'angle de focalisation; l'on obtient à l'envi une simple histoire domestique de rivalité amoureuse avec stratagèmes et petites vengeance, ; un récit de fondation où surabondent férocité et aménité ; une histoire du devenir homme qui engage autant l'individu que l'espèce - quelque chose comme un récit d'hominescence. Le regard est totalement excentré, comme dans le tableau de Bosch : le regard n'y est pas pris du côté de Dieu comme ici Zeus, pourtant protagoniste principal, demeure le grand absent de l'histoire. Mais d'un tiers ! qui est l'intégrale de tous les autres. Chacun y est tour à tour victime et coupable ; violent et apaisé attestant combien cette sphère qu'est le cosmos pour un grec ne sera jamais qu'un îlot suspendu au milieu du chaos, sempiternellement menacé par lui.

Celui qui narre cette histoire ou la regarde, cette histoire qui nous regarde, n'est autre que le devenir lui-même. Non pas l'origine, non plus que la source puisque tout, partout et toujours est source puisque même Niobé pétrifiée, fera de ses larmes, une source intarissable d'où jaillit la vie ...

C'est pour cela que cette histoire appartient quand même à la série des histoires d'amour.