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Héloïse et Abélard … ou l'amour interdit

 

Introduction Perséphone et Déméter Héloïse et Abélard Latone Orphée et Eurydice et alii  

 

 

Qui n'entendit cette histoire ? Mais qui la connaît vraiment. Elle fit les scandales de multiples époques et d'abord de ce Moyen-Age si complexe, si changeant en dépit des apparences mais tellement hanté de vérités éternelles qu'il en étouffa souvent la vie : mais aussi les délices d'autres comme ce XIXe qui y vit, contre-sens absolu une forme romantique de l'amour ou encore la victoire du Moi sur l'ordre.

Mais qui lit encore Abélard ? Qui leur correspondance ?

Alors, oui, racontons-là cette histoire …

Préambule

Pas plus qu'on ne ferait de littérature avec des bons sentiments, pas plus ne saurait-on comprendre quoi que ce soit à l'amour simple et paisible d'amants ordinaires ! Est-ce pour cette raison que les deux premières séries concernent des amours contrariées ?

Que serait d'ailleurs le récit d'amours sereines sinon ces historiettes insipides des romans de gare tout justes bonnes à satisfaire les rêves un peu niais de midinettes attardées ? C'est peut-être ce qu'il y a de plus étrange dans ces relations d'amour, au centre de tout ; au cœur de rien. On n'y entre jamais. Ce qu'elles donnent à voir d'elles-mêmes n'est rien ; rien en tout cas de ce qu'elles sont. Comme si elles nous trompaient ou qu'elles se mentissent à elles-mêmes. Vus de l'extérieur, les amants paraissent si souvent niaisement ébahis ; mais à l'inverse le monde semble subitement si insipide au regard des passions amoureuses …

Mais ce n'est pas tout ! La chose parait de surcroît comme une évidence qui s'imposerait à vous à la fois comme une nécessité et une fatalité. On n'imaginerait pas aduler ni considérer autrement que comme un pauvre hère, malheureux et infiniment dépossédé, un être qui n'eût jamais connu cet état ou encore comme un fol idiot quiconque eût déclaré vouloir s'en tenir éloigné. A point que même les hommes et femmes ,de religion qui volontairement s'en dispensent ne déclarent le faire que pour un amour supérieur encore puisqu'il eût pris le divin pour objet.

 

L'histoire de ces deux-là pourrait être simple : elle ne l'est pourtant pas.

Abélard est écolâtre c'est-à-dire maître d'école, d'abord à Corbeil, Melun puis enfin à Paris, à l'école cathédrale. C'est un théologien ; un philosophe : il ne se contente pas de donner des cours aux futurs clercs, il participe aussi aux débats de l'époque, aux disputes puisque c'est ainsi que l'on nommait ces grands débats d'avant l'invention de la dialectique. L'époque c'est celle de la lente sortie de la période carolingienne, de cette réforme grégorienne qui visa à la fois à donner de l'indépendance au clergé, à la réflexion théologique par rapport aux princes temporels et à mieux encadrer, à l'intérieur, clercs divers et autorités. Ce sera donc celle, aussi, de la querelle des universaux qui, progressivement mènera d'une lecture augustinienne et souvent platonicienne des Évangiles à une lecture bientôt thomiste, aristotélicienne. S'y invente la scolastique, celle-là même contre laquelle Descartes inventa la philosophie moderne. Or dans cette première période, Abélard joue un rôle ; pas des moindres.

Mais Abélard est également un mondain. Il sait se rendre avenant et il est bientôt célèbre dans les milieux cultivés. Un physique avantageux ne nuit en rien évidemment à l'ascendant qu'il prend non plus qu'aux animosités qu'il suscite ça et là. C'est d'ailleurs un homme plutôt orgueilleux et par certains côtés assez détestable si l'on en croit E Gilson. Il se verra confier le préceptorat de la nièce de Fulbert un des chanoines de la cathédrale St Etienne.

Moi qui avais mené jusque alors une vie de continence, je rendis les rênes au désir
Abélard -

C'est alors qu'il la rencontra sans qu'on puisse savoir avec précision si cette rencontre fut inopinée ou provoquée par la vanité d'un homme qui n'eût pas supporté qu'une beauté intelligente lui résistât ; qu'il la séduisit ou fut surpris par les orages de l'amour - le fait que la jeune femme fut déjà célèbre ne put au reste qu'attiser son orgueil, remarque assez perfidement Gilson !

Le détail de cette histoire - qui ne manque pas d'anecdotiques soubresauts n'échappant pas toujours à la vulgarité du vaudeville - n'a pas besoin d'être narré : il suffit de savoir que surpris par l'oncle, les deux amants s'éloignent de Paris et se réfugient au Pallet dans sa famille où Héloïse, enceinte accouchera. Abélard obtiendra le pardon à condition d'un mariage à quoi Héloïse ne consentira qu'à condition qu'il reste secret. Ce qu'il ne restera pas. Héloïse, refusant de s'installer avec son époux ce qui reviendrait à reconnaître le mariage retourne au couvent ; Abélard plutôt rétif à endurer les contraintes d'un ménage ordinaire qui nuiraient à sa pensée et sa grandeur présumée, ne répugne pourtant pas à l'y retrouver pour quelques frasques ordinaires. Fulbert se croyant trahi cherche à punir son gendre : il le fait châtrer.

Ils prendront le voile l'un et l'autre ; elle sera la supérieure de l'abbaye du Paraclet fondée pour elle ; lui, errera non sans être accusé ici ou là d'hérésie. Les périodes fastes étaient passées ; resteront quelques éclairs.

Mais l'essentiel n'est pas là.

C'est peut-être bien la première fois que dans une histoire d'amour les deux protagonistes apparaissent à parité, qu'en tout cas la femme ne soit ni la perverse, ni la fautive, encore moins la gourdasse ou la victime mais un acteur plein, sachant ce qu'il veut, en ombre comme en lumière ; en courbes comme en déliés. Elle n'est pas sotte : au contraire de presque toutes les femmes de son temps elle a reçu une éducation complète et même si en théologie ou philosophie elle s'évalue inférieure à Abélard, elle a en tout cas tout ce qu'il est nécessaire pour comprendre ses écrits, les juger.

Même si, à première vue, on pourrait lire en cette aventure, l'ascendant que maître pût aisément prendre sur son élève, on se tromperait lourdement : Héloïse savait ce qu'elle faisait et fit ce qu'elle voulut. Et n'aura cessé de le faire et proclamer. Je tiens pour particulièrement intéressant qu'elle eût préféré ne pas se marier - voyant bien ce qui sous ce mariage, pouvait se cacher de concessions et d'arrangements veules à l'ordre établi - et ne s'y résolut qu'à condition qu'il demeura secret. Elle acceptait, par amour, de ne rien faire qui pût nuire à la carrière de son amant ; elle refusait pour autant de se comporter en rien en femme soumise et silencieuse. Et ne désira rien tant que de continuer à mener la vie de femme libre qui était la sienne.

Cette histoire est celle d'une femme libre. Et c'est bien la première leçon à entendre ici. Au risque d'être ridicule en l'écrivant, faut-il rappeler que pour qu'il y ait amour et histoire d'amour encore faut-il être deux. Dans les grands récits qu'on nous vante c'est pourtant rarement le cas. Mme Bovary est sans doute une femme qui se libère - ou le croit - mais les hommes qu'elle croise sont des ombres, des fantoches ; des prétextes. Flaubert ne raconte pas une histoire d'amour mais de femme : c'est pour cela qu'il dérangea tant. L'éducation sentimentale croque assurément toute une époque bien troublée mais le jeune homme dont l'initiation est ici étalée comme une échoppe aux multiples éventaires occupe toute la place et les femmes qui passent … ne font en réalité que passer. L'histoire est moins celle d'une éducation sentimentale que d'une installation sociale. C'est peut-être dans le Lys dans la vallée que quelque chose de la grandeur de la femme et de la noblesse de l'amour est au mieux décrit mais ici encore, sur un champ de ruines - celles de l'insupportable impossible. Ici, au contraire, ils sont bien deux, avec des caractères bien trempés, qui à la fois résistent et se résistent si mal ; où sans doute il m'apparaît que la femme s'en sort mieux moralement que l'homme, qui s'en tient à ses principes quand l'homme dévoie si aisément sous les ors de la gloire mais où, en tout état de cause, impropres à rien céder. Je ne suis pas certain qu'ils luttèrent ensemble mais ils luttèrent.

Cette histoire est celle d'une lutte, contre le monde, les convenances, les idées ; les institutions. Et c'est la seconde leçon. Parce qu'en définitive toute histoire d'amour se construit toujours contre ce qui est institué. On connaît tous cette distinction freudienne, d'ailleurs discutable, d'entre le féminin qui représenterait le sentiment, l'émotion et l'intériorité et le masculin qui représenterait l'ordre, l'autorité, le monde. Nous avons tous lu ces pages étonnantes du Monde d'hierZweig illustre combien ce monde d'ordre détesta à ce point la jeunesse pour le désordre qu'elle représentait que cette dernière n'eut pas d'autre solution que de se vieillir en portant barbe et redingote. Oui, c'est cela exactement. Cette part de désordre, de bouleversement qu'implique tout amour. Brusque, violente et fugace quand il s'agit de passion. Plus lente à se faire reconnaître quand elle ne se brûle pas seulement aux incandescences des pulsions mais fait trembler l'âme en ses assises.

Je crois bien que c'est à cela qu'on le reconnait - ce qu'autrefois l'on nommait transport amoureux !

Le chemin subitement se déporte ; vous emporte et si tout importe encore de la vie qu'on laisse rien en revanche ne pèse plus suffisamment pour vous y enraciner. Où les choix toujours sont décisifs, sans retour !

Il y a chez Héloïse une conscience, admirable pour l'époque - en ce qu'elle s'exprime sans retenue - à la fois de ce qu'est être femme en ce XIIe siècle et du poids que la religion - en pleine mutation grégorienne - faisait planer sur tout le corps social. G Duby avait en son temps fait justice de cette croyance selon laquelle la femme n'eût aucun statut au Moyen-Age. De toutes manières ce statut évolue au gré de cette longue période qu'il ne faut jamais envisager comme un monolithe mais surtout les mondes des hommes et des femmes semblent surtout étroitement cloisonnés. Je crains bien qu'il n'y eût rien de tout ceci chez Abélard qui à aucun moment ne semble voir en Héloïse autre chose qu'un objet de convoitise, puis un être aimé certes, mais qui ne valait que pour la gloire qu'elle lui renvoyait et le service qu'elle lui devait. Le mot en tout cas qu'elle utilise - prostituée - et la préférence qu'elle proclame d'être la maîtresse d'Abélard que l'impératrice d'Auguste montre le peu d'estime qu'elle a pour l'institution du mariage où elle soupçonne plus de servitude et d'intéressements sordides que de générosité et de don de soi. On n'est pas très loin du mariage comme légalisation de la prostitution d'un Marx !

Elle sait parler de ses désirs ; de ses emportements qu'elle ne renie pas ; de ses débordements qu'elle regretterait presque. Elle est femme jusqu'au soir de sa vie, même en étant mère-prieure au Paraclet. La robe de la nonne s'effiloche bien vite sous les coups de butoir de la femme. C'est peut-être où elle est le plus moderne : l'amoureuse brame plus fort que la mère, que l'on devine, mais qui ne prit jamais le pas.

Ce n'était décidément pas une femme de devoir.

Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'Esprit, et l'Esprit en a de contraires à ceux de la chair ; ils sont opposés entre eux, afin que vous ne fassiez point ce que vous voudriez.
Si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes point sous la loi.
Or, les oeuvres de la chair sont manifestes, ce sont l'impudicité, l'impureté, la dissolution,
l'idolâtrie, la magie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les disputes, les divisions, les sectes,
l'envie, l'ivrognerie, les excès de table, et les choses semblables. Je vous dis d'avance, comme je l'ai déjà dit, que ceux qui commettent de telles choses n'hériteront point le royaume de Dieu.
Mais le fruit de l'Esprit, c'est l'amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bénignité, la fidélité, la douceur, la tempérance ;
la loi n'est pas contre ces choses.
Ceux qui sont à Jésus Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs.
Si nous vivons par l'Esprit, marchons aussi selon l'Esprit. 26 Ne cherchons pas une vaine gloire, en nous provoquant les uns les autres, en nous portant envie les uns aux autres.
Gal,5, 17-25

On pourrait disserter à l'infini sur ce célibat que l'église alors tente d'imposer en même temps que la surveillance de tout le corps clérical. Si l'on raisonne d'un point de vue strictement anthropologique, l’Église avait raison : le mariage, l'obligation d'aller se chercher alliés à l'extérieur de la tribu, l'interdit de l'inceste donc, étaient autant de truchements pour assurer la perpétuation de l'espèce et la domination du monde. Pour qui cherchait une vérité et un empire qui n'était pas de ce monde, tout autre amour que celui de Dieu était évidemment un écart, une perte ; une faute. Qu'il fallut néanmoins en passer par là pour la perpétuation de l'espèce mais de la foi et de la Sainte Eglise justifie peut-être la distinction entre la règle et le siècle mais n'exauce en rien ni la chair ni la matière.

Jamais la chrétienté ne sut que faire de cette chair qui l'empêtre sans lui être jamais d'aucune aide.

Mais il faudrait être malhonnête pour ne pas le reconnaître : nul n'y parvient jamais. Pas même nous si imbus de notre modernité. Nous crevons d'idéal et n'avons souvent que nobles sentences à la bouche qui toutes s'embourbent dans le replis de nos corps. Parfois, avec cynisme, nous proclamons avec fierté n'être la dupe de rien et, même avec raison, prudence mais passion parfois, nous abreuver aux délices offertes … pourtant il est toujours un moment où sans même qu'il soit question de mauvaise conscience, quelque chose en nous s'insatisfait de la pure consommation de l'autre et en appelle à un peu plus de grandeur.

D'entre Eros, philia et agapé nous errons sans trouver jamais le chemin. Il doit bien en exister un pourtant.

Le trouvèrent-ils, ces deux-là ? Lui, non, sans doute possible. Trop imbu de sa pensée, trop blessé en sa chair, il n'aura cessé d'être inutilement brillant et de ne savoir éclairer personne. Elle ? peut-être qui en tout cas ne renonça jamais et porta haut la fierté d'être femme.