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Camus, Mauriac et Zweig

Je lis Camus et cette rapide visite qu'il fait en Allemagne et où il est surpris d'un pays qui ne ressemble en rien à celui défait et détruit qu'il imaginait. Je lis ses étonnements mais aussi ses enthousiasmes, même déçus. Je parcours ces lignes de Zweig datant de la guerre où on voit ce dernier, après le rapide enthousiasme contagieux de la foule en liesse d'Août 14, comprendre lentement l'universalité humaine qu'il représentait et se chargerait de défendre ; je pense bien entendu à Mauriac, ses chroniques dans la presse de la Libération et son Bloc Notes …

Je pense à leurs façons si différentes d'être écrivains sans cesser jamais d'être hommes de leurs temps en en étant sinon acteur du moins chroniqueurs. A plus d'un titre Camus et Mauriac apparaissent l'image inversée d'une même réalité : Camus a la trempe d'un acteur de haut vol et ses œuvres - les Carnets en témoignent - sont un acte parmi d'autres de son engagement ; Mauriac au contraire délaisse presque entièrement son œuvre romanesque au profit d'essais et articles dans la presse. Lui aussi veut inscrire ses convictions dans son œuvre : il y parviendra mieux dans ses chroniques que dans sa prose. Que dire de Zweig ? sinon qu'il fut assurément l'homme déchiré d'une époque révolue ; l'homme révolu d'un continent déchiré que rien ni le succès ni les amitiés ne retiendra.

A tout prendre - quel paradoxe! - c'est encore Mauriac qui demeure le plus intrépide des trois : il croit dans le présent et a devant lui un héros presque miraculeux qui porte à bout de bras cette modernité qu'il appelle de ses vœux ! Camus hurle son besoin de justice dans un monde déprimé et détruit qui peine à s'inventer mais se déchire de ne parvenir point à se séparer de l'Algérie qui est toute son histoire. Zweig hurle de nostalgie devant ce monde d'hier qui était son sol, son histoire autant que son avenir dont la disparition le laisse blessure béante, incapable bientôt de survivre.

J'aime bien ces trois-là qui n'ont sans doute d'autres rapports que ceux que je veux bien y voir ; que les hasards de ma bibliothèque pourtant ont ici réunis.

Je ne déteste ni le regard ni les méprises que ces trois là jetèrent sur l'Allemagne : Zweig en 14 prend à ce point de plein fouet l'enthousiasme guerrier de cet été là qu'il en oublie être autrichien et chante les louanges de Berlin et de son cyclothymique empereur ; Mauriac ironiquement déclara tellement aimer l'Allemagne qu'il s'en réjouissait d'en avoir deux ; Camus traverse l'Allemagne et ne voit rien ou presque - sans cependant en être totalement la dupe. Tous eurent en commun d'avoir vu disparaître un monde qui avait été celui, toujours rémanent, de l'enfance : ils surent pourtant, d'instinct, que l'irréversible s'était produit qui rendit ce monde impardonnable.

On ne peut, sans émotion, entendre Zweig évoquer la Vienne de ses origines : je crains qu'il n'eût raison d'écrire que cette Mitteleuropa avait disparu ; l'Allemagne d'Hitler lui porta en tout cas un coup fatal. Mais je devine bien le trouble de Camus devant les paysages apaisés du lac de Constance. Se promener dans les rues de Bregenz ou dans celles d'un Tübingen quelconque vous ferait comprendre combien cette contrée-là - la Forêt Noire puis les contreforts alpins ; combien ces paysages plus hantés qu'on ne le croit par les Habsbourg ont façonné une représentation de l'Allemagne tellement éloignée des clichés berlinois des années trente qu'on en peut être désemparé. Il faut relire ce que Girard disait de cette Allemagne dans son Clausewitz en qui il voyait un doublet gémellaire de la France, un de ces couples mimétiques qui ne sût survivre qu'à force de violences, de conflits et de sacrifices qui les firent autant que détruisirent. Il faut se souvenir avec quelle ironie le viennois toisait la lourdeur du prussien ; avec quel mépris le berlinois tançait la légèreté autrichienne ! *

Car, enfin, c'est bien par là qu'il fallait commencer : cette génération, qui est celle de mes grands-parents et de mes arrière grands-parents, ne connurent rien d'autre ! rien d'autre que la guerre ! rien d'autre que les guerres contre cet ennemi ordinaire qu'est l'allemand. Quand les alsaciens virent pourtant revenir les allemands en 40, je ne suis pas certain qu'ils comprirent immédiatement ! l'expression usuelle fut alors wo sind unsri Schwowe ? où sont donc nos allemands (Souabes) tant l'aimable familiarité et proximité qui les liait à eux avait été brisée par la morgue terrible des nazis. C'est le même choc ou en tout cas du même ordre que ressentit Camus : entre le barbare absolu qu'était effectivement le nazi et ce (ceux) qu'il avait sous les yeux le fossé était immense. Le même que vécut dans sa chair et son exil un Zweig : mais, pour lui, plus insupportable encore, ce fut de sa propre terre que surgit le monstre.

Notre monnaie, la couronne autrichienne, circulait en brillantes pièces d'or et nous assurait ainsi de son immutabilité . Chacun savait combien il possédait ou combien lui revenait, ce qui était permis ou défendu. Tout avait sa norme, sa mesure et son poids déterminés. Qui possédait une fortune pouvait calculer exactement ce qu'elle lui rapportait chaque année en intérêts; le fonctionnaire, l'officier trouvait dans le calendrier l'année où il était assuré de bénéficier d'une promotion ou de partir en retraite.
Zweig
Nous avons appris depuis longtemps, depuis Hegel et Marx en fait, combien l'histoire loin d'être un flot paisible n'était pas même continue ; nous savons au moins depuis Braudel qu'en miroir, parfois même inversé, les ruptures révèlent parfois d'invraisemblables continuités et que tout autant, sous ce qui paraissait si stable, couvaient en réalité d'intrusifs bouleversements. Il faut relire ce premier chapitre du Monde d'hier pour réaliser à quel point ce qu'on nommera Belle Epoque était assurée d'elle-même, de ses projets comme de ses assises ; de sa culture comme de sa maîtrise et la fierté du viennois devant cette monnaie si stable que fut la couronne valait bien la sordide mentalité de rentier que le Franc Germinal avait favorisée tout au long du XIXe.

Tous ceux qu'en mon enfance je rencontrai qui vécurent cette période d'avant 14 en parlaient dans les mêmes termes et ce ne saurait être tout à fait un hasard que les historiens fixent en cet été d'Août 14 la fin de ce si long siècle qui avait débuté avec les folles espérances de mai 1789. Tout donne à voir le basculement violent d'un monde.

Oui, sans doute, tout ceci revêtit toutes les caractéristiques d'un suicide collectif que peu anticipèrent. Jaurès peut-être ! Zweig vécut ceci comme un déchirement, puis un exil. Bientôt il n'eut plus le courage de tout recommencer. La seconde guerre mondiale représenta un second exil pour lui. Qui peut dire la souffrance de n'être plus chez soi nulle part ; plus même en sa propre âme. En 45, trente ans après, des millions de morts plus tard, tous espérèrent en un monde nouveau mais certains s'y accrochent comme en un acte de foi : y crurent-ils vraiment encore ? Il fallut assurément beaucoup de courage - ou d'inconscience - pour relever la tête après tant d'infamie.

L'avons-nous encore aujourd'hui ?

Je ne puis retirer de ma mémoire ces séries d'articles qui depuis des semaines s'accumulent pour décrire une situation climatique hors de contrôle. Que la situation soit inédite, sans doute, puisque c'est assurément la première fois, de manière aussi frontale et globale, que l'humanité par son activité et existence même, corrode cette nature où elle se croyait solidement assise. Nous savons depuis longtemps que cette grande foi en le progrès et les sciences s'est épuisée quelque part dans les brumeuses plaines polonaises ; nous savons depuis au moins trente ans que l'avidité et le cynisme auront contribué en si peu de temps à détricoter tout ce que d'espérance sociale notre histoire était tissée. Ce que nous devinons désormais c'est combien leur progrès résonne des pires criailleries de l'apocalypse.

Ces trois-là vécurent l'atroce d'un passé qui se dérobait sous leurs pas. A notre tour ! mais c'est désormais le futur qui se refuse à nous.

A qui aujourd'hui le courage ? A qui la lucidité ?

 

 

* Etrange au reste combien en 14 ces villes se ressemblent

Paris

Berlin

Vienne