Bloc-Notes 2018
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Petit fait vrai

Cela fait un moment déjà que je baguenaude dans les Bloc-Notes de Mauriac, à qui j'ai emprunté l'intitulé de cette section de mon site. Et sans doute continuerai-je encore un moment tant chaque entrée ou presque me surprend, m'interroge et parfois me perce au flanc. Chapeau bas l'artiste parce que, décidément, cette succession de réflexions sur l'actualité, puis remarques sur telle ou telle lecture ou méditation sur une impression, un spectacle, ou regard a quelque chose de rafraichissant, mais de profondément humain.

Je n'ai jamais eu une passion dévorante pour le romancier même si, j'ignore pourquoi, le Mystère Frontenac avait su attirer mon attention. Je me souviens en revanche parfaitement du choc provoqué par certaines pages des Mémoires Intérieurs : j'étais dans le Paris-Strasbourg qui mettait alors quatre heures pour faire son office. Pourquoi allais-je à Strasbourg ? je ne m'en souviens pas mais sans doute pour aller visiter quelque membre de la famille. Mais de l'heure et demi qui sépara Nancy de Strasbourg, me demeure comme une obsession, ces lignes que je n'ai jamais véritablement retrouvées, d'un temps parcouru à reculons assis à l'arrière d'une charrette comme si, alors, avancer revenait à reculer, ou que notre passé se présentât avec la même vivacité d'espérance que le futur toujours tant escompté. Oui l'auteur de ces Mémoires comme celui d'un Adolescent d'autrefois m'émut, comme me passionne aujourd'hui ce Bloc-Notes qu'alors j'avais négligemment parcouru.

Appartenir à une autre planète

CETTE impression que me donnent tant de petits faits
vrais d'appartenir à une autre planète,

c'est ainsi que commence la dernière des notices successives consacrées au fait vrai ! la première croquait avec ce qu'il faut de saveur et d'indignation le titre changé d'un article que Mauriac avait donné à une publication qu'il ne nomme pas. : il y évoque la muflerie du procédé tout en précisanr que nul n'aurait osé faire ceci à un Barrès, Gide ou Claudel. La seconde concerne un cas d'euthanasie où avec un détachement feint il se contente de souligner combien la presse et l’opinion se passionnent pour un fait qui n'eût pas autrefois fait débat et qui aujourd'hui non seulement occasionne débat mais sensationnalisme. Le troisième fait le rapport entre ce sentiment d'étrangement et l'état des forces politiques du moment.

En réalité, à chaque fois, c'est ceci qui demeure au centre de sa préoccupation : moins qu'on fît dire à son article autre chose que ce qu'il désirait. Plutôt l’agacement devant la recherche du sensationnel qui se nichait là dessous et ce qu'il nomme la politique de l'instant. Et ceci se répète sur la question de l'euthanasie dont il s'étonne (ou le feint) qu'elle puisse se poser ; qu'elle puisse être une question - lui venant d'un monde, chrétien, où la chose ne faisait tout simplement ni problème ni question .

Cet écart, je commence de le connaître : je l'ai évoqué déjà et la chose, dois-je l'avouer, vient subrepticement. Rien ne me semble le trahir plus cruellement que cette ultime interview de Lévi-Strauss déjà proposée

Curieuse période que celle de ces années 60 qui furent celles de mon enfance ; qui craquelaient déjà d'une modernité impatiente mais demeuraient régies et commentés par d'aimables vieillards. Curieux paradoxe mais je comprends alors mieux l’étonnante fascination que de Gaulle exerça sur Mauriac ou plutôt cette vénération que celui-ci porta à celui-là ! Voici que ces deux vieillards se replongent dans le feu de l'actualité - le premier en prenant le pouvoir ; le second en chroniquant dans la presse - à un âge où d'ordinaire décence, éducation et moralité prescrivaient ensemble qu'on mît au net ses petites affaires et se préparât à quitter la scène.

C'est sans doute ceci qui me touche que j'ai déjà évoqué : quand lâcher prise ; s'assurer qu'il n'est pas trop tôt ; se convaincre qu'il n'est pas déjà trop tard ?

Pour un de Gaulle qui avait déjà touché les cimes et joué un rôle dans le sauvetage de la France qu'il est difficile de ne pas juger décisif c'était à la fois surprenant et logique ! Surprenant parce qu'il aurait pu juger avoir déjà rempli son rôle en 46 et désirer passer la main ! Logique parce que c'eût été mal connaître l'homme qui se sera constamment - et trop - identifié à la France à sa déchéance comme à son salut pour imaginer jamais qu'il pût s'en désintéresser et estimer son rôle achevé. Il n'y avait peut-être pas de sortie possible pour un tel homme. C'est bien ainsi que les choses se passèrent, lui qui disparut un an à peine après sa défaite au référendum de 69.

Pour un Mauriac qui aura connu à peu près tous les honneurs - notamment l'Académie dès 32 - et jusqu'aux haines de sa propre classe, il en alla à peu près de même. Il lui restait en 53, à presque soixante dix ans, à finir joliment sa carrière qu'un Nobel couronnait tout juste … Et bien non, il mit sa notoriété dans la balance, prêt à tout recommencer. A nouveau, contre les siens, cette bourgeoisie à quoi il appartient par toutes les pores de son éducation, ces chrétiens qui lui en veulent tant, qu'il hérissa si soigneusement tout au long de sa carrière et qu'il va de nouveau heurter, à nouveau il va partir à la poursuite de ces faits vrais, ces crimes, horreurs et injustices qui marquent le quotidien des dernières années de la colonisation en Afrique du Nord, de ces faits qui résument tout et disent en quelque sorte la vérité du moment.

Le parallèle entre les deux hommes n'est pas anodin ni extravagant même si l'admiration de l'écrivain pour le héros de l'histoire ne pouvait en aucune manière être strictement réciproque. Tout ou presque a priori les oppose même s'ils sont de la même génération : l'un du Nord ; l'autre landais ; catholique tous les deux certes mais l'un homme d'action, militaire jusqu'au bout de l'âme ; l’autre écrivain, intellectuel. Mais ce qu'ils ont en commun, qui peut expliquer cette propension à n'être jamais où on les attend ni à faire ce que l'on attend d'eux, c'est cette attitude de survivants. Très loin du syndrome du rescapé, il y va ici comme d'une deuxième chance qu'on eût donnée et qu'il fût indécent de ne pas saisir.

Parce qu'ils avaient déjà largement accompli leur chemin étaient désormais libres ! Comme jamais on ne peut l'être quand on est jeune et en effort de faire ses preuves aux yeux du monde ; comme si rarement quand, adulte dit responsable mais engoncé dans les obligations que vous impose la vie sociale ou professionnelle. Ayant tout vécu, ces deux là pouvaient désormais tout entreprendre.

Etre vieux ou la jouissance d'être libre

La voici peut-être la réponse à l'inquiétude du trop tôt ou trop tard : elle hante le vieil écrivain comme au fond elle me tarabuste mais trouve dans cette autre chronique datée du 27 juin une autre forme de réponse, non pas contradictoire mais complémentaire.

Assurément nous portons en nous un univers entier, et la mémoire de toute une époque : mirage de la conscience ou perspective de la mémoire, qu'importe au fond, puisque le temps n'y a plus d'importance et le sentiment de la durée très confus, et que tout nous apparaît à égale distance, identiquement présent en notre esprit un peu comme pour le démon de Laplace. [1] Que tout, passé comme futur nous soit également présent !

Le temps se défait autour de nous alors que nous lui appartenons encore, de sorte que les êtres et les choses de notre passé et même de ce qui l'a précédé ne sont plus séparés et se rejoignent dans un présent éternel. Moi qui ai tant de mal à imaginer la vie en Dieu et qui me méfie des représentations consolantes et naïves que s'en donne une Eugénie de Guérin, il m'arrive pourtant de concevoir ce que sera cet instant qui ne passera pas ...
27 juin

Ce n'est assurément que dans le propos des autres, dans celui des jeunes que nous côtoyons, que nous percevons sournoisement un écart qui n'existe que pour eux ; pas pour nous. Quand Mauriac évoque Barrès voire Maurras, c'est évidemment de l'histoire pour moi mais qu'en dire pour mes enfants ou mes étudiants. Mais quand j'évoque un de Gaulle, c'est de mon enfance dont je parle mais qui est aussi distante d'eux que Barrès ne le fut pour moi.

Où je suis bien obligé de dessiner deux figures possibles dont l'une est celle du retrait, progressif ou brutal, sage ou perclus d'amertume ; l'autre celle de l'entrée en force, du refus. En dépit qu'il nourrît sur son âge - dix ans trop tard, disait-il, de Gaulle à 68 ans entreprend une nouvelle carrière de constituant, de président, de politique donc aux accents de sauveur quand même. On ne ressuscite pas pour faire une carrière de conseiller général ou pour inaugurer les chrysanthèmes. Mauriac, sensiblement au même âge, se fait militant anticolonialiste. On voulut les tenir en lisière ou les embaumer vivant comme le dit joliment Mauriac ? qu'à cela ne tienne, ils bousculeront tout sur leur passage mais rentreront bien de force sur une scène où l'on ne comptait plus sur eux. On pourrait penser que pour eux ceci revint à ne pas tenir compte de leur âge et ainsi à refuser de vieillir.

Ce ne serait pas tout-à-fait exact : l'un comme l'autre avaient parfaitement conscience des moyens limités qui leur étaient désormais dévolus. Ne pas en tenir compte, dans la position qui était la leur d'hommes accomplis au rôle reconnu et célébré, signifiait seulement que l'heure n'était plus aux atermoiements, aux compromis mais à l'action fût-elle brutale, aux virages fussent-ils dangereux, aux risques pris d'affronter le destin puisque de toute manière il était déjà passé. Ces deux-là au lieu de concevoir la vieillesse comme un sentier de plus en plus étroit et anguleux l'empruntèrent comme une avenue large et ouverte à l'horizon.

Ces deux-là n'avaient plus rien à perdre ; tout à gagner donc. L'horizon pour toute éternité.

Ce pas de trop, ces adieux à la scène qu'ils se refusèrent à faire trop tôt, qu'ils consentirent à ne pas faire quitte à mourir en scène c'est au choix refuser de vieillir ou donner au vieillissement un sens nouveau. N'oublions pas que que le troisième et désormais quatrième âge sont des créations sociales provoquées par l'amélioration de nos conditions de vie. A l'instar de l'adolescence qui n'est qu'un gouffre séparant l'enfance d'une vie active de plus en plus tardive, la vieillesse est un luxe qu'avec la retraite nous nous offrons

Cette question que je me pose est une question de nanti ; autrefois l'on n'avait pas à se la poser on était sorti de scène, abruptement sans qu'on s'en rendît toujours compte.

Alors non, ne pas se la poser, et dans le domaine qui est le sien, tout oser ! Pour la beauté du geste.

Carpe diem et aude sapere

 

 

 


1) Laplace, Essai philosophique sur les probabilités

Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'Univers à ceux du plus léger atome. Rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. Mais l'ignorance des différentes causes à l'origine des événements et leurs complexités nous empêchent d'atteindre la même certitude dans la plupart des phénomènes. Ainsi il y a des choses qui sont incertaines pour nous, des choses qui sont plus ou moins probables, et nous cherchons à compenser notre impossibilité de les connaître en déterminant leurs différents degrés de vraisemblance. C'est ainsi que nous devons à la faiblesse de l'esprit humain l'une des plus délicates et des plus ingénieuses théories mathématiques, les probabilités.