Bloc-Notes 2018
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

-> 2017

Renoncement ou sagesse

Y a-t-il des auteurs de prédilection par âge ? Oui sans doute pour les enfants ; oui vraisemblablement pour les adolescents encore que ces derniers ne lussent plus vraiment. Il en est peut-être pour les vieux ! Je ne crois pas avoir beaucoup plus lu Sénèque que durant les années de formation et je dois bien avouer que pour réputées que soient les Lettres à Lucilius, elles me tombèrent souvent des mains. J'avais évidemment tort … nous n'avons pas toujours les oreilles pour entendre. Oh j'ai bien un peu des excuses : si la phrase ne manque jamais d'élégance, le propos est bien un peu toujours le même qui se joue du paradoxe et invite à la fin à renoncer aux situations extrêmes et à renoncer à tout ce sur quoi nous n'avons pas prise : c'est à dire à peu près tout !

Il faut lire cet incroyable passage de la Tranquillité de l'âme où Sénèque explique l'embarras des esclaves qu'il faut nourrir et dont l'avidité et la voracité n'auraient pas de frein !!!

Une troupe d’esclaves exige le vêtement et la nourriture! Il faut fournir aux nombreux estomacs de la plus vorace des engeances, lui acheter des habits, surveiller toutes ces mains si rapaces, enfin tirer parti d’êtres qui ne-servent qu’en pleuvant et en maudissant. (lire)

Même si, je l'avoue, je me sens plus spontanément proche des grecs que des latins - toujours cette même idée vraisemblablement surfaite et fausse selon quoi les romains n'eussent rien inventé et tout recopié, même leurs religions - et qu'après tout dans cette démarche stoïcienne il y a la reprise du Rien de trop qui me touche ; que je me trouve pour autant qu'on le puisse, plus d'amitiés pour un Zénon de Kition que pour un Cicéron ou un Sénèque, oui, malgré tout cela et ce souvenir atroce de mes cours de latin où l'enseignant aussi desséché que les textes qu'il nous faisait traduire à la volée, pointait avec acrimonie ma faiblesse de vocabulaire - ah que j'aie pu préférer les cours de philosophie à ces pathétiques et inutiles séances de torture ! - je finis par trouver quelque intérêt à cette attitude qui n'est pas véritablement de l'ordre du renoncement mais de la mesure et qui sait ménager ses forces en faisant le tri entre ce qui est en notre pouvoir et ce qui ne l'est pas et orienter notre effort vers les premiers et nos mesure et prudence vers les seconds.

Tout état est un esclavage. Accoutumons-nous donc au nôtre; plaignons-nous-en le moins possible, et sachons saisir tout ce qu'il s'y rattache d'avantages. Il n'est pas de sort si pénible qu'un bon esprit n'y trouve quelque dédommagement. Souvent, par une habile distribution, un très petit espace se prête à une foule d'emplois, et l'enclos le plus resserré devient habitable à qui sait en tirer parti. Oppose la raison à tous les obstacles : devant elle les âpres écueils s'aplanissent, les étroits sentiers s'élargissent, et les fardeaux sont moins lourds à qui sait les porter. Il ne faut pas non plus que nos désirs volent trop loin ; ne leur laissons que l'horizon le plus proche, puisqu'ils ne peuvent souffrir une captivité absolue. Renonçons à ce qui n'est point pour nous ou qui coûte trop de peine ; allons à ce qui appelle notre main et sourit à nos espérances ; mais sachons que toutes choses sont également frivoles ; à l'extérieur diverses formes, au fond mêmes vanités.
N'envions point ceux qui tiennent les hauts rangs : leur apparente élévation n'est que le penchant d’un précipice. A leur tour ceux qu'un sort perfide a mis sur ces postes glissants auront moins à craindre s'ils dépouillent l'orgueil naturel de leur fortune, s'ils font descendre leur grandeur le plus qu'ils pourront vers le plain-pied des autres hommes. 
Il en est plus d'un sans doute que la nécessité enchaîne à ces sommets d'où l'on peut tomber, mais d'où l'on ne descend point; qu'ils témoignent du moins que le plus lourd de leur tâche est d'être obligés de peser sur les autres; qu'ils sont bien moins élevés que cloués à leurs charges. A force d'équité, de douceur, d'humanité dans le commandement, de générosité dans leurs grâces, qu'ils se ménagent pour les chutes à venir maint adoucissement, et que, suspendus sur l'abîme, cet espoir les rassure un peu. Mais rien ne préserve mieux de ces orages de l'âme que de fixer toujours quelque limite à son élévation et, au lieu d'attendre que la Fortune nous quitte à sa fantaisie, de s'exhorter soi-même au repos bien en deçà du dernier terme. Ainsi nous ressentirons encore la pointe de quelques désirs, mais bornés, qui ne nous jetteront pas dans l'incertain et l'infini. 
ibid

Alors, oui, il y a toujours derrière tout ceci cette idée un peu folle de l'équilibre et du juste milieu, d'autant plus insaisissable que le réel n'est fait que de différences croissantes et de déséquilibres nécessaires mais c'est pour cela qu'elle convient aux anciens. Rien n'est plus éloigné de cette démarche que celle d'un de Gaulle, que nous évoquions, plutôt empreinte de mégalomanie : conseiller de se méfier de la richesse, oui, assurément ; de ne pas trop se perdre dans les mondanités et amitiés fallacieuses, sans doute pour un tel homme qui n'était pas taillé pour l'amitié, mais de s'éloigner des lieux de pouvoir, de richesse, d'éviter les situations élevées, alors, non, pour un homme comme de Gaulle ceci n'a pas de sens. On pourrait presque dire la même chose de Mauriac : entrer dans l'arène comme il le fit dans les années 50 c'était tout sauf se soumettre aux choses qui n'étaient pas en son pouvoir ! Agir sur la scène politique, au contraire, c'est refuser par principe d'être impuissant et vouloir réunir toutes les conditions et les hommes pour que ce qui paraissait impossible à la fin ne le fût plus. Le politique est espace de boursouflure, d'hyperbole et d'excès : c'est peut-être pour cela qu'il a mauvaise réputation. Mais après tout le désir de liberté ou de justice, tout autant. Imagine-t-on vouloir être un peu libre ?

La voici, la question qui se terre sous le dilemme trop tôt ou trop tard : c'est celle qui divise ce que Nietzsche nommait amor fati de l'intempérance politique ou plus généralement de la volonté, folle peut-être, irréaliste sans doute, mais irrésistible d'être libre.

Il y a, certes, quelque chose d'élégant chez Sénèque et on devine assez bien pourquoi sa pensée coïncide si bien avec les normes bourgeoises de la vertu : tout y est mesuré, médian ; compensé. Comme si à chaque plaisir auquel on eût consenti ou sacrifié soit par désir soit par nécessité, il y eût un antidote qu'on pût s'administrer qui équilibrerait les éventuels excès. Qu'à trop de vie sociale on dût répondre par une retraite monacale et méditative ; qu'à trop d'aisances il fallut rétorquer par l'aune juste de privation. Mais est-il, hors le tombeau, de tels espaces d'équilibre ?

Il faut aussi se retirer souvent en soi-même ; la fréquentation d'hommes qui ne nous ressemblent pas trouble l'âme la mieux réglée, réveille les passions et irrite ce qu'il peut y avoir en nous de parties faibles et mal guéries. Entremêlons toutefois les deux choses et cherchons tour à tour la solitude et le monde. L'une fait désirer de revoir les hommes, l'autre d'habiter avec soi ; elles se servent mutuellement de correctif; la solitude guérit du dégoût de la foule, la société dissipe l'ennui de l'isolement

Je le reconnais, adolescent, quand je fis le choix de la philosophie, ce fut moins la dimension connaissance que sagesse qui m'y attira : chercher dans son comportement, ses actes cette authenticité qui résulte d'une conformité avec une pensée, une éthique ; oui, voici qui me convenait plus que l'épistémologie ou le politique à quoi mes études me conduisirent. Il faut croire que, sur le tard, le refoulé de la σοφία me revint sous la forme de mes recherches éthiques. J'ai la certitude que ce qui manque le plus à notre époque c'est précisément la philosophie : leurs techniques acérées, leurs expertises tant vantées, leurs sciences disent peut-être mieux que jamais comment est le monde mais ne savent rien dire ou penser sur notre rapport au monde, ni sur ce qu'il est ni sur ce qu'il devrait être.

Ce dont je suis de plus en plus certain c'est que si nous avons besoin de nous interroger sur le sens à donner à notre présence au monde et que nous ayons donc besoin de questions morales, nous devons en revanche fuir absolument les réponses toutes faites, les morales universelles vite officielles.

Bien sûr les révoltes sont turbulentes et les révolutions meurtrières ; sans doute les progrès scientifiques et techniques produisent-ils d'abord du désordre … mais ne valent-ils pas mieux que les sournois renoncements, les lâchetés rodomontes ou les vils préjugés de sociétés prématurément vieillies ? Rien du régime de Vichy non plus que de la sotte stratégie militaire de défense adoptée dans l'entre deux guerres ne serait compréhensible si l'on oubliait l'effondrement de la natalité de cette première moitié de XXe siècle.

Il y a dans cette morale stoïcienne un parfum de retraité - pas d'homme vivant ! Mais plus encore que cette constante recherche d'un paisible équilibre, ce qui gêne, ce qui trouble et manque cruellement c'est ici le souci de l'autre.

Serres avait raison de souligner que la morale ne prédispose que des exercices pour souffrir moins ou, du moins s'y accoutumer : Sénèque ne dit rien d'autre que ce refus de la souffrance ! où philosopher n'est vraiment plus qu'apprendre à mourir.

Tout ceci manque singulièrement de générosité.