Bloc-Notes 2017
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Parole

autour de la parole (donnée ou reçue)
retour de la morale Parole et paroles blasphème et euphémisme retour au politique

Une série en quatre partie tentant de comprendre ce que désormais, en politique, parler veut dire? Rien, ou presque rien ; ou rien que de tragique vacuité !

De la parole aux paroles …
et retour

Ἔστω δὲ ὁ λόγος ὑμῶν, ναὶ ναί, οὒ οὔ: τὸ δὲ περισσὸν τούτων ἐκ τοῦ πονηροῦ ἐστιν
Que votre parole soit oui, oui, non, non ; ce qu'on y ajoute vient du malin.
Mt, 5,37

Sur le rapport entre morale et politique parce qu'il n'est décidément pas suffisant de seulement proclamer leurs tumultueuses relations ou d'en rester au dégoût …

La phrase, tellement connue, prend place dans le premier tiers du Sermon sur la Montagne, juste après l'attitude à adopter face à la répudiation des femmes - acceptable seulement en cas d'infidélité - juste avant la dénonciation de la loi du talion. Après les Béatitudes, on le sait, tout le texte est construit autour de l'anaphore Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens … mais moi je vous dis.

Ce texte, qui passe à juste titre pour résumer assez bien l'enseignement éthique du Christ tente en réalité de résoudre deux paradoxes :

On pourrait n'y voir qu'une autre illustration des rapports délicats entre parole et écriture, à coté de celle qu'offrit Socrate : ce serait oublier l'insistance que les textes mettent à préciser que les Tables de la loi furent gravées du doigt même de Dieu et que d'être gravées sur les deux faces, celles-ci étaient visibles par tous.

M Serres voit dans ce passage de l'oral à l'écrit une mutation affectant le couple message/support du Message qui allait bouleverser tout le champ de la présence de homme au monde : apparition des grandes cités et donc de l’État parce que de la loi ; invention de la monnaie naissance de la géométrie et donc des sciences ; invention du monothéisme. Ce qui est certain c'est qu'à ce détour s'observe l'inversion de la prééminence de la parole sur l'acte - Verba volant, scripta manent. Qui ne se souvient, enfant, de cette parole d'honneur que l'on prêtait et qui mettait fin à tout débat ; cette parole qui dans les contrats valaient bien mieux et plus qu'une signature - pratique qui se sera prolongée bien plus qu'on ne l'imagine dans les campagnes et dont on retrouve trace jusque dans les textes d'un Pagnol ou d'un Giono. La signature eût paru comme un inutile redoublement qui au lieu d'en rajouter en matière de sincérité, eût au contraire affaibli tout engagement. Dis oui, dis non …

Il faut entendre ce que dit parole qui a un lien étroit avec παραϐολή - la parabole. Elle est lien, rapprochement, très précisément ce que l'on jette là, à côté, ou de côté. Au même titre que le mot est toujours symbole d'un sens, ainsi la parole, comme la parabole, semble toujours vouloir dire plus qu'elle ne semble ; être en quelque sorte un récit complet, une allégorie qui, en dépit ou à cause de son aspect familier cache en réalité un enseignement moral voire une philosophie.

Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.
Les disciples s'approchèrent, et lui dirent : Pourquoi leur parles-tu en paraboles ?
Jésus leur répondit : Parce qu'il vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux, et que cela ne leur a pas été donné.
Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a.
C'est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu'en voyant ils ne voient point, et qu'en entendant ils n'entendent ni ne comprennent.
Et pour eux s'accomplit cette prophétie d'Ésaïe : Vous entendrez de vos oreilles, et vous ne comprendrez point ; Vous regarderez de vos yeux, et vous ne verrez point.
Car le cœur de ce peuple est devenu insensible ; Ils ont endurci leurs oreilles, et ils ont fermé leurs yeux, De peur qu'ils ne voient de leurs yeux, qu'ils n'entendent de leurs oreilles, Qu'ils ne comprennent de leur cœur, Qu'ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse.
Mais heureux sont vos yeux, parce qu'ils voient, et vos oreilles, parce qu'elles entendent !
Mt, 13, 10-17

Que celui qui a des oreilles pour entendre entende.(Mt, 11, 15)

Ce passage, où le Christ explique pourquoi il s'adresse au peuple en parabole, dit à peu près tout ce qui importe ici et notamment ce double mouvement d'aller et retour - que l'on retrouvera - cette boucle entre ce qui est révélé et caché. Ceux qui se sont déjà convertis, qui ont ouvert leurs âmes, ceux-ci n'ont besoin ni d'explication ni d'interprétation ; les autres, même une explication leur resterait étrangère. Observons combien ici voir et entendre sont synonymes : la parole est processus qui se déploie et se révèle à qui s'est mis dans d'heureuse disposition pour l'accueillir. A l'instar de l'homme dans la caverne de Platon, il y a effort à fournir, marche à entreprendre, éblouissement à endurer d'abord pour à la fin pouvoir saisir. Moins caméléon que kaléidoscope, la Parole laisse scintiller ses mille et une facettes en raison de la qualité de son auditoire sans jamais cesser d'être une. D'aucuns cherchèrent dans quelle langue - pré-babélienne évidemment - la Parole originelle avait pu être prononcée : ce qui est certain est qu'elle dût assurément ne tenir qu'en un seul mot qui eût semblé borborygme, brouhaha ou tohu-bohu à qui l'aurait entendue mais qui est le nom caché de la puissance créatrice au même titre que la légende raconte que Rome eût un nom caché ! Ce mot enseveli, inaudible pour tout un chacun est identique à cette lumière qui aveuglerait qui prétendrait se tenir en face d'elle. Le moment de la création est d'une telle concision qu'il est celui, rare, où voir et entendre sont un seul et même acte s'entremêlant. Borgès avait raison en affirmant que le poème tenait en un seul mot ; de soupçonner le poète se donner la mort et le roi devenir mendiant. Nul n'y peut résister !

De loin en loin on réservera parole à la parabole qui se relaye et propage et Verbe - λόγος - pour l'acte créateur : il ne s'agit en réalité que de la même réalité. Le Verbe est l'en-soi ! la parole le pour-soi.

En réalité, ces deux paradoxes sont intimement liés et tiennent à la conception très particulière que l'on s'est formée dans ces aires-là de la Parole. Contrairement au monde grec pour qui le λόγος, désignant d'abord le discours écrit ou parlé, pour désigner finalement la raison du monde décelable en liant entre eux les phénomènes - λόγος dit réunir, rassembler - pour qui, disais-je il est ce qui se découvre et donc une science, un savoir en train de se construire, dans le monde hébraïque, comme plus tard dans le monde chrétien, le λόγος est une Parole vivante - synonyme en cela de Dieu lui-même - mais aussi créatrice ; y est l’Être mais aussi l’Être qui se propage. Au commencement, dit le Prologue de Jean.

On remarquera que la concision de la Parole est la marque même de sa prééminence et que tout redoublement correspond déjà à une perte, une défaillance, voire un échec. De l'interdit primitif à la loi noachide ; de la loi noachide au Décalogue ; du Décalogue aux 613 mitsvot, à chaque fois la Parole initiale se répète et précise, s'élague au point d'envahir tout l'espace : la Parole divine mise en échec par la dépravation de son peuple et l'obligation de tout recommencer ! D'où l'idée qu'il n'y ait aucune contradiction, dans le Sermon sur la Montagne, entre la substitution d'une Parole à une autre et le fait d'accomplir. Mais d'où, aussi, par où s'insinue le salut par les œuvres, plutôt que par la grâce, la nécessité pour la parole de se traduire en actes.

On se trouve ici dans cette configuration très particulière de ce que les linguistes nomment la parole performative - la capacité que cette dernière possède de réaliser ce qu'elle énonce. Même s'il est vrai que le plus souvent cette puissance n'est détenue qu'en vertu d'un contexte social qui l'autorise et non par l'énoncé lui-même - je vous déclare mari et femme, ou je vous condamne n'ont de sens que pour un maire face à des êtres volontaires et consentants, ou un juge dans le cadre cérémoniel et codifié d'un tribunal - il n'empêche que la caractéristique commune demeure l'immédiateté. Entre le prononcé de la parole et la réalisation, nul intermède, nul interstice, nul délai ou truchement. Dire, c'est faire : Que la Lumière soit, et la Lumière fut ! dit la Genèse. Caractéristique que l'on retrouve dans la pensée magique où la détention de la bonne formule déclenche ipso facto l'effet souhaité. A-t-on assez remarqué que formule désigne en latin cadre, règle et renvoie précisément à une expression parfaitement codifiée et qu'il faut souvent répéter.

Pour qui édicte et crée, la parole est acte. Pour qui entend, écoute - n'oublions pas qu'obéir signifie entendre - la parole exige acte à venir. Songeons simplement à la glossolalie (Actes, 2) : voici l'Esprit Saint, descendant sur les apôtres et voici qu'ils se mettent à parler en sorte que chacun les entend dans sa propre langue. Celui qui prolonge la Parole, la propage, parle d'universel ! parle la langue de Dieu. N'oublions pas que l'apôtre est celui qui, au devant porte la parole, qui est envoyé au loin. Sa parole cesse d'être celle d'un homme ou d'une femme, d'un juif ou d'un grec, s'adressant à telle ou telle communauté ou groupe : comme si elle se désincarnait, ou se débarrassait telles les couches successives des pelures d'un oignon et qu'elle se dé-différenciât subitement pour être créatrice, au plus proche de la Parole divine ; ou encore qu'à l'inverse de la longue série des prophéties et des commandements sans cesse répétés et invraisemblablement répétés, elle se mit à parcourir à l'inverse le chemin et gravir la pente rédemptrice qui la rapprochât au plus près de la Parole originelle, pure ; concise. Que le flux originaire propulsé par la Parole originaire ne puisse encore se perpétuer qu'à l'ultime condition de cette concision recouvrée : dire oui ; dire non. Rien de plus ! Le passage du singulier au pluriel demeure synonyme de perte, d'égarement, de faute ou d'échec. A l'inverse l'exhaussement inverse vers le singulier équivaut au salut.

Il faut entendre ce que dit rédemption : rachat. Redimo : emo - prendre, recevoir, acheter - répété (red) dit ce retournement, ce jeu d'aller et de retour comme s'il s'agissait, en entamant l'ascension, d'effacer la faute ; ou qu'il ne fût pas de don qui n'exigeât pas en retour de contre-don. Ce jeu de répétition, où je vois plutôt un processus qu'un simple échange, un dialogue puisqu'il s'agit de répondre par des actes à la Parole, où je devine une boucle de rétroaction qui engage grâce et pesanteur, explique en même temps l'exigence de la concision. Qui s'attarde dans la parole s'épargne d'agir, s'évite de l'appliquer, fait l'économie de cette ascension en retour … et contrefait, à peu de frais, la puissance. D'où la référence aux scribes et pharisiens. Et risque, danger suprême, le blasphème.

Or, justement, s'il est un domaine où, en apparence du moins, ce serait le même processus performatif qui prévaille, c'est bien le politique. Le politique à proprement parler ne fait rien mais fait faire - il a des ministres et une administration pour ceci - se contente, une fois investi, couronné, adoubé, consacré, de parler … ou se taire. En sorte que, s'il est un domaine qui jouxte au plus près le magique ou le divin - ou l'imite éhontément - c'est bien le politique. La monarchie française ne s'y était pas trompée qui sacrait le roi et le considérait comme thaumaturge. Et, des protocoles de l'investiture, de la passation de pouvoir en passant par l'immunité - par ailleurs nécessaire - dont il bénéficie, la République n'a pas manqué d'en prolonger le lointain écho.

Oui, d'entre le religieux - voire le divin - et le politique il y a bien un cousinage - terrible.

Du blasphème et de l'euphémisme