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autour de la parole (donnée ou reçue)
retour de la morale Parole et paroles blasphème et euphémisme retour au politique

Une série en quatre partie tentant de comprendre ce que désormais, en politique, parler veut dire? Rien, ou presque rien ; ou rien que de tragique vacuité !

Du blasphème et de l'euphémisme

On a beaucoup à apprendre en soulignant que blasphème est l'antonyme d'euphémisme. Dans les deux cas, il s'agit de parler, de proclamer.

Reprenons :

Dans une culture où prédomine encore la parole sur l'écrit, on ne parle ainsi jamais pour ne rien dire. Toute circonlocution, toute périphrase paraîtra toujours artifice pour camoufler sa pensée, pour berner son interlocuteur. Nombreuses sont ainsi les figures de sages mesurant leurs paroles au point de paraître presque muet ou maussade et il n'est que de rappeler les vœux de silence qui accompagnent parfois dans les couvents ceux de chasteté et de pauvreté pour le comprendre. L'apophtegme est leur prérogative et constitue un véritable modèle. Dire le plus, le mieux avec le moins de mots possibles, le moins d'effets possibles, avec une économie, pour ne pas dire austérité, de moyens : n'allons pas chercher plus loin la méfiance, de siècle en siècle entretenue, de la philosophie pour la communication, ou la rhétorique. S'il est bien un point commun entre la parole créatrice des juifs ou des chrétiens et la sagesse des grecs, il réside ici : dans l'épure. On ne s'étonnera pas ainsi que l'euphémisme qui désigne pourtant d'abord la parole bienveillance et de bon augure - au sens où elle éviterait le mauvais augure - ait fini par désigner une figure de style où l'on dit le moins pour suggérer le plus, ou le déplaisant.

C'est d'ailleurs bien ici que discours politique s'éloigne le plus du discours de sagesse, où il n'est question que d'hyperbole, d'anaphores brefs d'effets de style. Qui constitue le paradoxe ultime du politique qui, d'un côté, flirte avec le religieux ; de l'autre télescope violemment toute figure possible de sagesse.

Paradoxe que je veux ici dénouer.

Comment peut-on d'un même tenant être aussi loin et frôler d'aussi près la parole ?

Le blasphème : parler mal ou parler du mal

De βλασφημέω : parler mal de quelqu'un ; et de φήμι : déclarer, dire. Parole de mauvais augure, par opposition à euphémisme et donc parole qui ne doit surtout pas être prononcée durant une cérémonie religieuse, ou dans une enceinte sacrée. Mal parler ou parler le mal : dans tous les cas mésuser de la parole créatrice, la bafouer, la gaspiller en tout cas. Le blasphème, d'une certaine manière commence dans le fait de parler pour ne rien dire, dans le bavardage - dans le presque rien. A l'extrême, il s'achève dans le Tout de l’Être, dans le fait de se proclamer Dieu, où certains voient aujourd'hui un des signes possibles de la schizophrénie. C'est bien en tout cas sous l'accusation de blasphème que le Christ sera crucifié - crime d'entre les crimes ; suprême. Le mot n'apparaît qu'une dizaine de fois dans le Nouveau Testament [1] presque toujours pour désigner l'acte d'accusation du Christ s'affirmant comme Messie.

Le blasphème revient toujours à endommager, nuire et donc à diffamer et il sera d'autant plus fort que ce qu'il atteint est de valeur plus haute. Or qu'il y a-t-il de plus haut, de plus sacré que Dieu, la Vérité ?

Mais a-t-on déjà songé à la dose de mégalomanie nécessaire pour qu'un homme, un jour, se croie l'Incarnation de son pays, son Sauveur, ait suffisamment de puissance pour en changer le destin ou seulement panser ses plaies et résoudre ses problèmes ? Sans même envisager le cas d'un triste sire uniquement hanté de puissance et de jouissance des biens matériels et des honneurs qui lui sont attachés, comment nommer autrement que comme un délire - doux ou pathologique - ce qui anime l'homme politique au point d'accepter la rugosité des luttes de conquêtes, les petites et grandes lâchetés, les obséquieuses servilités ou les ombrageuses félonies.

Je regarde cet homme qui s'accroche avec l'énergie de l'entêtement et ne cesse de me demander ce qui en lui parle ? Et ne peut que constater l'interstice ridicule qui sépare la grandeur à quoi l'on se veut hisser, de la bassesse la plus veule et vulgaire où l'on menace de sombrer toujours.

Détour par le serment

C'est bien du côté du serment qu'il faut regarder et du parjure.

Jurer, c'est prendre à témoin - Dieu le plus souvent, les saints parfois - c'est prêter serment ou promesse ou, par exemple au tribunal, acte préalable à tout témoignage, s'engager à dire la vérité.

De l'analyse qu'en mène Agamben, il ressort que

Si, dans la théologie catholique, le blasphème concernera vite le fait de mal parler de Dieu - mala dicere de deo -, il engage en réalité d'abord le fait d'invoquer en vain son nom en infraction évidente avec le 2e commandement - male dicere de deo. Ce qui est très sensible chez Augustin qui, s'agissant du blasphème, s'appesantit surtout sur le mensonge, le parjure consistant alors à énoncer des choses fausses sur Dieu.

Où l'on retrouve le dis oui du Sermon sur la Montagne. Ce qu'énonce le Christ en empruntant quasiment les termes même du serment grec c'est combien le nom de Dieu garantissant la relation entre mots et choses et la puissance du langage, sitôt que prononcé à vide, se transforme en malédiction et exprime dès lors la rupture de ce lien. On comprend mieux alors pourquoi cet interdit suit immédiatement l'interdit de l'idolâtrie : il lui est consubstantiel. L'évoquer, à tout propos et hors de propos, c'est rabattre dieu au rang de n'importe quelle autre réalité, ou divinité païenne, c'est récuser ce qui en sa Parole équivaut à promesse, récuser ce qui fait son originalité : être une Parole vivante où être, exister et parler sont structurellement équivalents - ce qui ne vaut évidemment que pour lui.

C'est ce lien entre mot et chose, garanti par l'invocation même du nom de Dieu, inscrit en creux dans son nom lui-même, que va définitivement rompre la philosophie : en rompant, dès l'origine, l'idée même d'une correspondance nécessaire mais surtout nécessairement juste entre mot et chose - il est tellement évident à ce titre qu'il ne fallut pas attendre pour cela Saussure prouvant l'arbitraire du signe - la philosophie crée un espace où s'entremêlent mensonge mais aussi erreur - ce qu'illustre si bien en français les significations de tromper, se tromper. Ce faisant, la philosophie - il suffit pour cela de considérer ce qu'en dit Platon dans le Cratyle, qui fait du mot une image de la chose et donc une image potentiellement fausse - ouvre le champ pour la recherche, l'analyse et, tout en reconnaissant la spécificité de l'homme en tant qu'être qui parle, sort cette parole du religieux, du sacramentel. La cohérence ne résidera plus dans la garantie conférée par la puissance du nom, au fond, ne sera plus verticale, mais bien plutôt dans la cohérence de la preuve et bientôt dans la combinatoire des signes. Vérité, erreur ou mensonge ne tiennent plus à l'invocation sacramentelle d'un nom mais d'abord au sujet qui parle.

Ce que cela change ? Tout !

Au bilan

Ce que le serment nous apprend est que le problème auquel fut confronté l'homme dès lors qu'il a pris conscience de lui-même en tant qu'homo loquens n'est pas seulement un problème de limite de la connaissance, c'est aussi un problème pratique, très concret, moral donc !

D'abord la relation théorique

La question intéresse l'anthropologie, évidemment : c'est celle de l'anthropogenèse ou de ce que M Serres préfère nommer hominescence, soulignant par là qu'il s'agit ici, certes, peut-être d'une rupture qui a à voir avec la prise de conscience de l'homme en tant que homo loquens, mais davantage encore d'un processus qui se continue imperturbablement et qui est loin d'être achevé. Elle intéresse évidemment la théorie de la connaissance - et les théories cognitivistes s'en sont emparées avec gourmandise puisqu'elle met en évidence non seulement la non-coïncidence entre les mots et les choses et donc la double possibilité tant du mensonge que de l'erreur ; mais aussi combien les mots renvoyant à un signifié qui est un concept supposent toujours une représentation du monde préalable - ce que Comte nommait une théorie quelconque - signaleraient désormais combien l'homme tout en étant du monde, comme n'importe quel vivant, cesserait désormais de l'être immédiatement et se trouvait projeté devant ce monde qui, pour significatif qu'il était présumé être, cessait d'être clair et aisément saisissable.

L'Univers a signifié bien avant qu'on ne commence à savoir ce qu'il signifiait
Lévi-Strauss
Introduction à l'œuvre de M Mauss

Mais enfin et surtout, expérience originaire sans doute mais irrémédiablement perpétuée, combien, pour truffé qu'il est supposé être de significations, ce monde n'en reste pas moins méconnu pour autant, brisant ainsi irrémédiablement une unité originaire en créant un fossé infranchissable entre un monde perçu immédiatement comme significatif et la connaissance de ces significations qui ne peut être l'œuvre que d'un lent processus de correction, de rectifications, de blocages et de ruptures ; un fossé douloureux entre la nécessité d'agir et donc de présupposer une signification et le souci de comprendre - et donc de prendre du recul. Comte n'avait assurément pas tort en présumant que l'humanité n'a pu que se poser, d'abord, des problèmes qu'elle ne saurait résoudre. C'est bien ainsi le scission entre pensée et action qui se joue ici : toute pensée est une pensée sur, et donc, après une expérience (Alle Denken sind Nachdenken - Arendt) mais ne pouvant se constituer qu'à l'écart et souvent contre cette expérience immédiate.

A côté, la relation éthique

C'est ce fossé qui intéresse parce qu'il ne se retrouve pas seulement dans le processus de la connaissance : certes, déjà, ainsi que l'indique F Jacob, dans le dialogue qui se noue entre la théorie et l'expérience c'est toujours celle-là qui entame le dialogue ce qui implique que la connaissance résulte toujours d'un savoir rectifié, amendé, biffé. Mais un fossé qui illustre combien, en face d'une philosophie puis d'une science qui se pose à côté et contre, demeure toujours l'impératif de l'acte et donc des fondements de l'acte comme si nous ne pouvions que faire comme si nous savions !

C'est bien ce que l'antique pratique du serment nous apprend. Comme si ces deux registres - de la pensée et de l'action - étaient irrémédiablement condamnés à évoluer parallèlement ou que le second dût nécessairement contrefaire une réponse que le premier était incapable de fournir.

Ce pourquoi les réponses anthropologiques ou même théorétiques demeurent insuffisantes : il fallait bien agir ! Ce que ceci signifie est qu'il fallait bien trouver un garant au lien entre mots et choses que la connaissance est incapable d'assurer. Le couple que forment serment et malédiction, cette boucle que je crois de rétro-action entre bénédiction et malédiction, cet effort pour quérir du côté du nom des dieux, le principe qui l'assurerait, n'est pas à considérer comme la trace ultime d'une pratique archaïque où magie et mythologie s'entremêleraient, mais au contraire comme la condition de possibilité de l'action, et donc aussi de l'ordre social. A ce titre, le serment est le fondement autant du religieux que du droit et non sa conséquence.

Sans doute ceci est-il à relier à ce que Castoriadis énonce à propos de la pensée grecque : l'idée que le monde est chaos sur quoi ne règne qu'une seule loi : la nécessité. Que, s'il est un ordre possible, il repose sur le désordre et demeure constamment menacé par la démesure et donc par le retour au chaos. Que cet ordre, partiel, provisoire, est ce qui permet d'espérer pouvoir penser un peu quelque chose sur le monde et de ménager, du côté de la pratique, un espace, un ordre humain : la cité ; mais un ordre fragile, provisoire, sans cesse menacé.

 

 

Il est peut-être temps de mettre en question le prestige dont le langage a joui et continue de jouir dans notre culture, en tant qu'instrument de puissance, d'efficacité et de beauté incomparables. Pourtant, considéré en luimême, il n'est pas plus beau que le chant des oiseaux, il n'est pas plus efficace que les signaux que s'échangent les insectes, il n'est pas plus puissant que le rugissement avec lequel le lion affirme sa souveraineté. L'élément décisif qui confère au langage humain ses vertus particulières ne réside pas dans l'outil en lui-même, mais dans la place qu'il laisse au parlant, dans le fait qu'il dessine à l'intérieur de lui une forme en creux que le locuteur doit à chaque fois assumer pour parler. Autrement dit, dans la relation éthique qui s'établit entre le parlant et sa langue. L'homme est ce vivant qui, pour parler, doit dire «je», doit donc, «prendre la parole», l'assumer et se la rendre propre.
Toutefois, ce que la linguistique n'est certainement pas en mesure de décrire, c'est l' ethos qui se produit dans ce geste et qui définit l' implication très particulière du sujet dans sa parole. C'est dans cette relation éthique, dont nous avons tenté de définir la signification anthropogénétique, qu'a lieu le « sacrement du langage». C'est parce qu'à la différence des autres vivants, l'homme doit, pour parler, se mettre en jeu dans sa parole qu'il peut alors bénir et maudire, jurer et se parjurer.
Agamben ibid, p 110

Alors, oui, du côté de l'action possible, le serment traduit une prise de conscience : il n'est pas de parole valide qui, à côté de ce qu'elle énonce, ne doive être en même temps assurer l'engagement éthique du locuteur. Qui parle énonce non seulement une vérité, mais l'assume ; s'y engage. Dit ceci est vrai et j'y crois sincèrement. Et c'est à cette condition seulement, à y bien regarder, qu'un ordre social devient possible pour vouloir tenter de lier mots, choses … et actions. Nul ne peut faire l'économie de ce lien qui est tant éthique que politique et constitue sans aucun doute la condition de possibilité d'une histoire humaine. Où l'homme s'engage c'est-à-dire met en jeu son existence même de vivant parlant.

C'est assurément aussi ceci à quoi Alain songe, dans ce passage souvent cité, où il évoque, cherchant les sources du préjugé comme son principal appui, cette idée juste en elle-même qu'il n'est pas de vérité qui subsiste sans serment à soi.

Ce lien n'est pas un fait ni un état, mais un vide que le locuteur doit incessamment combler - est donc bien un processus.

Que celui-ci se distende voir se rompe et ce sont toutes nos formes d'associations qui se délitent - et donc le lien social. Condition à la fois de la philosophie et de la démocratie chez les grecs, oui Castoriadis a raison, qui fait du serment à la fois la consécration du langage mais aussi de la cité.

Retour au politique


1)

Matthieu 9:3 Sur quoi, quelques scribes dirent au dedans d'eux : Cet homme blasphème.
Matthieu 12:31 C'est pourquoi je vous dis : Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera point pardonné.
Matthieu 26:65 Alors le souverain sacrificateur déchira ses vêtements, disant : Il a blasphémé ! Qu'avons-nous encore besoin de témoins ? Voici, vous venez d'entendre son blasphème. Que vous en semble ?
Marc 2:7 Comment cet homme parle-t-il ainsi ? Il blasphème. Qui peut pardonner les péchés, si ce n'est Dieu seul ?
Marc 14:64 Vous avez entendu le blasphème. Que vous en semble ? Tous le condamnèrent comme méritant la mort.
Jean 10:33 Les Juifs lui répondirent : Ce n'est point pour une bonne oeuvre que nous te lapidons, mais pour un blasphème, et parce que toi, qui es un homme, tu te fais Dieu.
Actes 19:37 Car vous avez amené ces hommes, qui ne sont coupables ni de sacrilège, ni de blasphème envers notre déesse.
Romains 2:24 Car le nom de Dieu est à cause de vous blasphémé parmi les païens, comme cela est écrit.
Apocalypse 13:1 Et il se tint sur le sable de la mer. Puis je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème.
Apocalypse 17:3 Il me transporta en esprit dans un désert. Et je vis une femme assise sur une bête écarlate, pleine de noms de blasphème, ayant sept têtes et dix cornes.