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- >2016
Démocratie ? République ? Tyrannie molle ?
J'ai toujours eu l'intuition que ces deux termes que nous utilisons paresseusement comme de stricts synonymes, n'étaient pas véritablement équivalents et qu'il y avait manifestement plus dans République que ce que démocratie pouvait contenir - d'autant que, Rosanvallon le mentionnait, le vocable démocratie eut tout au long du XVIIIe plutôt mauvaise presse. Un récent article de Ch Salmon sur Médiapart m'y fait revenir ne serait ce que parce que ceci aide à comprendre ce qui se passe actuellement ( poussées fascistes ici et là mais notamment dans la Mitteleuropa, sortie du Royaume-Uni de l'Union Européenne, mais encore ce grand désœuvrement des gauches européennes, notamment française.
Pour singer Salmon - qui est quand même le chantre du storytelling - il y a plusieurs manières de raconter cette histoire :
- 1e récit : C'était un 3 mars 1794 et celui qui, à la tribune de la Convention vient rapporter les modalités d'application du décret contre les ennemis de la République n'a que 26 ans. Il s'agit bien entendu de Saint Just et dans quelques mois à peine, il sera guillotiné. Archange de la Révolution, dit-on parfois de lui, une des figures les plus troublantes de ce que l'on nommera la Terreur, Saint Just termine son intervention par une de ces formules dont il a le secret et qui n'a rien apparemment à voir avec le sujet : le bonheur est une idée neuve en Europe. Le voici, tout entier résumé en cette formule cinglante qui transpire la passion froide mais roborative d'un jeune homme que l'Histoire aura tôt fait de balayer en le rangeant dans la catégorie des fanatiques funestes et dangereux. Formule qui claque et que l'histoire fort opportunément retiendra parce qu'à sa manière, elle dit tout. Elle dit d’abord la grande espérance des Lumières qui, croyant pouvoir en finir avec les superstitions et faire régner la droite raison, esquisse la ligne du progrès où l'humanité n'aurait plus à se repentir d'une faute originelle en en payant le prix lourd de la servitude et de la souffrance mais, au contraire, à prendre son destin en main et d'organiser ainsi son espace commun en sorte qu'il soit au service de tous. Elle fixe aussi l'objectif qui ne se contente pas de gérer seulement les choses, la circulation des marchandises et des savoirs mais s'assigne le devoir de gouverner les hommes, arrachant enfin l'administration des âmes au sabre et au goupillon. Deux siècles plus tard, deux siècles de formidables avancées scientifiques et techniques qui conférèrent à l'effort humain une efficacité incroyable et sans doute inespérée, deux siècles plus tard dont presque un siècle et demi de démocratie qui aurait du - et a semblé dans un premier temps pouvoir y parvenir - donner un sens réel à la liberté politique et un espace à construire pour l'égalité, deux siècles plus tard , à regarder les mines renfrognées et épuisées dans le métro du matin, à mesurer stress et déprime que suscitent les vagues successives d'austérité, de plans sociaux et autre compression - de salaires comme de personnels - à entendre ces cohortes avaricieuses d'économistes divers et de managers suffisants expliquer que nos salaires sont des charges trop lourdes à supporter et qu'il faudra bien un jour tailler plus encore dans les aides sociales imprudemment concédées dans les périodes de faste, à lire et voir tout ceci, il faudra bien admettre que cette idée demeure une idée nouvelle ; qu'en la matière, la vision très technocratique nous aura même fait cruellement régresser !
2e récit : c'était un 10 mai - date pas toujours heureuse puisque ce fut aussi celle du début de la Blitzkrieg de 40 - et ce jour pluvieux du printemps 81 marquait, pour la première fois, l'entrée d'un socialiste à l’Élysée et achevait une longue période de 23 années où la gauche avait été recluse dans l'opposition. Les hommes de ma génération avaient fini par soupçonner que la constitution de la Ve avait été bâtie pour que jamais un tel événement ne se produise. Il est inutile de rappeler la joie des uns, l'effroi des autres : il semblait en tout cas que tout, ce soir-là, devenait possible et rien ne le suggère mieux que ce délicieux croquis de Plantu à la une du Monde du lendemain. Enfin les ennuis commencent aurait dit Mitterrand quand on lui annonça les résultats ; Libération sur un autre registre ne dit pas autre chose : enfin l'aventure ! L'a-t-on mesuré ? 35 ans nous séparent de ce jour-là : la gauche aura gouverné presque vingt ans (81-86 ; 88-93 ; 97-2002 ; et quatre ans depuis 2012) bien plus que la droite ! Pour quel bilan ? Certes, il n'est pas nul mais l'impression demeure que, depuis 2012 surtout, on s'acharne à détricoter systématiquement tout ce qui en matière de droit social, on avait pu bâtir. Régression ! encore !
3e récit : A de Tocqueville revient des USA où on l'avait envoyé pour y étudier le système pénitentiaire. Son œuvre maîtresse en naîtra : De la démocratie en Amérique qui reste encore aujourd'hui la référence des penseurs libéraux (au sens politique du terme). Une question le hante qui ressortit bien de ce que l'on appellerait volontiers aujourd'hui l'entropie : comment éviter, la démocratie installée au point de paraître comme une évidence naturelle, et l'individualisme triomphant qui menace à chaque instant de rompre les relations sociales, comment éviter donc que la liberté politique n'en vienne à ruiner l'égalité ? comment concilier ces deux principes, désirables entre tous, mais si aisément contraires ?
Quelques fussent ses choix - décentralisation, libéralisme aristocratique - ce qu'il entrevoit a tout pour faire frémir : une masse informe uniquement affairée à assouvir ses désirs de consommation, peu préoccupée de l'autre et douçâtrement organisée - dominée en réalité - par une tyrannie molle à quoi elle eût librement consentie.
je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point , il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir.
Tocqueville
Voici qui ressemble en tout point au pire des cauchemars où nul même n'est plus besoin d'exercer coercition tyrannique tant la servitude eût été à ce point d'emblée et spontanément consentie que même les totalitarismes les plus brutaux et implacables en devinssent sots, inutiles et d'ailleurs bien moins efficaces.
Régression encore comme si l'Histoire loin de courir sa pente nécessaire vers le progrès n'avait d'entêtement qu'à déconstruire ce que, péniblement, elle avait échafaudé. Je comprends mieux le les hommes d'action sont mélancoliques de R Debray ; je comprends mieux le désir caché de ceux qui considéreront toujours la Révolution avec triste nostalgie pour avoir deviné combien ces jours-là ne sont jamais que des interstices, flamboyants certes, mais si irrémédiablement fugaces
; je devine mieux la hantise de ceux qui voulant en prolonger la magie, rêvèrent d'une révolution permanente … Mais tout, toujours se termine par un Thermidor. La Commune par un A Thiers ; ou Octobre 17 par un Poutine quelconque, en passant par Staline.
L 'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
Arendt Vita activa, prologue Faut-il l'écrire ? voici qui ressemble étrangement à la période présente comme si la démocratie était allée au bout de ses possibilités, de ses vertus comme de ses impuissances, et se dégradait de sa propre hégémonie ; qui ressemble étrangement à cet acosmisme que théorisait Arendt, à cette cité où l'homme, rivé au travail mais bientôt dépossédé, ne parvient même plus à développer la seule activité qui puisse l'exhausser : l'œuvre.
M Serres n'a sans doute pas tort de proclamer que nous aurions délaissé le dur pour le mou : il n'en est pas moins tragique ou désespérant pour autant.
Nous voici revenus au point de départ, à cette étrange vanité de l'action et, pour ce que le politique demeure quand même l'aboutissement logique de toute représentation du monde, de la vanité du politique. Je ne connais pas, concédons-le, de projet politique qui n'eût fini dans l'horreur, pour le pire, dans la glauque banalité, au mieux. Et je m'étonnerai toujours de l'étonnante capacité du politique à susciter néanmoins engouement, espérance et mobilisation en dépit de tout, de ses erreurs comme de ses échecs.
A moins de considérer, comme le fit R Girard, qu'il ne s'agisse jamais ici que de la vulgaire mécanique du désir mimétique qui parvient toujours à se réenclencher en s inventant un nouveau sacrifié donc aussi un nouvel héros.
A moins que, quand même, il y ait effectivement plus dans la République, que cette tyrannie molle. Ce pourquoi il faut en scruter l'imaginaire.
« Ce qui constitue une République, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé ».
St Just