Bloc-Notes 2016
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Démocratie ? République ? Tyrannie molle ?

J'ai toujours eu l'intuition que ces deux termes que nous utilisons paresseusement comme de stricts synonymes, n'étaient pas véritablement équivalents et qu'il y avait manifestement plus dans République que ce que démocratie pouvait contenir - d'autant que, Rosanvallon le mentionnait, le vocable démocratie eut tout au long du XVIIIe plutôt mauvaise presse. Un récent article de Ch Salmon sur Médiapart m'y fait revenir ne serait ce que parce que ceci aide à comprendre ce qui se passe actuellement ( poussées fascistes ici et là mais notamment dans la Mitteleuropa, sortie du Royaume-Uni de l'Union Européenne, mais encore ce grand désœuvrement des gauches européennes, notamment française.

Pour singer Salmon - qui est quand même le chantre du storytelling - il y a plusieurs manières de raconter cette histoire :

Voici qui ressemble en tout point au pire des cauchemars où nul même n'est plus besoin d'exercer coercition tyrannique tant la servitude eût été à ce point d'emblée et spontanément consentie que même les totalitarismes les plus brutaux et implacables en devinssent sots, inutiles et d'ailleurs bien moins efficaces.
Régression encore comme si l'Histoire loin de courir sa pente nécessaire vers le progrès n'avait d'entêtement qu'à déconstruire ce que, péniblement, elle avait échafaudé. Je comprends mieux le les hommes d'action sont mélancoliques de R Debray ; je comprends mieux le désir caché de ceux qui considéreront toujours la Révolution avec triste nostalgie pour avoir deviné combien ces jours-là ne sont jamais que des interstices, flamboyants certes, mais si irrémédiablement fugaces ; je devine mieux la hantise de ceux qui voulant en prolonger la magie, rêvèrent d'une révolution permanente … Mais tout, toujours se termine par un Thermidor. La Commune par un A Thiers ; ou Octobre 17 par un Poutine quelconque, en passant par Staline.
L 'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire.
Arendt Vita activa, prologue
Faut-il l'écrire ? voici qui ressemble étrangement à la période présente comme si la démocratie était allée au bout de ses possibilités, de ses vertus comme de ses impuissances, et se dégradait de sa propre hégémonie ; qui ressemble étrangement à cet acosmisme que théorisait Arendt, à cette cité où l'homme, rivé au travail mais bientôt dépossédé, ne parvient même plus à développer la seule activité qui puisse l'exhausser : l'œuvre.
M Serres n'a sans doute pas tort de proclamer que nous aurions délaissé le dur pour le mou : il n'en est pas moins tragique ou désespérant pour autant.
Nous voici revenus au point de départ, à cette étrange vanité de l'action et, pour ce que le politique demeure quand même l'aboutissement logique de toute représentation du monde, de la vanité du politique. Je ne connais pas, concédons-le, de projet politique qui n'eût fini dans l'horreur, pour le pire, dans la glauque banalité, au mieux. Et je m'étonnerai toujours de l'étonnante capacité du politique à susciter néanmoins engouement, espérance et mobilisation en dépit de tout, de ses erreurs comme de ses échecs. A moins de considérer, comme le fit R Girard, qu'il ne s'agisse jamais ici que de la vulgaire mécanique du désir mimétique qui parvient toujours à se réenclencher en s inventant un nouveau sacrifié donc aussi un nouvel héros.

A moins que, quand même, il y ait effectivement plus dans la République, que cette tyrannie molle. Ce pourquoi il faut en scruter l'imaginaire.

« Ce qui constitue une République, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé ».
St Just