palimpseste Chroniques

Démocratie, état d’alerte
31 MARS 2013
CHRISTIAN SALMON
Médiapart

 

Lors de son entretien avec David Pujadas, sur France 2, François Hollande a donné de la fonction présidentielle une interprétation personnelle, toute en nuances, composant par petites touches l'autoportrait d’un prince paradoxal, soumis aux injonctions contradictoires de l’austérité et de la croissance, du désendettement et du redressement. Gouverner par gros temps n’est pas chose aisée. Il y faut de la volonté et du tact, de l’énergie et de la patience, des qualités d’imagination et d’administration. On doit fixer un cap tout en naviguant à vue, rassurer les marchés sans désespérer l’opinion. Toutes choses qui exigent d’un chef de l’État de l’autorité et de la modestie et surtout une capacité d’adaptation infinie, une flexibilité à toute épreuve, conformément aux idéaux types du néolibéralisme et aux aléas d'une crise qui ne fait que s’aggraver.

Lors de sa prestation, plus longue que prévue, François Hollande s’est efforcé de convaincre qu’il détenait toutes ces qualités, témoignant même d’une forme d’autorité raisonnée, conforme à cette souveraineté limitée qui est celle des États européens, contenue par le corset étroit des règlements qu’a tissés l’Union européenne depuis le traité de Maastricht, soumis à la tutelle des marchés et des agences de notation. François Hollande ou l’humble gouvernance. Il m’est arrivé, l’écoutant, de penser : « Quel bon président de droite il ferait ! »

Son intervention toute en nuances contrastait avec une actualité démontée qu’on se gardera bien de qualifier de séquence, à la différence des épigones étourdis du storytelling, tant la logique à l’œuvre dans l’imbroglio politico-judiciaire obéit moins à l’habile feuilletonnisation médiatique qu’à la synchronisation aléatoire des agendas médiatiques, politiques et institutionnels, et qui soudain convergent comme lors des grandes catastrophes naturelles. « La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs », écrivait Adorno (1903-1969), dans ses Minima Moralisa, pour décrire l’expérience du front lors de la Seconde Guerre mondiale. De la démission du ministre du budget, Jérôme Cahuzac, à la mise en examen de Nicolas Sarkozy pour abus de faiblesse en passant par la perquisition du domicile de Christine Lagarde, actuelle directrice du FMI, c’est à cette « suite intemporelle de chocs » déstabilisateurs que nous assistons depuis une dizaine de jours, autant de symptômes de cette décomposition qui affecte le champ politique.

Si l’on élargit le spectre à l’Italie avec l’irruption dans le champ politique italien de Beppe Grillo, le trublion de l’austérité, ou encore à Chypre, avec la décision de la Troïka d’imposer une taxe sur les dépôts bancaires des particuliers, aussitôt rejetée par le Parlement, et qui n’a eu d’autre effet que de jeter le soupçon sur la garantie des dépôts bancaires chez tous les épargnants européens, on a là tous les éléments d’une crise de la représentation démocratique à laquelle répondent de toutes parts des attaques irrationnelles, de plus en puissantes, somnambuliques contre l’État de droit. La mise en cause simultanée de l’indépendance de la justice et de celle des journalistes, qui consiste à exiger des journalistes ce que seule la justice peut offrir, des preuves, tout en déniant aux juges ce que l’on reproche aux journalistes, le droit de mener des enquêtes en toute indépendance, aurait pour effet, si elle atteignait ses objectifs, d’interdire tout espace de délibération, tout contre-pouvoir, une forclusion de la démocratie.

Symptôme de ces réactions en chaîne qui ébranlent les soubassements même de nos démocraties, une crise générale de la confiance et de la représentation ; la crise des dettes souveraines n’en est qu’un aspect, qui en voile d’autres, nombreux : crise de la souveraineté de l’État, crise de la parole de l’État, crise de la signature de l’État… Cette crise se manifeste partout dans les démocraties occidentales, mais elle est renforcée en Europe par ce qu’on a l’habitude d’appeler la « construction » européenne, qui s’apparente de plus en plus à une « déconstruction » de la souveraineté.

Qu’est-ce que la souveraineté en effet sinon un double processus qui confère à l’État un pouvoir effectif (celui de battre monnaie par exemple) et un dispositif représentatif, une certaine symbolique de l’État (son protocole, ses rituels, ses cérémonies) ? À partir du moment où la souveraineté de l’État est battue en brèche par la construction européenne et la mondialisation des marchés financiers, le dispositif de représentation du pouvoir apparaît comme une coquille vide, un simulacre aux mains des communicants. Le couple que constituaient le pouvoir et son dispositif de représentation s’est brisé en deux : d’un côté, un pouvoir sans visage, une bureaucratie anonyme, de l’autre des hommes d’État désarmés, un roi nu. D’un côté, des décisions sans visages, de l’autre des visages impuissants. Résultat de cette dislocation : l’action est perçue comme illégitime et la parole a perdu toute crédibilité.

Le langage du pouvoir soumis à des injonctions contradictoires tend par une pente naturelle à l’euphémisation, à l’oxymore, à la dénégation, un phénomène observé par Pier Paolo Pasolini (1922-1975) et Leonardo Sciascia (1921-1989) chez les dirigeants de la démocratie chrétienne, dans l’Italie des années 1970. Dans les périodes de crise, les hommes politiques adoptent spontanément une novlangue que Leonardo Sciascia a qualifiée de « langage du non dire » et qui est une tentative de se dissimuler, de s’enfouir dans la langue, dans le jargon, « pour survivre », écrivait Pasolini, « fût-ce comme automates, comme masques… » C’est à Pasolini et à Sciascia que j’ai pensé en écoutant François Hollande, surpris de l’entendre se mettre soudain à parler « la langue du non dire », émaillée d’expressions aussi absurdes que « trouver de la croissance par nos leviers », « pourquoi faire du sang et des larmes ? » ou délégitimer le cœur de son projet politique en associant « redressement » et « maison de redressement » : « Le redressement oui, mais l’Europe ne doit pas être une maison de redressement »… Ou encore s’engluer dans la définition de son propre rôle à la tête de l’État : « C’est mon rôle non pas parce que je suis un président socialiste, d’ailleurs je ne suis plus maintenant un président socialiste… »

La spirale de la perte de légitimité


Mais l’apport le plus original de cette novlangue hollandaise est sans doute la création du désormais fameux « choc de simplification », une prouesse syntaxique qui laisse pantois. On avait évité il y a quelques mois le choc de compétitivité au profit du pacte du même nom mais le « choc de simplification » constitue une trouvaille digne des Shadoks. A priori rien de plus éloigné de l’idée de choc qu’une simplification. Pourquoi pas un choc de précision ? Un choc de clarté ? Un choc de normalité… «Comme toujours, écrivait Pasolini, c’est dans la langue seule qu’on a perçu des symptômes. » Son article, resté célèbre comme « l’article des Lucioles », s’intitulait à l'origine « Le vide du pouvoir » (ici sa version originale italienne, là sa traduction en français).

Le discours volontariste (churchillien) que le chœur des éditorialistes ne cesse d’invoquer dans une touchante unanimité, n’est qu’une façade qui tente de masquer l’impuissance relative des Etats européens soumis à la règle d’or et au « Protecteuro»… Depuis la révolution néolibérale, le volontarisme s’est imposé comme une figure paradoxale. Plus l’Etat est désarmé, plus il doit afficher son volontarisme. La posture du « volontarisme » néolibéral est la forme que prend la volonté politique lorsque le pouvoir est privé de ses moyens d’agir. Mais sa crédibilité est gagée sur la puissance effective de l’Etat. Si cette puissance n’a plus les moyens de s’exercer, le volontarisme est démasqué comme une posture. Il faut donc qu’il redouble d’intensité, qu’il s’affiche avec plus de force pour se recrédibiliser, démonstration qui va accentuer encore le sentiment d’impuissance de l’Etat. C’est la spirale de la perte de légitimité. C’est ce qu’a tenté François Hollande lorsqu’il s’est efforcé de recycler dans la bataille pour l’emploi les habits du chef de guerre endossés au Mali. « Je suis en ordre de bataille. Je suis le chef de cette bataille. J’avance. » Ainsi va la novlangue socialiste, louvoyant entre la rhétorique de la rigueur et la geste donquichottesque du redressement.

Mais la perte de crédibilité de la parole publique n’est pas un phénomène conjoncturel, elle n’est pas liée seulement au contenu des discours ou à la sanction des promesses non tenues ; elle est le produit d’une contradiction structurelle du néolibéralisme. Marx avait bien vu que le capitalisme de son temps était tout à la fois basé sur le profit et tenaillé par la baisse tendancielle des taux de profit. De même le néolibéralisme, qui s’appuie sur le crédit, est miné par une baisse tendancielle de la confiance qui se manifeste par la perte de crédit de l’Etat aux yeux de ses électeurs et de ses créanciers. Une étude récente publiée par le Pew Research Center démontre que de 1958 à 2012, la confiance dans le gouvernement fédéral américain s’est effondrée, passant de 75% à … 23% !

En dérégulant la finance et en déprogrammant l’Etat, la révolution néolibérale des années 1980 a absorbé l’espace même du politique, condamnant l’homme politique, placé sous vide, à se simuler, à se reprogrammer sans cesse. Quand le roi est nu et le pouvoir impuissant, en quoi consiste l’exercice de l’Etat sinon à jouer de manière délibérée avec les apparences. La scène politique se déplace : des lieux de la délibération et de la décision politique (forum citoyens, meeting des partis politiques, assemblées élues, ministères) vers les nouveaux espaces de légitimation (TV, médias et Internet). L’explosion des réseaux sociaux comme Twitter et les chaînes du tout-info ont pulvérisé le temps politique.

La fonction journalistique s’est déportée de ses missions originelles – l’enquête, le reportage, l’analyse politique, bref, l’information – vers une fonction de décryptage visant à découvrir sous les apparences trompeuses de la vie politique la vérité d’un calcul, les ressorts d’une histoire, le secret d’un montage narratif. Sondages et décryptage sont désormais les deux facettes d’une démocratie sans repères, sans frontières, désorientée, qui a substitué le récit à l’action, la distraction à la délibération, le stage craft (l’art de la mise en scène) au state craft (l’art de gouverner). D’affaire en affaire, de coups de tonnerre en coups de théâtre, l’actualité, tel le furet de légende, parcourt en tous sens le territoire miné de scandales de la démocratie mutilée.

La crise de la représentation politique est entrée dans sa phase terminale. C’est l’état d’alerte pour les démocraties.