palimpseste Chroniques

"Le système est aujourd'hui à bout de souffle"
Le Monde du 05.04.2013
P Ory


Professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris-I, Pascal Ory est spécialiste de l'histoire politique et culturelle du XXe siècle. La réflexion sur la crise des années 1930 est au coeur de sa thèse, consacrée à la politique culturelle du Front populaire (La Belle Illusion, Plon, 1994).

Une crise économique et sociale doublée d'une crise politique et morale : beaucoup comparent la situation actuelle aux années 1930. Que dit l'historien ?

Ce que nous vivons n'est pas, en soi, un retour aux années 1930. C'est l'expression de quelque chose de plus fondamental : une culture très française de délégitimation des institutions politiques. Cette culture est liée aux conditions mêmes dans lesquelles s'est faite la modernisation de notre vie politique. Depuis deux siècles, en effet, nos institutions se sont établies contre une partie de la société : ce fut le cas de la Révolution, qui s'est faite contre deux des trois "ordres" de l'Ancien Régime, de la IIIe République, qui s'est construite à la fois contre le monde catholique et le monde ouvrier, ou de la Ve République qui, à l'origine, s'est faite contre une partie de la gauche. La conséquence est la suivante : même quand les catégories exclues au départ finissent par se réconcilier avec les institutions qui les avaient mises à l'écart, il reste dans la société une part d'objection de conscience à l'égard de ces institutions. Cela explique la facilité avec laquelle peut s'effondrer le système quand un événement exceptionnel survient : en 1940, ainsi, la IIIe République s'est écroulée à la faveur de la défaite, mais aussi parce que toute une partie de la société, au fond, ne s'était jamais vraiment reconnue en elle. N'oublions jamais cela : il y a, en France, un stock de thématiques antipoliticiennes d'autant plus mobilisables qu'elles sont au coeur de notre culture politique.

Pour que ces thématiques soient mobilisées, cela dit, il faut un contexte particulier...

Oui, et c'est là que le parallèle avec les années 1930 peut avoir une certaine pertinence, même s'il faut préciser que la combinaison entre une crise économico-sociale et une crise politico-morale a des précédents. Rappelez-vous la fin du XIXe siècle : une grave dépression économique jalonnée de deux crises politiques majeures, le boulangisme et l'affaire Dreyfus.

La crise politique que nous traversons est-elle comparable à celles que vous évoquez ?

La Ve République a été pensée avec la IIIe République comme contre-modèle. Tout ce qui avait affaibli celle-ci devait être banni, à savoir le manque d'autorité du pouvoir exécutif et l'absence de majorité stable du côté du pouvoir législatif. Tout ceci a bien fonctionné au début, au point que le régime a intégré son plus farouche opposant, François Mitterrand, devenu président en 1981 alors qu'il avait écrit vingt ans plus tôt Le Coup d'Etat permanent pour dénoncer les institutions ! C'est ce système, pensé comme une sorte d'antidote à celui qui avait produit la crise des années 1930, qui est aujourd'hui à bout de souffle...

A cause de la crise économique ?

Oui, mais pas seulement. Deux autres facteurs s'ajoutent. Le premier, c'est l'effritement des grandes cultures politiques et de tous ces relais d'encadrement que sont les syndicats, les partis, les associations. Cette atomisation des cadres communautaires fragilise l'ensemble de l'édifice politique. D'une certaine façon, cela crée une instabilité beaucoup plus grande que dans les années 1930. Le deuxième facteur est la dilution de l'identité nationale. Contrairement à ce qui était le cas dans les années 1930, on est désormais convaincu que les décisions importantes sont prises ailleurs (Bruxelles, les marchés financiers...). De cela découle une relativisation du débat politique national. Puisque le cadre national n'est plus le cadre primordial, les institutions nationales sont de facto fragilisées.

A vous écouter, la situation est encore plus instable que dans les années 1930...

Oui, même si la violence politique a perdu en intensité. Ne soyons pas pour autant pessimistes. Même en période de grave crise économique, un sursaut politique est possible : regardez le Front populaire. Alors que la France continuait de s'enfoncer dans la crise, c'est là qu'ont été posés les jalons de l'Etat-providence. Mais ne nous trompons pas d'époque : au XXe siècle des grandes guerres succède désormais le XXIe siècle des grandes catastrophes. Nous sommes face à d'autres enjeux – environnementaux notamment – que dans les années 1930, mais contrairement à ce que nous susurre un discours décliniste, c'est tout aussi mobilisateur.