Bloc-Notes 2016
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Transaction sacrée

Véritables ruptures qui ne se dévoilent pas comme telles, ruptures apparentes mais fallacieuses, ces trois récits (de la mort du Roi à la Terreur en passant par le sac de Rome) …nous tournons moins en rond qu'autour d'un instant qui est de fondation. Rappelons le : notre interrogation tournait autour de la représentation ambivalente du peuple, vertueux principe quand il savait rester à sa place, muette ; figure même de la violence débridée sitôt qu'il se met à intervenir dans le cours des événements.

J'y ai supposé un impensé : qui est celui de notre histoire ; de notre République ; qui vient de loin de ces journées de Terreur qui nous gênent autant que fascinent.

Quel est donc le prix de la terreur? On pourrait répondre classiquement que les deux mois qui séparent le 22 prairial du 9 thermidor an II ont vu périr mille trois cent soixante-seize personnes sur l'échafaud. Aussi brutales qu'aient été les mesures expéditives du tribunal révolutionnaire d'alors, elles ne représentent pas le seul prix de la terreur ou de la Révolution. Ce prix, c'est aussi celui, si coûteux, qu'il y a à fréquenter cette bordure ·politique du sacré. L'effroi, le dégoût, la terreur et l’enthousiasme sont les émotions qui signent l'expérience de cette bordure, là où la Révolution et ses acteurs peuvent sombrer dans le néant, là où la violence faite au corps de l'ennemi a partie liée avec une vengeance fondatrice et la souveraineté populaire.
Les conventionnels ont voulu protéger le peuple de la brûlure du geste sacré en le concentrant dans la Convention, ses comités et le tribunal révolutionnaire. Mais nul n'est vraiment à l'abri d'une transaction sacrée où la fondation des valeurs exige la mort des hommes, où il faut s'engager corps et âme, où chacun peut périr d'effroi ou être gagné par le dégoût. Là est à notre sens le prix oublié de la Révolution, le prix enfoui de la terreur, prix indissociablement éthique et politique. Dans l'inconfort, le risque et le pari.
Wahnich, op.cit. p 93-94

Je l'ai cité souvent, ce passage, sans doute parce qu'il m'intrigue, d'y flairer quelque chose d'essentiel. Je veux dépasser ici l'argumentaire, qui est historique, consistant à donner quelque rationalité aux événements et qui a surtout, selon moi, le mérite de distinguer entre les diverses interventions du peuple sur la scène politique, la politique menée par le Comité de Salut Public et les différentes juridictions d'exception instituées par lui au nom de la Convention. Mais un texte en tout cas qui illustre parfaitement, à l'instar de la Cité de Dieu d'Augustin combien notre lecture des événements est toujours déjà filtrée par des grilles qui ne doivent rien au hasard mais à nos choix politiques, ceux-ci à leur tour déterminés, à l'air du temps etc. à nos postures idéologiques …

Mais décidément, quand le même objet prête à des considérations et jugements aussi contradictoires, on y peut supposer, sans grand risque de se tromper quelque chose de fondamental, je veux dire qui se trame aux fondements.

Rappelons d'abord quelques évidences, ou, si l'on préfère, quelques préalables :

  1. L'essence du politique réside dans la dénégation : créer ou organiser la Cité revient toujours à refuser l'état actuel des choses soit qu'on estime pouvoir à la dureté du monde substituer un monde idéal, soit au moins s'en protéger et créer, derrière les remparts, un espace apaisé, protégé. (tego stego en grec)
  2. Protection ou substitution, ceci revient à opposer au monde réel un monde idéal, rêvé que l'on ne peut imposer ou proposer sans l'asseoir sur quelques principes.
  3. Qu'elle soit de régime autoritaire ou libéral - au sens le plus général du terme - la Cité engage le peuple soit qu'il en soit le fondement légitime, soit au contraire le sujet mais dans tous les cas un peuple qui, fictivement ou non, sans que ceci renvoie nécessairement à un événement historique précis, aura voulu ou au moins accepté c'est-à-dire reconnu l'autorité de la Cité, la légitimité du régime comme ce qui est seul souhaitable ou sinon seul possible.

Protection, couverture, frontière

Le grec στεγω dit l'essentiel : couvrir donc protéger. Derrière l'idée de l'édification, il y a donc bien à la fois celle, négative, de dresser un rempart pour mieux résister ; mais aussi de cacher ; mais enfin d'enfermer. Quelle que soit la manière dont on en entende l'origine - elle peut être simplement militaire et se donner ainsi la muraille telle ici la Servienne qui permette de résister à tous les assauts d'ennemis ou pillards potentiels ; elle peut être même métaphysique et se donner les moyens de ménager au sein de chaos ambiant un espace d'ordre, cosmos, ainsi que les grecs l'entendirent dans leur approche si négative de l'être - la Cité fait se jouxter deux idées complémentaires : plutôt positive, l'union fait la force ; plutôt négative, parce qu'il ne s'agit que d'une stratégie de défense.

Il n'y a donc pas à s'étonner que les rites de fondation se situent tous au pied des murailles, au lieu de fondation où se jouent en même temps les actes d'ériger, de creuser, d'ensevelir, de partager … mais aussi sortir, entrer puisque décidément les frontières sont toujours poreuses. En la sorte, la Cité a partie liée, puisque avec la solidité, avec la solidarité tant horizontalement avec le monde idéal, rêvé, espéré, celui des dieux ou des principes, que verticalement dans les rapports entre les individus, avec la charge de constituer le peuple en tant que groupe organisé.

Le politique, de toute manière, ne peut fonctionner sans opposer ainsi le monde de dedans et celui de dehors au même titre que le religieux, le plus souvent, oppose le monde d'en haut avec celui d'en-bas. Où il a rapport étroit avec le sacré. Ce n'est pas l'objet ici de tenter une théorie du sacré, il suffira de mentionner que toute institution renvoie en réalité à une substitution - c'est en ceci que réside la transaction : un monde à un autre ; un ordre à un autre.

Dans la démocratie athénienne, la transaction tient d'une part dans l'accord d'un ordre qui ne pourrait mieux être établi que par le peuple lui-même, d'autre part dans l'interdit de toute hégémonie particulière. En sorte que ceux, inévitables, qui agiront au nom de tous, seront moins ses représentants que ses délégués, au reste révocables ; tirés au sort pour les plus importants ; élus pour les charges qui appellent un savoir spécifique ; tous n'assurant leurs charges que pour une - courte - période. La protection consiste à la fois dans la révocabilité de tous, dans l'appel que chaque citoyen peut intenter auprès des tribunaux, la faute suprême demeurant l'infraction à la loi.

Dans la démocratie représentative, la transaction réside dans une délégation de pouvoirs, le peuple, représenté, s'effaçant devant le mandataire. Tout le problème étant là : le lieu change, qui n'est plus l'agora, au centre de la cité, mais l'un quelconque des palais de la République ; l'acteur principal aussi. Même si la Ve a cru ménager des recours (référendum ; élections anticipées) il n'en reste pas moins que le centre de gravité du politique a été déplacé. Cet entre nous du on règle nos affaires entre nous que suppose toute transaction n'est plus que symbolique : ce n'est plus le même qui est mis à l'écart. Là c'était la justice en son appareil lourd qui devait jouer le rôle d'arbitre impartial chargé de dénouer le différend : la transaction consistait à ne pas faire appel à ce tiers ; ici ce n'est plus un déplacement, mais une substitution : le fonctionnement normal des institutions suppose la mise à l'écart des principaux intéressés, les institutions régleront les problèmes à leur place. Car le symbole ne dit pas autre chose : l'écart, certes ici, entre le représenté et le représentant, mais surtout l'inutilité du symbole sitôt que les deux termes sont identiques ou se sont reconnus.

On le sait, le sacré ne s'entend qu'en face de son contraire, le profane ; le quotidien qu'en face du surnaturel. Il sépare, filtre. Dès lors on ne peut entendre cette bordure qu'en terme de profanation. On se situe ici sur les marches du Temple, où se tiennent les marchands. Mais qui, ici, sont les marchands ? Qui envahit l'espace de l'autre ? Est-ce le monde ordinaire qui subitement envahit l'espace sacré ? ou est-ce au contraire ce dernier qui envahit le monde ordinaire ? La question peut paraître oiseuse : elle ne l'est pas. C'est exactement celle que posa Augustin dans la Cité de Dieu ! Celle que soulève Moïse à sa première descente du Sinaï quand il s'agira de pourfendre tous les idolâtres du Veau d'Or ; celle enfin du Christ lui-même répliquant Mon Royaume n'est pas de ce monde à un Ponce Pilate embarrassé d'avoir à régler un différend qui lui sembla inepte.

On devine bien ce que le sac de Rome aura représenté : plus qu'un symbole, c'était le déchaînement de la violence à l'intérieur de l'espace consacré de la Cité où toute violence était proscrite. C'est de la roche Tarpéienne, sur le Capitole, que l'on jetait les traîtres : le pomerium passant par là, la violence, même légitime de la Cité, ne peut s'exercer qu'à l’extérieur de la limite, jamais à l'intérieur. On comprend de même la charge symbolique que représente la profanation de Rémus : il jouait le dehors contre le dedans.

A l'inverse, le monde sacré envahissant le monde profane, la Cité de Dieu régnant en la Cité des hommes, ne peut aller sans une épuration préalable ; une purification c'est-à-dire sans une violence réparatrice. Derechef, pensons à Moïse mais aussi tout simplement à la seule colère mentionnée par les Évangiles face aux marchands du Temple.

Dans les deux cas, ainsi, la violence, même si elle n'a pas la même signification : réparatrice dans le cas du sacré - la colère sacrée ; échec politique dans le cas du profane.

En toute démarche contractuelle, la transaction cesse sitôt qu'une des deux parties - mais ce peut être éventuellement les deux de concert - cesse de jouer le jeu. En bonne logique grecque, ceci signifie que le monde du dehors, fait de violence, de chaos mais de nécessité, envahit soudainement tout l'espace et que l’îlot d'ordre s'effondre. On voit bien aussi ce qui fit chuter Athènes : une désastreuse guerre contre Sparte, certes, mais la démesure, surtout, subitement la puissance d'Alexandre prend le pas sur l'ecclesia : le pacte est rompu, le peuple est écarté ; la cité du dehors a envahi l'espace sacré de l'agora.

Article 2 Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression (déclaration de 89)
Article 33. - La résistance à l'oppression est la conséquence des autres Droits de l'homme.
Article 35. - Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.
Déclaration de 93
Dans le cas de l'épisode de la Terreur, mais de manière plus générale, dans celui de cette Révolution qui proclame la souveraineté populaire, le problème se pose nécessairement de manière différente, même si selon d'identiques principes. La crise a lieu quand il y a remise en question des fondements même de la transaction : le peuple, au centre, souverain. Ceci est d'autant plus évident que le système avait prévu que le peuple via délégations et pétition pouvait toujours s'adresser à l'Assemblée et lui faire une demande de loi. En la sorte, quoique écarté, le peuple demeurait acteur, au moins occasionnel ; en tout cas en période de menaces et de crises.

«Vous conviendrez qu'il est immoral, impolitique et excessivement dangereux d'établir dans une constitution un principe de désorganisation aussi funeste que celui qui provoque l'insurrection contre les actes de tout gouvernement. [ ... ] Nous avons donc supprimé l'article 35 qui fut l'ouvrage de Robespierre, et qui, dans plus d'une circonstance, a été le cri de ralliement des brigands armés contre vous »
5 messidor an III, Boissy d'Anglas
« la commission (des onze) n'a supprimé à l'article 2 de la Déclaration des droits de 1789 que l'énonciation du droit de résistance à l'oppression, qui lui a paru présenter trop de dangers et ouvrir la porte à trop d'abus »
Daunou, le 16 messidor
On remarquera d'ailleurs que dans le cas de la Convention, l'interpellation du peuple est toujours justifiée par l'article 2 de la Déclaration de 89 ainsi que par les articles 33 et 35 de celle de Juin 93. On remarquera surtout que ce sont précisément ces dispositions que les Thermidoriens s'attacheront à supprimer : c'est donc bien la place du peuple, les modalités d'expression de la souveraineté populaire qui sont en jeu ici. On aura beau jeu de dire que voici l'expression bourgeoise de la démocratie libérale qui tolère le peuple, mais à distance : toujours est-il que la constitution thermidorienne (le Directoire) dit en creux la philosophie de la démocratie bourgeoise en même temps d'ailleurs qu'elle récuse ce qui avait fait la légitimité du mouvement révolutionnaire de 1789. Même si l'on passait outre ce type d'arguties qui vise finalement à ne tolérer l'intervention populaire qu'à condition qu'elle aille dans le sens que l'on souhaite - il n'est pas de politique qui ne souligne à l'occasion ce genre d'acrobaties rhétoriques - on comprend bien que ce qui est en jeu ici, radical parce qu'à la source, au moment même de la fondation, n'est autre que la légitimité populaire et ses rapports avec les corps qu'elle institue.

On se trouve bien ici dans le cas d'une invasion du dedans par le dehors et ceci quelque soit le point de vue que l'on adopte : la guerre, qui est bien la menace d'une invasion, par l'extérieur, des monarchistes ; celle, à l'intérieur, des contre-révolutionnaires. C'est bien pour conjurer cette double menace, et parce que le peuple a le sentiment que l'Assemblée ne fait pas son travail, ne remplit pas son rôle c'est-à-dire sa part de la transaction voire, au mieux, pour l'y inciter et lui en donner le courage que le peuple intervient. On est à la limite ici de ce que les textes prévoient mais effectivement à la limite dans la mesure où pétitions et délégations se doublent d'une pression insurrectionnelle dans la rue. Du point de vue des mandataires, il est clair que l'on frôle effectivement l'explosion du système et que de bon gré ou non, les élus ne peuvent qu'aller dans le sens de la pression populaire sous peine de perdre toute légitimité. L'Assemblée joue son rôle, limite certes, en assumant sa part, en prenant sur elle, la responsabilité de la colère populaire. C'est le soyons terribles pour dispenser au peuple de l'être de Danton. Avec ce paradoxe incroyable que ce soit au moment précis où elle cède devant la pression que l'Assemblée en réalité maintient le système, laisse autant que faire se peut, le peuple dehors. Elle prend sur elle, elle représente.

Mais ceci ne résout pas, à mon sens, cette vengeance fondatrice à quoi Wahnich fait allusion, cette nécessité qu'il y aurait, pour fonder, d'une transaction sacrée où la fondation des valeurs exige la mort des hommes, où il faut s'engager corps et âme, où chacun peut périr d'effroi ou être gagné par le dégoût.

Vengeance vient de vindicare : revendiquer en justice, de vindex, répondant. Le vengeur est bien d'abord celui qui prend en charge une affaire, devant la justice : l'avocat, en somme, le vicaire, le substitut. On retrouve cette idée de substitution qui est centrale. Par ailleurs, dans l'idée de vengeance, il y a bien cette idée, comme dans la justice elle-même, de réparation d'un dommage. De revenir, si faire se peut, à l'état antérieur, ou au moins d'obtenir des compensations à hauteur de ce qui fut lésé.

Nous y voici : la vengeance, si elle n'est pas initiale, veut en tout cas en revenir au moment de la fondation. Elle est restauration. Elle sera, ici, la volonté d'en revenir au moment même de la transaction fondatrice. 93 veut refaire 89, en mieux ; en plus juste. Celui qui se venge, prend l'affaire en main, ou la reprend. On voit bien ici que ce qui est en jeu c'est la Justice comme institution : dans une transaction ordinaire qu'est un contrat, les parties s'accordent entre elles pour s'éviter de passer devant un tiers arbitre ; passer devant un tribunal revient inexorablement à signifier l'échec de la transaction. Se venger, au sens ordinaire, équivaut identiquement à la court-circuiter et c'est bien en ce sens que la loi dispose que nul n'a le droit de se faire justice lui-même i.e. se venger. Ainsi la vengeance est fondatrice dans cet escamotage résolu du tiers arbitre, dans le fait de revenir au centre et reprendre ses affaires en main. Violence fondatrice ? en tout cas remise en cause de toutes les institutions et donc de toute légitimité. Moïse balaie le rituel idolâtre qui venait juste de s'instituer et balaie ceux qui en furent les acteurs. En revenir au statu quo ante. Toujours.

Moment fondateur, ou refondateur, parce qu'alors il n'est pas de moyen terme, tout tiers est exclu. On y est avec ou contre ; dedans ou dehors. On ne transige effectivement plus : la transaction s'est révélée déficiente ; elle sera à refonder. Moment périlleux, assurément, qui ne peut en tout état de cause perdurer : comme toute situation extrême, d'exception, elle n'a de sens que de le demeurer. Moment fondateur encore parce que paradoxalement il ne le peut qu'en balayant d'abord toute fondation antérieure. L'ironie de l'histoire, répétons-le, résidera précisément pour la Convention, de vouloir perpétuer la transaction en assumant l'insurrection populaire et en la traduisant par des mesures d'exception. C'est bien dans ce sens que l'on peut affirmer avec Wahnich qu'elle frôle la bordure mais qu'elle ne la passe pas. Mais c'est dans cette même optique que l'on peut repérer combien les Thermidoriens, au contraire, balaient d'un revers de manche la transaction initiale et récusent le peuple. Qui sera condamné, en 48 comme en 70, de rejouer la même scène et de renverser le régime en place. Moments extrêmes, toujours.

Il y a bien un prix à payer : politique d'abord qui engage toujours l'ordre public, l'institution que l'on balaie. Mais moral encore, Wahnich le souligne, qui concerne la violence exercée qui cesse d'être déplacée du côté de celle, légitime, qu'exerceraient l'appareil judiciaire ou encore d’État via l'armée ou la police ; métaphysique enfin qui se joue à chaque fois que le principe ordonnateur pénètre dans l'espace qu'il est supposé organiser.

En l'affaire, ce que l'histoire montre assez bien, ce sera toujours le peuple qui en fera les frais, qui paiera, comme on dit, les pots cassés. Exclu du jeu, plus ou moins symboliquement ; aisément représenté comme une hydre assoiffée de sang et de vengeance ou, ce qui n'est guère mieux, paré de toutes les vertus, notamment la pureté et la bonté… à condition qu'elles demeurent abstraites.