Bloc-Notes 2016
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Instants sacrés la mort du Roi La Terreur le sac de Rome  

 

Instants sacrés

Mais ce n'est assurément pas tout de dire que le politique sécrète, comme n'importe quelle organisation, un principe, que souvent elle tait. Ce n'est rien encore que de souligner, quelque système politique que l'on étudie, qu'il s'y agit du peuple. Ni même qu'il y prenne des valeurs contradictoires, qu'il y puisse tantôt constituer le ferment de l'organisation tantôt son détonateur.

Au fond - et l'histoire le montre assez bien - le politique moins que tout autre - ne peut se passer de sacré quoiqu'il en dise ou avoue ; et il le met en scène. Si la féodalité s'était instituée sous l'autorité de l'Église qui de fait aura circonscrit le pouvoir des princes, à l'inverse la République aura imaginé pouvoir se soumettre le religieux. Jeu simple d'inversion, ici comme pour la souveraineté pourrait-on croire ; c'est en tout cas mettre en évidence combien l'un ne va pas sans l'autre, combien jusque dans leur antagonisme et leur tendance réciproque à se soumettre l'autre, ils se ressemblent étrangement.

Il fallut moins de deux ans après les massacres de Septembre, moins de cinq années après la Fête de la Fédération pour qu'on organise du jardin des Tuileries au Champ de Mars, la grande fête de l’Être Suprême (8 juin 94) où, après avoir mis le feu à une représentation de l'Athéisme se révèle une statue de la Sagesse. *

Il fallut à peine un demi-siècle pour qu'un A Comte, attaché à fonder la cité sur un esprit rationnel et scientifique, après avoir achevé - ou l'avoir cru plus exactement - l'échelle encyclopédique, éprouvât la nécessité de couvrir son édifice d'une religion de l'Humanité.

L'entreprise peut prêter à sourire et ne le manqua du reste pas ; pourtant, à sa manière, Comte ne faisait que poser la même question que celle qui hanta Robespierre : quel liant offrir à la Cité qui en maintienne la cohérence et l'empêche de se déliter. Ils avaient compris, tous les deux, que pour pernicieuse que fut parfois l'hégémonie de l'Église, pour dévastatrice que fut la lutte interminable entre pouvoirs spirituel et temporel, entre règle et siècle, il fallait un liant pour éviter que la cité ne se désagrège, un lien ou très exactement un lieu commun qui ne pouvait être la raison trop abstraite ou pour parler comme Comte trop critique et analytique, qu'il lui fallait un logos, une parole commune qui recueille et rassemble.

Une religion ne s'invente pas : ni le culte de Robespierre - qui précéda d'ailleurs de peu sa chute, ni la religion de l'Humanité de Comte ne connut de succès. La République de 75 se construisit sur la fibre laiquarde et bouffa comme elle put du curé ce qui suffit un temps à ses assises. Ce sera d'ailleurs une des constantes de la République que de ne savoir bâtir ses assises que dans la détestation de ses ennemis, tantôt extérieurs, tantôt intérieurs ; si souvent les deux à la fois. Mais est-elle vraiment la seule ?

Demeure quoiqu'on dise ou fasse, la seule question qui vaille : ce qui constitue le ciment d'une société, ce socle sur quoi elle s'érige, que souvent elle tait ou enfouit, que parfois elle proclame avec bravade.

Comment le mieux cerner que dans les moments de crise, dans ces phases curieuses et douloureuses où soudainement les effritements qui étaient demeurés discrets se révèlent au grand jour, où les remparts s'effondrent. Parce qu'une crise est moins une transition qu'un sas, qu'un carrefour qui distingue ce qui avait été entremêlé ; est ce point de la bifurcation où se révèle l'irréversible : avant tout était encore possible ; après, quelque chose de nouveau se formera mais nul retour en arrière n'est plus envisageable.

1e récit : la mort du Roi vue par Michelet

Louis XVI que durant son procès l'on s'attachera à nommer Louis Capet est guillotiné, on le sait le 21 janvier 93. Rien n'est plus intéressant que cette scène-ci dans la représentation qu'on en donne : le peuple n'est pas là. La chronique narre qu'il fut en tout cas très peu nombreux et soigneusement tenu à distance, contrairement à toutes les autres exécutions : entre l'échafaud et lui, des cohortes de gardes et de militaires en rang serré. N'a-t-on pas osé ? toujours est-il que l'opinion, si elle n'hésita en rien sur la culpabilité du roi, était en tout cas beaucoup plus partagée pour ce qui concerne la sentence à prononcer. Le long emprisonnement au Temple, les conditions souvent inutilement vexatoires qu'on lui imposa, notamment la séparation d'avec sa famille, l'attitude elle-même du roi, tout ensemble firent qu'on vit plus alors l'homme qui suscita la pitié ou la compassion que le monarque qui continuait de faire l'objet d'un véritable rejet.

Chose-triste, que tout le travail de la Révolution aboutît: à remplir les églises ! Désertes en 88, elles … sont pleines en 92, pleines d'un peuple qui crie contre la Révolution, contre la victoire du peuple !
Il n'y avait pas à se jouer avec cette maladie populaire. Elle tenait à des cotes honorables de l'humanité. L'élan superstitieux, dans beaucoup d'âmes excellentes, était sorti de la pitié, d'une sensibilité trop vive. Il était juste, il était sage, d' épargner ces pauvres malades. Que Louis XVI fût jugé, condamné, cela était très utile ; mais que la peine le frappât, c'était frapper tout un monde d'âmes religieuses et sensibles, c'était leur donner une superstition nouvelle, décider un accès peut-être d'épilepsie fanatique, tout au moins fonder ce qui pouvait être le plus funeste à la République, le culte d'un roi martyr.
Michelet tome V p 264
Je ne doute pas une seule seconde que les conventionnels qui votèrent la mort, autant que ceux qui y répugnèrent surent parfaitement ce qu’ils faisaient tant politiquement que symboliquement. Que la Gironde inclinât plus aisément vers une forme de clémence sans oser finalement s'y résoudre ne faisait pas d'elle un traître à la République : elle avait un ennemi à borner qu'elle connaissait bien ; trop bien ; elle en avait besoin pour tenir sa posture. Que la Montagne, au contraire, aiguillonnée par la rue et la Commune, intransigeante, inclinât plutôt vers la mort en dépit de la répugnance de certains ( Robespierre en premier lieu) à l'encontre de la peine de mort ne fait pas nécessairement d'elle un courant ivre de vengeance et de sang : elle avait trop conscience de la fragilité encore de la République pour ne pas craindre, surtout dans un contexte de guerre, les manœuvres du trône et les ferments de guerre civile.

Car c'était bien de ceci dont il s'agissait : la crainte de créer un martyr et, ce faisant, de ressusciter le sentiment religieux ; car c'était bien de ceci dont il s'agissait : l'autel avait toujours été à la fois la limite et la pierre de soutènement du trône. La monarchie n'avait pas été de droit divin pour rien : s'en prendre à elle c'était à n'en point douter s'en prendre non seulement à l’Église et au pouvoir et contre-pouvoir qu'elle représentait ; c'était surtout attenter aux fondations sacrées du régime : à Dieu lui-même. Or une telle place ne peut être laissée vacante.

Le Gironde eut deux grands courages, elle donna deux fois sa vie aux idées. Fille de la philosophie au dix-huitième siècle, elle en porta la logique aux bancs de la Convention. Un principe lu, fit renverser la royauté, et le même principe lui fit épargner le Roi.
Ce principe ne fut autre que le dogme national de la souveraineté du peuple. Ils venaient de l'appliquer, l'avaient écrit sur l'autel du Champ-deMars, en 91, et ils l'écrivirent encore, au 10Août, sur les murs des Tuileries, par les balles et les boulets de la légion marseillaise amenée par eux. Ils y restèrent fidèles, au procès du Roi, soutinrent (à tort ou à droit) qu'ils ne pouvaient commencer leur carrière républicaine en violant le dogme qu'ils avaient proclamé la veille, en se faisant souverains contre la volonté du peuple.
La Montagne. soutint ouvertement le droit de la minorité ; elle prétendit sauver le peuple, sans respect pour sa souveraineté. Sincère, patriote, héroïque, elle entrait ainsi néanmoins dans une voie dangereuse. Si la majorité n'est rien, si le meilleur doit prévaloir, quelque peu nombreux qu'il soit, ce meilleur peut être minime en nombre : dix hommes, comme les Dix de Venise; un seul même, un pape, un roi. La Montagne ne frappait le Roi qu'en attestant le principe que la royauté atteste, le principe de l'autorité, le principe qui eût rétabli le Roi. Elle en déduisait l'échafaud : on pouvait en déduire le trône.
Sous la position girondine, une question de principe bien plutôt que des collusions partisanes comme on tenta de le faire croire. Celle de la souveraineté populaire. Un peuple dont tout laisse à penser que s'il approuva la condamnation du roi qui en tentant de fuit et de rejoindre ceux qui faisaient la guerre aura commis, qu'on le veuille ou non, le crime politique majeur : la trahison ; l'intelligence avec l'ennemi, un peuple, dis-je, qui ne consentait pas nécessairement à la mort du Roi.

Michelet l'a compris, qui le note ici, déduisant l'effort mis à assortir la condamnation d'un appel au peuple. La ratification par le peuple sera finalement récusée par près de 400 voix ! La question n'était pas jouée d'avance : la Convention était partagée. C'est que la question était loin d'être un détail sans importance qui dépassait largement la personne même de Louis.

Politiquement, Michelet l'a deviné, récuser l'appel au peuple revint à récuser la souveraineté ou, en tout cas, à privilégier son expression parlementaire. S'il y eut, jusqu'à la constitution thermidorienne un souci de recevoir dans les chambres, les délégations, les pétitions etc ce ne fut certainement pas un hasard : le pouvoir qui se construisait, devinait sa fragilité, n'ignorait pas que sa légitimité tenait tout entière certes dans la rationalité de ses principes mais surtout dans le soutien du peuple quand bien même celui-ci ne fût-il pas unanime et se réduisît souvent à celui de Paris et de quelques grandes villes de Province. Subitement la Chambre s'interpose, semble vouloir monopoliser entre ses seules mains cette légitimité souveraine … Rousseau l'avait annoncé : rien ne peut empêché, à terme, qu'un pouvoir se pose comme volonté particulière face à la volonté générale. Ce fut le cas ici. Au delà de la question classique du pragmatisme - il est vrai que la question ne pouvait supporter d'atermoiements et que tout sursis ne pouvait qu'envenimer une situation déjà suffisamment indécise - celle d'une conception de la démocratie ; sans doute aussi d'une conception du peuple lui-même. La porte s'est ouverte ce jour-là ! Michelet y voit les prémices de la Terreur ; d'une oligarchie en tout cas : j'y entrevois plutôt celles de la république bourgeoise, représentative certes, mais vite technocrate, de cette république qui pourra définitivement s'installer un siècle plus tard sitôt que les monarchistes ( les Orléans d'abord) comprirent qu'ils auraient plus à gagner d'une république conservatrice que d'une monarchie absolutiste. L'ironie de l'histoire veut que cette porte fut entrouverte par ce que la Convention contint de plus radical, de plus à gauche.

En réalité le peuple entrant dans le jeu, cessant d'être un principe abstrait et pur, devenait ipso facto l'enjeu des alliances, des combinaisons : un objet parmi d'autres - pomme de discorde ou œil du consensus, qu'importe ! Dès lors, la question pouvait commencer de se poser : doit-on faire le bonheur du peuple contre son gré ?

Le procès de Louis XVI, à tout prendre, c'est la grande confrontation entre deux souverains : celui d'en haut, déchu ; celui d'en bas qui surgit et se lève, brouillon, braillard parfois, résolu en tout cas. Tout les oppose évidemment jusqu'à l'allure molle de Louis. Mais leur confrontation est impossible : il ne peut être qu'un Dieu au firmament. Tout les oppose donc ils ne peuvent pas ne pas se ressembler. Cette histoire, derechef, est celle du tiers inclus qui narre très précisément celle où l'union s'étiole, le système s'effrite et l'ordre se corrompt. C'est un récit moral encore parce que de l'indécision : l'on se trouve ici exactement à la jointure, sur la ligne qui sépare le profane et le sacré et on le devine bien puisque quelque choix que l'on fasse, on profanera d'un côté ; on sacralisera de l'autre. Michelet récuse l'explication par la peur : il a raison. Ces hommes, de quelque bord qu'ils siègent à la Convention, auront montré assez d'intrépidité depuis 89 en traçant les directions d'une cité moderne, plus rationnelle, plus juste surtout, pour qu'on ait à s'épargner de basses motivations psychologiques. Ce jour là, au point de non retour, ils devaient bien deviner que ce qu'ils feraient allait bâtir les temps à venir - et pour longtemps. Que la main tremble un peu, sans doute, mais d'hésitation ; certainement pas de peur.

D'un côté, un homme mais il a deux corps dont l'un, aux antipodes de ces chairs flasques et indolentes, avait tout du mystique : la permanence, l'élévation, l'onction. En lui parlait l'éternité, le droit absolu, l'absence de doute. De l'autre une foule : en réalité une abstraction qui peut se donner à entendre dans ses colères furieuses comme dans ses vénérations pieuses. Celui-ci n'a pas de corps : l'Assemblée qui est supposée l'incarner ( ah encore ce coup de l'incarnation ! ) en réalité l'exclut. Mort, le roi devient martyr et perpétue sa dignité dans le témoignage sanglant ; le peuple, en revanche, dès qu'il apparaît, que ce soit pour subir ou donner la mort s'évanouit presque aussitôt.

On ne voit pas que les rois de cette époque aient été plus mauvais rois que ceux d'avant ou d'après leur conduite ici révèle seulement ce qui dans tous les temps fut le fond du coeur royal, le résultat nécessaire d'une institution monstrueuse ·: le mépris profond de l'espèce humaine .
Tout ceci, depuis soixante ans, a éclaté de plus en plus pour l'instruction du monde. les peuples, dès longtemps, auraient dû être avertis. Que la lumière vient lentement ! la France même, en 92, n'était pas bien sûre encore du rôle qu'elle devait prendre. la Révolution était loin de connaître sa grandeur. Elle ne savait pas elle-même son nom intime, mystérieux, qui est : le jugement des rois.
Le dirons-nous? Elle manqua d'audace. Le jugement d'un roi était peu. Du moment qu'on avait lancé les décrets de .la guerre révolutionnaire, levé l'épée contre les rois, Louis XVI n'était. plus qu'un accessoire, un incident du grand procès. Il fallait donner à cette lutte le caractère d'un jugement général, faire de la guerre européenne une exécution juridique. La France était constituée, par le fait même de ces décrets, le Grand Juge des nations. C'était à elle de dire : • Le Droit est le Droit, le même pour tous. Je juge pour toute la terre. • Mes griefs ne sont pas ce qui me trouble le plus. Je suis ici pour tous ces peuples mineurs, sans voix pour. se plaindre, sans avocat qui les défende. Je parlerai, j'agirai en leur lieu et place. Je juge d'office pour eux.
La monarchie, que Michelet qualifie d'institution monstrueuse, n'a qu'un fondement : l'exécration de l'espèce humaine. Elle n'aime pas le peuple ; en tout cas pas plus que ces choses quotidiennes que l'on possède, indispensables peut-être à votre agrément, mais que l'on néglige. A l'inverse, le peuple, lui, vénère le monarque : il en faudra, d'atermoiements en trahisons, de renoncements en mensonges, pour que le peuple de 89 à 92 se détourne de lui. En 89, on n'imagina pas même abolir la monarchie ; ce roi mal conseillé aurait eu tout au plus besoin de conseillers populaires : on inventa la monarchie constitutionnelle. En ce mois de décembre 92, encore, le peuple demeure indécis. Et ses représentants tout autant qui voient bien que le procès de Louis XVI va bien au delà d'une réquisition contre une personne, d'un jugement à porter sur des actes de trahison.

Ce procès c'est celui non d'un homme mais d'une institution. Cette histoire est celle d'un amour contrarié ; d'un mépris assumé.

C'est pour ceci que la mort du roi fait partie intégrante de ces lignes légendaires de fracture . La révolution anglaise assassina bien aussi un roi mais ce fut pour en mettre un autre à sa place. Étranger, certes, qui ne parlait pas anglais - ce qui était manière habile d'en contenir l'hégémonie : les anglais surent, ou simplement purent, glisser progressivement vers une monarchie parlementaire en rognant progressivement les prérogatives royales. En cet hiver 92, en France, il était trop tard. Le monarque avait failli ; avait trahi aux vues et sues du peuple. Avait montré, durant le procès, comme dans son Testament, qu'il n'avait rien compris, se jugeait toujours le Roi et, partant, ne se reconnaissait nulle faute ou crime.

Il n'est pas de place, devant, pour deux : il n'est de souverain que solitaire. On le sait depuis Romulus et Rémus. Il fallait bien que l'un chassât l'autre. La monarchie avait fait du peuple un sujet ! La République allait faire du monarque un martyr ! Que le peuple surgisse, invariablement il ne manque pas d'éliminer le monarque. Mais tous se trompèrent de croire qu'il ne s'agissait que d'une inversion de place. C'était peut-être une révolution - au sens astronomique du terme, mais le jeu demeure inégal. Le peuple, d'être tout, n'est rien. Il n'est jamais là, sur la place, auréolé de gloire, concentrant sur lui onction et puissance. Il n'est pas une personne ; il n'a pas, on l'a dit, de corps ; ou bien il en a trop - ce qui revient au même. N'en ayant pas, il faut lui en donner un. Ce sera la représentation nationale. En s'inventant comme Nation, en se donnant des messagers, il se donne assurément un corps qui parle et agit, mais à sa place. Voici le peuple, sitôt surgi que chassé de la place. Écarte-toi un peu de mon soleil ! Le malheur, pour le peuple, n'est pas ailleurs : qu'il surgisse et ce sera toujours sous la forme d'une hydre sanguinaire, au pire, ou d'une masse un peu sotte, niaise et candide, au mieux ; dans les deux cas comme ce qui doit, au plus vite être nié - sous la forme de la dénégation-représentation ou sous celle de la réprobation méprisante. Éliminé ou abstrait, oui, décidément, le peuple demeure introuvable ! Mais, après tout, ce dont on fait abstraction n'est-il pas aussi ce dont on fait l'économie ?

On lira dans Cléry le douloureux récit de la dernière entrevue de Louis XVI et de sa famille. Si nous ne le reproduisons pas, ce n'est point que nous n'en partagions les émotions déchirantes. Hélas! ces émotions; nous les retrouverons souvent dans la grande voie de la mort où nous met 93, et nous ne pourrons toujours donner aux morts les plus illustres, à ceux qui ont le mieux mérité de .la patrie, la consolation qu'emporta le Roi : celle d'être entouré à la dernière heure de l'embrassement des objets aimés, celle d'occuper tous les coeurs, de confisquer la pitié, de faire pleurer toute la terre. Inégalité profonde, injuste ! que la souveraine injustice, la royauté, subsiste encore dans la mort, qu'un roi soit pleuré plus qu'un homme! … Qui a raconté dans ce détail infini d'accidents pathétiques les morts admirables des héros de la Gironde et de la Montagne, ces morts où le genre humain aurait appris à mourir ? Personne. Chacun d'eux a eu un mot, et c'est tout, un mot d'injure le plus souvent. Basse ingratitude de l'espèce humaine !Voici, regardons-le ce peuple, il va bientôt quitter la place ... il l'a déjà quitté. Le signe le plus révélateur n'en est-il pas cette compassion vite éprouvée pour le roi. Michelet s'en offusque : on en a beaucoup moins pour les morts du peuple !

Il s'attachera, ici et là, à dresser le portrait de quelques une de ces figures, martyres elles aussi, d'une cause qui les dépassait et l'on sent bien, à l'émotion qu'il met à évoquer Malesherbes ou Olympe de Gouges, combien ceux-ci, en dépit de leurs faiblesses, surent se hisser à hauteur d'homme. A hauteur d'idée.

Il y a, dans la lecture de Michelet, quelque chose de profondément juste, de foncièrement républicain mais en même temps de parfaitement tragique.

Sans conteste, il a raison de ne considérer dans le procès et l'exécution du Roi, que la lutte pour un principe et le Droit, et de récuser toute argutie qui ramenât le débat à de basses considérations politiciennes - quand même elles ne furent pas absentes - ou à des peurs incontrôlées - qui n'y étaient pas.

Ce qui était là en question c'était bien la légitimité du peuple souverain face au principe de la monarchie elle-même qui en est la dénégation parfaite. Une question de principe, on l'a vu, qui explique même la position des Girondins pour le sursis, en tout cas pour l'appel au peuple. Qu'un homme en fit les frais, qui n'était pas dénué de fautes ni de culpabilités avérées est exact mais l'histoire avance souvent sur un champ de cadavres et celui du roi n'est ni plus tragique ni plus désolant que celui des femmes et des hommes qui périrent sur les champs de batailles ou lors de l'insurrection qui vit la prise des Tuileries.

Mais qu'est-ce donc, alors, qu'une conscience catholique? quelle puissance de mort faut-il reconnaître dans la direction des prêtres pour rendre la conscience muette, pour la faire devenir insensible, inerte, ou plutôt pour l'effacer! ... Quoi ! si sa conscience de roi, l'opinion qu'il avait de son Droit illimité, lui faisait trouver légitime l'appel aux armes étrangères, tout au moins sa conscience de chrétien pouvait-elle s'accommoder d'un long et persévérant usage du mensonge (mensonge avoué par lui dans sa déclaration du 20juin91 ? . Il faut supposer, pour expliquer cette miraculeuse sécurité d'âme, cette absence de scrupules et de remords, qu'il s'était laissé volontiers persuader par les prêtres ce qu'il avait déjà en lui, dans le coeur et dans la race, à savoir : Qu'il était roi, de ses actes, roi de sa parole, qu'un Droit·absolu résidait en lui, soit pour régner par la force, soit pour tromper au besoin. C'est ce qu'un journaliste du temps lut, d'un oeil pénétrant, sur le visage même du prisonnier, le jour du 11 décembre : « Il semblait nous dire encore : « Vous u aurez beau faire, je suis toujours votre Roi. Au printemps, j'aurai ma revanche.»
Oui, Louis XVI, hors de Versailles, hors du trône, seul et.sans Cour, dépouillé de tout l'appareil de la royauté, se croyait roi malgré tout, malgré le jugement de Dieu, malgré sa chute méritée, malgré ses fautes, qu'il n'ignorait pas sans doute, mais qu'il jugeait excusables, absoutes d'ailleurs et lavées par la seule autorité qu'il reconnût au-dessus de lui. C'est là ce qu'on voulait tuer, C'est cette pensée impie (l'appropriation d'un peuple à un homme) que la Révolution poursuivit dans le sang de Louis XVI.
Question de principe, de droit ? Question morale ? Non, métaphysique !

D'un côté le Roi, sûr de son droit, incapable de comprendre qu'on pût remettre en question une place qu'il tenait de Dieu, de l'histoire. Offusqué qu'on pût imaginer qu'il ait donné l'ordre cyniquement de tirer sur le peuple et de jouer politiquement sur les drames pour se tirer d'une mauvaise posture, oui, bien sûr parce que c'eût été reconnaître là quelque chose qui était étranger à la royauté, supposée guider le peuple au delà des basses considérations tactiques du moment, mais coupable d'avoir menti, tenté de fuir à l'étranger ou fait appel aux armées étrangères pour restaurer l'intégrité du trône, sûrement non ! Ce trône, ne le tenant pas du peuple, était consubstantiellement le sien - celui de sa race comme on disait alors.

De l'autre, le peuple, qui ne tient sa légitimité que de lui-même mais se la voit déniée tout au long de l'histoire mais ce peuple, encore, qui ne peut apparaître, que l'on ne peut se représenter, que l'on ne laisse en tout cas paraître que sous l'égide abstraite du Droit ou de la Nation comme si, au contraire du roi, dont le corps prisonnier suscite aisément la compassion, le peuple en sa réalité matérielle, en son corps même ne pouvait présenter qu'une face hideuse ou effrayante qu'il eût mieux valu taire.

 

Frapper le Roi c'était à travers l'homme, frapper un principe détestable. C'était inviter le peuple à la table de la Loi ; l'ériger, certes, mais à l'état de principe.

C'est ce que Michelet regrette : Il fallait porter le procès dans cette île inaccessible qui est la Justice, hors des mers et des orages de la politique. Et du haut de la Justice, il fallait pouvoir dire au peuple : « Ce n'est point pour ton intèrêt, pour nul intèrêt humain, que nous jugeons ici cet homme. Ne t'imagine jamais que ce soit à ton salut que nous ayons immolé une victime humaine ... .Nous n'avons point pensé à toi, mais à la seule Equité. Qu'il vive ou qu'il meure, le Droit seul aura dicté son arrêt. Le peuple, nous en rèpondons, aurait été reconnaissant; il eût senti qu'un tel Tribunal le représentait dignement. La grande masse de la nation (nous ne parlons pas de quelques centaines d'hommes tjui hurlaient dans les tribunes), la nation, disons-nous, avait un besoin moral, que ni l'un ni l'autre parti ne sut satisfaite, le besoin de croire que Louis XVI n'était point immolé à l'intérêt. Il fallait donner au coeur agité du peuple ce ferme oreiller, ce solide appui : le Droit pour le Droit; ne pas permettre qu'il eût, un moment, l'inquiétude et le remords de croire que ses trop zélés tuteurs avaient tué un homme, pour lui.que la Convention n'eût pas réussi en ce mois de décembre 92, ne parvenant ni tout à fait à s'abstraire des basses considérations politiques - et la lutte sourde puis tout à coup éclatante entre la Montagne et la Gironde l'atteste parfaitement - ni à faire de ce procès une question non pas circonstancielle, pas même nationale, mais universelle. Michelet au fond, avec un siècle d'avance, invente presque le crime contre l'humanité ; rêve d'un tribunal d'international. Ce faisant il érige ce procès en moment fondateur, et pour ce qu'il eut d'irréversible, il pointe juste. En même temps, il condamne chacun à n'être pas à la hauteur de l'événement. Louis XVI ne l'est pas - ne l'a d'ailleurs jamais été lui qui n'a jamais pris la mesure de ce qui se passait depuis 89, escomptant que ce ne fût là que jacquerie un peu plus grave que d'ordinaire, mais dont avec habileté, ruse et sens politique, on devait bien pouvoir venir à bout. Mais de sens politique il n'avait pas ; pas assez en tout cas. Mais à hauteur il ne le fut pas non plus de n'avoir jamais su, même au seuil de la tombe, ni se remettre en question, ni même comprendre ce qu'on lui reprochait. Il avait été élevé dans l'obéissance, aux dogmes de l'Église comme des devoirs de sa race : il n'aura jamais compris qu'autre chose fût possible ni souhaitable. Et ne le chercha pas même. Les conventionnels non plus qui comprirent ce que ce procès avait de nécessaire, pressentirent sans doute ce que l'exécution du roi avait d'inéluctable mais ne parvinrent ni tout à fait à en faire un moment universel d'humanité - quoique l'argument servît de tout côté pour justifier les choix pris - non plus qu'un acte fondateur. Passé un moment illusoire d'unité, les combats reprirent à l'intérieur comme à l'extérieur. Il aurait fallu se hisser au-delà du politique ; on échoua en deçà dans les affaires de basse police ; de Terreur.

Le danger était très réel, et ce n'était pas la Gironde, ce n'était même pas le royalisme, les quatre ou cinq cents royalistes, qui auraient entrepris d'enlever le Roi du milieu d'une armée. Le danger, c'était la pitié publique. Le danger, c'étaient les femmes sans armes, mais gémissantes, en pleurs, c'était une foule d'hommes émus, dans la Garde nationale et dans le peuple. Si Louis XVI avait été coupable, on s'en souvenait à peine ; on ne voyait que son malheur. Dans sa captivité de plusieurs mois, il avait converti, attendri, gagné presque tous ceux qui l'avaient. vu au Temple, Gardes nationaux, officiers municipaux, la Commune elle-même.Le peuple enfin, pas plus ; pas beaucoup plus. Qui demain va se déchirer. Sombrer ou bien dans la colère vengeresse ou bien au contraire dans la crainte dévote. Un peuple que tout piège : autant sa naïveté que ses pulsions irrationnelles. Car oui, tout le danger était là, mais la grandeur de la cause en même temps : faire qu'au risque d'une martyrologie bien agencée, on ne voie plus que l'homme pieux et souffrant et que la compassion légitime qu'on pût avoir pour Louis ne restaure par la bande la légitimité de l'institution.

Le récit qu'il brosse de l'exécution, pour sobre qu'il demeure, est terrible qui montre un homme face à la mort, mais surtout un roi qui n'est plus qu'un homme, à la fois soumis mais hérissé encore de principes et de peurs. Avait-il espéré en appeler au peuple, subitement érigé en ultime recours ; à l'ultime instant ?

Il y avait eu à peine sur le passage quelques faibles voix de femmes qui av.aient osé crier grâce, mais, après l'exécution, il y eut chez beaucoup de gens un violent mouvement de douleur. Une femme se jeta dans la Seine, un perruquier se coupa la gorge, un libraire devint fou, un ancien officier mourut de saisissement. On put voir cette chose fatale que la royauté, morte sous le déguisement de Varennes, avilie par l'égoïsme de Louis XVI au 10 Août, venait de ressusciter par la force de la pitié et par la vertu du sang.Mais le peuple n'était pas là, on l'a dit, absent ou en tout cas éloigné loin derrière les troupes en rang serré. Ce n'est qu'à ce moment qu'il comprit qu'il était perdu. Qu'il poussa aussi un horrible cri. Un cri à quoi répondent d'autres, mêlés de plaintes, poussés dans le peuple. On le voit, présence à peine esquissée, comme ombre à la fois menacée et menaçante, craintive. Deux univers se télescopent ici, ne manquent plus que les ciels menaçants et le tonnerre grondant pour que la scène ressemblât à une Passion, mais c'est bien sur ce registre que le discours des royalistes versera à partir de ce moment-là.

C'est ce qui fait tout l'intérêt de son Histoire ; ses limites aussi. Elle est un regard, assumé, non pas tant idéologique que de parti républicain pris, à une époque où se proclamer républicain vous situait à l'extrême gauche de l'échiquier politique, et vous attirait les foudres assassines de plus républicain que vous (Blanqui notamment). On a toujours l'impression avec Michelet que l'histoire est une odyssée épique qui ne manque jamais d'échouer sur les rivages sordides de la basse politique. D'une politique qui n'est jamais ce qu'elle aurait dû être ; d'un peuple toujours un peu décevant de ne pas coïncider avec l'idée qu'on s'en fait, ni avec la vertu à quoi il se doit.

J'aime assez de regard : j'y sens un souffle à quoi je répugne de résister même si ce type d'historiographie marque son temps et répond désormais assez mal aux canons, parfois bien prudes mais souvent non moins idéologiques à y bien regarder, s'agissant de la Révolution, d'un Furet par exemple.

La Révolution de 89, 92 y compris, fait partie de ces événements avec lesquels on ne peut en finir parce que s'y noue et révèle quelque chose de bien plus crucial que ce que l'écume désordonnée de l’événement ne le laisse présager. Il n'en est pas tant que cela ! Je me trompe peut-être mais je lui associe spontanément la mort du Christ - j'y reviendrai. On me dira que ceci tient de peu de rigueur de comparer un événement de type religieux, dont rien n'atteste avec assurance la réalité, avec un événement historique, politique de telle ampleur. Pourtant, si l'on date de la crucifixion le début du mouvement de christianisation, il faut bien admettre qu'ici aussi, on a une rupture qui brise à ce point l'histoire qu'on en fera le point de départ d'une ère nouvelle, comme la Convention tenta de le faire. Une histoire alors de près de 2000 ans. Une rupture qui rompt - et pas seulement religieusement - avec les canons antiques de la Grèce, de l’Égypte, de la Perse même, et non seulement avec le monothéisme judaïque. Qui rompt politiquement en donnant demain une assise nouvelle, universelle à Rome, en la préservant jusque dans ses décombres, de la féodalité à la monarchie absolue des Bourbon. Si l'on doit mesurer l'importance d'un événement à la longueur de la série qu'il interrompt, sans conteste l'émergence du christianisme et la Révolution sont de la même trempe. Et qu'on ne me dise pas que cette dernière n'eut rien à faire avec le religieux. Avec l'Église, perçue comme une ennemie, sans doute ; avec le sentiment religieux, avec le sacré, sûrement non ! Elle y a tout à voir puisqu'elle tente de le refonder ; ailleurs ; autrement.

Un résultat très funeste s'accomplit sur l'échafaud, par la mort de ce faux martyr : le mariage de ·deux mensonges. La vieille Église déchue et la vieille Royauté abandonnée dès longtemps de l'esprit de Dieu finirent là leur longue lutte, s'accordèrent, se réconcilièrent dans la Passion d'un roi. Elles partaient, ombres vaines, au royaume du néant. Et la réalité du sang leur rend un corps, une vie. Que dis-je? voilà qu'elles engendrent ! voilà un monde qui pullule, de leur accouplement maudit, un monde d'erreur et de sottise, un monde de fausse poésie, une race de sophistes impies, pour mordre le sein de la France.Je ne dois pas tant me tromper : Michelet fit ainsi du binôme autel-trône, l'acteur duplice mais en même temps complice dont la Révolution veut arrêter l'influence délétère. Être libre ou mourir, entendit-on souvent en ces années là : le trône ou la Nation ! Il n'y a pas : ce sera l'un ou l'autre ; il n'en peut aller autrement ; il n'en pourra plus aller autrement. D'un côté l'appropriation d'un peuple par le trône, allié à l'autel qui l'aura asservi, soumis, endoctriné ; de l'autre la Nation qui se lève et clame sa liberté. Le crime impardonnable de Louis est d'avoir attenté à l'inviolabilité de la Nation. Comment dire mieux où se niche le Sacré ?

De la même manière que la légende attribue à Rome un nom caché, de la même manière, ici, le peuple a un nom sacré : la Nation.

On pourra toujours brosser de ce récit de la mort du roi une interprétation mimétique : on n'aura pas tort. Ni pour ce qui engage la ressemblance des protagonistes ni pour ce qui concerne la sacralisation possible du supplicié, ni même pour la réunion autour du cadavre et donc la résolution de la crise. Pourtant, ici, la victime n'est pas choisie au hasard ; aucune alternative n'est proposée entre lui et un autre. Et si doublon il y a, il joue plutôt d'entre Danton et Robespierre ou d'entre Louis XVI et le duc d'Orléans, Philippe Égalité. Qui chacun, à son tour finira guillotiné ! Mais s'il y a bien ici consécration, nulle apothéose pour autant. Il y a bien rite de fondation, avec une mise à mort sous les remparts, mais ce n'est pas non plus ici à un meurtre du père que l'on assiste.

Il s'agit simplement - mais peut-on écrire simplement, s'agissant d'un tel sujet ? - d'une fondation qui, comme nous l'avons repéré, est toujours un instant. Un instant qui, d'ailleurs ne va jamais sans son doublet. Il faudra bien évoquer la Terreur !

2e récit : la Terreur

3e récit : le sac de Rome