Bloc-Notes 2016
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3e récit : le sac de Rome

Remonter très loin en arrière, en 410, année où eut lieu le sac de Rome. Presque un non événement dans la mesure où il n'eut pas véritabement d'incidence. Ce fut un sac, non une conquête, autant dire une rapine pour se venger de promesses non tenues. Alaric mourra quelques temps après sans plus trop laisser de traces dans l'histoire - mais après tout entrer dans une ville qui n'avait pas été violée depuis près de mille ans suffira à lui assurer sa modeste renommée posthume. Ce n'est pas ce sac qui signa la fin de l'empire romain lequel se désagrégeait déjà depuis quelques temps mais qui vivait effectivement ses dernières années. Alaric n'était ni barbare ni même païen : il faisait partie de ces Goths installés sur les frontières de l'empire et chargés de les défendre mais qui pratiquaient à l'occasion, en bonne logique parasitaire, ce qu'il fallait de razzias et de pillages. Chrétien mais arien, il ordonna au reste que les édifices religieux ne fussent pas attaqués, détruits ou pillés ce qui permit à nombre de romains d'y trouver asile.

Alors quoi ?

Un événement symbolique, sans conteste, puisque c'était la première fois depuis presque mille ans (depuis le sac qu'y opérèrent les gaulois de Brennus en -390) que la ville dominait le monde sans sans que nul étranger ennemi y pénétrât jamais en vainqueur. Symbole mais seulement symbole de la fin de l'Empire, sans doute. Sauf que Saint Augustin pointa l'événement qui justifiera la rédaction, qui lui prit du temps de la Cité de Dieu.

Etrange, pour cet homme qui, s'il résida quelque temps à Rome, n'y demeura pas et n'en garda pas un souvenir ému ; qui demeura surtout un Africain, occupé surtout des affaires religieuses d'Afrique. Car c'est bien ici le plus étrange que cet évêque, tout à son combat contre les pélagiens et autres donatiens prit le temps, plusieurs années durant, de rédiger les 25 livres de son ouvrage.

Ce n'est pas la prémonition d'un tournant qui allait en même temps signer la fin de l'Empire, structure politique millénaire, ne l'oublions pas, et celle de l'Antiquité qui l'incita à l'écriture mais bien plutôt, en plein milieu ds tourments politiques, mais religieux aussi dans cette église qui n'était assurée encore ni de sa puissance ni de don orthodoxie, la résurgence du paganisme.

Pour justifier leur haine, ils allèguent ce prétexte dérisoire : à leurs yeux, de tout désastre public, de tout malheur national, depuis l'origine des temps, les chrétiens sont la cause. Si le Tibre a débordé dans la Ville, si le Nil n'a pas débordé dans les campagnes, si le ciel ne s'est pas couvert, si la terre a tremblé, s'il y a la famine, s'il y a une épidémie, aussitôt on crie : « Les chrétiens au lion ! » Tertullien Apologeticum 40, 1-2Le temps était désormais chrétien qui pourtant n'épargna ni guerres ni catastrophes politiques. Rome ne serait-elle pas tombée d'avoir trahi ses dieux tutélaires ? La population, pour se rassurer autant que se trouver un coupable invariablement se retourna contre les chrétiens.

Un monde qui naît, le monde ancien qui achève de s'écrouler, un espace violé, ici celui de la ville, deux logiques sacrales qui se cotoient et combattent, oui, décidément, il y a ici plus que des analogies : ce sont les marques de toutes les bifurcations

La pression te pèse, le scandale t’écrase (Pressura premit te, scandalum opprimit te). Sous la pression, tu te préparais à conserver la patience, à tenir la constance, à ne pas abandonner ta foi, à ne pas consentir au péché. Si tu gardes cela, si tu le gardes encore, la pression ne sera pas pour toi une ruine ; elle aboutira à ce qui fait la valeur du pressoir : non pas écraser l’olive, mais en faire couler l’huile.
Sermon 81
Ce qu'il y a de remarquable dans le regard qu'Augustin porte c'est qu'à la fois il ressemble à celui de ses adversaires en même temps qu'il récuse l'idée d'un événement majeur. A l'instar des païens, dont à l'occasion il redoute la recrudescence, il considère le sac de Rome comme un signe : lui y voit la sanction de ce que nous ne vivions pas assez dans la fidélité à la voie chrétienne ; eux de la sanction directe de l'infidélité aux dieux fondateurs. Premier écueil, que tout historien connaît parfaitement : nous n'interprétons jamais les événements qu'aux travers de nos propres grilles de lecture. Remarquable aussi, mais voici conséquence directe de ceci, Augustin tend à minimiser l'événement : quand bien même il dut bien percevoir les craquèlements de l'empire, s'il se perçoit vivre dans une période de transition, voire de ruptures, ce n'est assurément pas à cause de l'effondrement de Rome. A son sens, la véritable rupture a eu lieu en Galilée : les Évangiles d'un côté, la Passion de l'autre, indiquent que voici venu le temps des promesses tenues. Qu'il y faille préalablement nettoyer les écuries d'Augias ne saurait être compris que comme un épiphénomène nécessaire à quoi tout un chacun doit savoir (pouvoir) se préparer.

C'est d'abord une belle leçon d'histoire à tirer : il n'y a pas de leçon à tirer de l'histoire, mais Hegel l'avait écrit déjà, en tout cas celles que l'on en tirera sera toujours idéologique. Qu'à coup de preuves, de confrontations de documents l'historiographie parvienne à se représenter un événement avec précision et rigueur, nul ne le conteste, mais cette dernière demeurera toujours rétrospective et non dénuée d'interprétations parfois contradictoires - ce que les discours sur la Terreur illustrent parfaitement. En revanche, que l'histoire puisse avoir des vertus prospectives est hautement contestable non seulement parce que nos grilles de lecture s'y interposent mais aussi parce qu'en tout acteur, politique ou autre, demeure cette volonté de pouvoir changer le cours des événements- ce qui marque sa place. En réalité les grandes ruptures se présentent toujours sur le mode de la discrétion, jamais sous la forme de grandes catastrophes. Ce n'est, qu'après coup, qu'on peut tenter de les dater ; jamais à l'instant. Autant dire que faire d'un événement une rupture peut évidemment être pratique quand il s'agit de présenter une chronologie mais ne devrait jamais être conçu autrement que comme une modalité d'exposition. Ce qui tient sans doute à notre manque de recul, nous avons le nez sur l'événement, mais surtout au fait qu'aucun événenement ne saurait être considéré à lui seul comme une rupture mais comme le résultats d'une combinaison de phénomènes. On peut pour le comprendre rappeler la théorie des petites perceptions de Leibniz - ce n'est que lorsqu'un phénomène atteint un seul qu'il devient visible, sensible, donnant l'impression d'une rupture quand en réalité il est la conséquence ultime d'une continuité à l'œuvre depuis longtemps ; mais tout aussi bien Marx quand il rappelle que si l'homme fait l'histoire, il ne sait pas l'histoire qu'il fait, ou encore Hegel quand il évoque la ruse de l'histoire.

C'est, seconde leçon à tirer, que sous les ruptures d'incroyables continuités se nouent ; sous les continuités, souvent, d'imperceptibles ruptures. Certes Rome tombera, à ce moment ou à un autre, qu'importe et les mots le disent jusque dans leurs hésitations : sommes-nous alors déjà dans le Haut Moyen Age ou dans l'Antiquité tardive ? mais ceci a-t-il d'autre importance que les questions utiles, mais non essentielles de datation ; d'autre vertu que de faciliter l'analyse de l'historien ? En réalité, Rome fléchit mais se perpétue : car Rome c'est un Droit, une philosophie, une culture, une religion, une conception du pouvoir … autant d'items qui forgeront la société féodale. Rome a perdu ? non Rome a gagné ! Ses successeurs parlent latin, parleront demain des langues vernaculaires hautement latinisées ; sont déjà chrétiens même si ariens ; pensent avec des schémas latins et avec une doxa chrétienne ! Ce n'est pas tout à fait la même histoire que l'on écrit lorsque l'on insiste plus sur les continuités que sur les ruptures, certes, Toqueville en est un exemple parfait. Ce ne sera d'ailleurs même pas les mêmes politiques que l'on voudra y entreprendre, sans doute : les continuités donnent à entendre des déterminismes à quoi l'homme ne saurait se soustraire et préfigurent des démarches où il se devra plus obéir en tout cas s'adapter que tenter d'imposer sa volonté aux choses ; et, même dans la mouvance marxiste, on n'échappera pas toujours au mystique soir du grand soir qu'on n'eût qu'à attendre, tout au plus à préparer.

C'est, troisième leçon à tirer, que les moments de fondation ou de grandes ruptures ne sont jamais des événements historiques, datables avec précision ; ne sont pas des faits mais des représentations qui toutes ont partie liée avec une transaction symbolique. C'est pour cela, d'ailleurs, qu'ils sont si difficilement repérables. Nul doute, ainsi, que les premiers chrétiens eurent la sensation de vivre des temps nouveaux, même s'ils les perçurent comme la continuité d'une promesse à tenir, et les perçurent tant ainsi, que leurs inlination spontanée fut plutôt de se mettre à l'écart et d'attendre la parousie. Nul doute aussi que les hommes de 89 eurent la certitude de rompre avec le passé, et le peuple lui-même qui subitement était invité à être acteur quand il n'avait jusqu'alors été que sujet passif et muet : les menaces tant intérieures qu'extérieures de 92 ne purent que leur donner la certitude de la fragilité de cet élan non plus qu'expliquer les mesures extrêmes qui, sous la pression populaire, furent alors prises. Mais, si rupture il y eut alors, et dans les deux cas, elle tenait à quelque chose de plus profond que l'effervescence de l'événement.

De la transaction

Utiliser ici le terme de transaction qui est au centre de l'analyse que fait Wahnich mérite d'être justifié. Transaction désigne assez aisément un échange, un contrat, en réalité une concession par quoi on prévient ou résout un conflit, une contestation. Transiger alors revient toujours plus ou moins à mener ses affaires entre soi sans l'intervention d'un tiers supposé neutre comme la Justice. Ce qui y est commun avec un contrat en bonne et due forme c'est évidemment le vis à vis de deux parties qui y doivent chacune trouver leur compte. Première conséquence : il y a rupture sitôt que l'équilibre entre les parties se rompt et où l'une ou l'autre l'emporterait clairement dans l'échange.

Mais transiger peut aussi être pris en mauvaise part et désigner une négligence par intérêt ou faiblesse : s'y niche le même interstice qu'entre compromis et compromission. Seconde conséquence : la frontière est ici étroite entre vice et vertu, entre fondation et destruction.

Le terme, faut-il s'en étonner, dérive de transigere (trans et ago) : transiger c'est agir, en passant à travers, et donc mener à terme, une affaire par exemple ; régler, accommoder, arranger. La transaction est un passage à l'acte ou très exactement la fixation de règles qui rendent l'acte possible.

Ici entre Dieu et les hommes, pour régler leur présence au monde. Là entre le peuple et ses représentants, pour organiser sa libération et son avènement. On le devine bien pour les païens : la protection de la cité est garantie par le culte rendu aux dieux ; la protection des fidèles est garantie à qui sait demeurer fidèle à la voie chrétienne tracée. On entend tout de suite la différence : Augustin ne veut tirer aucune conséquence politique ni de l'événement ni de la transaction elle-même qui ici engage l'individu - au sens de la lettre aux Galates - certainement pas ses appartenances.

Là, parce qu'il s'agit d'un acte politique, il en va tout au contraire et en même temps, non : la légitimité de la transaction réside entièrement entre les mains du commettant, mais sa validité entre celles du mandataire. A bien y regarder c'est la même chose avec Augustin : c'est la fidélité, la foi, du chrétien qui déterminera seule si l'évenement sera pour lui catastrophe ou simple épreuve. C'est lui qui a les clés même si ce n'est pas lui qui détermine l'occurrence des événements. La transaction réside en ceci, dans ce petit pas de côté, qui fait que les acteurs prennent leurs affaires en main, qu'ils sont les acteurs en dernière instance et non pas ceux qui simplement subissent les affres du temps. La transaction est réussie à cette condition, est trahie et donc nulle et non avenue sitôt que les deux contractants, a fortiori un des deux seulement, venaient à subir, à n'être plus que des sujets.

Mais le schéma est en même temps inverse, disais-je : en politique, sitôt que la transaction s'annule, chacun reprend ses billes et s'enclenche à nouveau le conflit. Le tiers, s'il en est un, est exclu : c'est la Justice. Sitôt les antagonismes à l'œuvre, tout le système s'effondre - et la Justice ne passe plus, ou si mal. En bonne théologie, en toute orthodoxie en tout cas, l'Alliance est un fait de la grâce : la réciprocité n'y joue pas. L'homme a peut-être, pour lui-même, une partie des clés mais ce sont celles de son dénouement personnel - et encore souvenons-nous qu'Augustin défendra contre Pélage le salut par la grâce plutôt que par les œuvres ; il ne les a pas pour ce qui concerne le dénouement des temps. Quoiqu'il fasse, de toute manière Justice passera ; quoiqu'il fasse, la grâce aussi : l'Alliance n'est jamais rompue. Le champ d'action est local pour l'homme ; global pour dieu ; à l'inverse, l'individu qui n'entrerait pas dans l'histoire, qui n'interviendrait pas dans la marche globale des événements, politiquement ne saurait plus que subir.

Mais justement ce n'est pas une transaction anodine. Entre les deux, une incroyable symbolique : il faut y revenir.

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