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Bloc-Notes 2016
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A propos de l'ITV d'E Badinter

Un agacement d'abord de voir l'article ainsi intitulé : cette phrase, une incise dans un entretien qui en dit bien plus long et évoque des questions bien plus intéressantes, fausse la lecture. Ici, il est question du rapport à l'autre, du retour au communautarisme, de la laïcité … Ah si le Monde lui-même se met à donner dans le racoleur !

Universalisme et différences

Ma génération a été élevée au lait du relativisme culturel de Claude Lévi-Strauss, qui nous apprit à nous défier du péché d’ethnocentrisme, à penser qu’aucune culture n’était supérieure aux autres. Dans les années 1980, le différentialisme philosophique, largement porté par les féministes américaines, est venu renforcer cette vision du monde. Les universalistes, Simone de Beauvoir en tête, pensaient que les ressemblances entre les hommes et les femmes primaient sur leurs différences. Une vraie réflexion ensuite sur cet historique rapidement brossé, qui comporte ainsi d'inévitables zones d'ombre mais qui mérite qu'on s'y attarde un peu. Il engage la question de l'universel et de la différence.

J'ai toujours supposé que ce fût ici affaire de posture : que l'anthropologue cherche et tente d'expliquer les diversités culturelles, n'est-ce pas après tout l'objet même de sa discipline ? Qu'à l'inverse, la philosophie mette plutôt l'accent sur ce qu'il y a d'universel en l'homme fait tout autant partie de ses prérogatives.

racisme, ostracisme, ségrégation : images et mot

L'ethnocentrisme est une évidence et s'il ne fut pas dans l'histoire le seul fait de l'Occident, le fait de ne juger l'autre que d'après ses propres canons est bien aussi ce qui a produit colonisation, esclavage etc. Que dans les années d'après-guerre, dans la grande dérive morale d'après le génocide, et après les promesses faites - pas vraiment tenues - après la Ie puis la IIe guerre mondiale, il devint impossible de se proclamer supérieur aux autres civilisations, on le comprend bien même si dès Montaigne, le chemin de l'humanisme y conduisait déjà.

On ne dira jamais assez ce racisme latent, bon enfant disait-on parfois, qui suintait partout, dans les slogans publicitaires, dans les expressions usuelles - il me souvient encore d'un fatma de Prisunic sorti de la BD pour conquérir le langage usuel - mais je dois avouer que dans ces temps de mon enfance, ceux de la décolonisation chaotique et en tout cas si mal entamée par la France, en Asie comme en Afrique du Nord, je n'avais pas vu ce qui s'y nichait de pernicieux. Fut-ce l'effet seulement de ma candeur enfantine ou bien ces débordements verbaux avaient-ils été moins agressifs qu'il nous peut paraître aujourd'hui ? je ne sais. Je sais juste que le politiquement correct qui a envahi la parole publique n'aura en rien résolu ni les inclinations désastreuses du racisme ni même caché ses relents fétides. On ne peut plus dire nègre : soit ! Est-on moins raciste pour cela ? sûrement non ! Ceci ne justifie pas l'expression, évidemment, mais autorise au moins qu'on porte sa vigilance et ses luttes dans le réel plutôt que dans le verbe.

misérable machine de mots pour justifier notre hétérophobie et en tirer profit. Discours aberrant et intéressé de l’hétérophobie, le racisme n’est qu’une illustration particulière d’un mécanisme plus vaste qui l’englobe.
A Memmi Ce que je crois
Memmi avait parfaitement vu, en son temps que le racisme était d'abord une machine de mots, qu'il était social et culturel et avait besoin de cadres préparés, de schémas mentaux, de mots, donc, où se dire avant de passer à l'acte. Pour cette raison, ces expressions sont évidemment à proscrire même si on légifère mal sur la langue. Mais qu'on ne s'imagine pas pour autant en avoir fini avec le racisme en acte d'avoir jeté l'anathème sur ses expressions verbales : on eût pu croire, dans les années 50 jusqu'à 70, après l'horreur du génocide et la pathétique aventure de Vichy, en cette période où nul ne s'aventurait plus à se dire d'extrême-droite et encore moins à se proclamer raciste, qu'on en finirait bientôt avec cette verrue, notamment avec sa variante antisémite. Il fallut bien déchanter et les récents débordements, contre Taubira notamment, à l'occasion du vote sur le mariage pour tous, sont là pour l'attester. Soit dit en passant c'est sans doute la même erreur, peut-être inévitable, qu'on commit dans les rangs féministes, de se battre sur la féminisation des noms de profession notamment. Le combat est légitime, assurément, mais l'essentiel ailleurs.

Universalisme

Mais lorsque l'on oppose ainsi universalisme et différentialisme ne se trompe-t-on pas de combat ? Que les militants des causes diverses se soient laissés prendre au piège de cette confusion ne fait aucun doute - car, ici, ce n'est pas Badinter elle-même à laquelle je songe : je me souviens aussi d'avoir entendu en ces années là des discours invraisemblables sur le respect du à la différence visant sinon à légitimer excision et infibulation, en tout cas à ne pas les combattre.

La confusion, qui est un gouffre immense, réside dans l'écart entre pensée et acte ; entre recherche scientifique ou philosophique et politique. La question, qui ne fait effectivement pas débat, visible à tout un chacun d'honnête, réside dans l'apparente aporie d'une réalité humaine plutôt homogène sitôt qu'on l'aborde d'un point de vue biologique ou génétique, face à une extraordinaire diversité de ses manifestations culturelles. La belle affaire ! Veut-on reposer de manière sotte la dichotomie classique nature vs culture ? F Jacob me semble avoir dit sur la question l'essentiel, définitivement : ce qui pose question ce n'est ni nature, ni culture mais le et.

La seule question, et elle est politique, pas théorique, réside dans ce que l'on veut faire de cette diversité. Le modèle républicain, tel qu'il fut conçu en 89 et même maladroitement et violemment dans les années 92, tel qu'il fut instauré par la IIIe République à partir de 1871, est effectivement celui de l'universalisme. La République reconnaît des citoyens, appuie sa légitimité sur l'expression de la volonté générale et relègue tout le reste dans le domaine de l'espace privé. Ceci sera encore plus vrai quand, après 1905 et la Séparation de l’Église et de l’État, se pensera et instaurera la laïcité. Rosanvallon a sans doute bien repéré la faiblesse de cette orientation : elle est abstraite. Au point d'évoquer un peuple introuvable ...

Mais ce qu'on ne dit pas, qu'on devrait bien un peu finir par avouer si l'on voulait avancer, c'est combien la République ne sait pas faire avec le religieux, ne comprend pas le retour en force de ce dernier.

Ce qu'on ne dit pas plus, c'est l'extraordinaire méconnaissance de l'Islam - qui tient à l'histoire même du catholicisme - qui nous empêche à la fois de comprendre et d'agir sans hérisser.

Il me souvient d'une époque, pas si lointaine finalement, où, dans les rangs des philosophes auto-proclamés nouveaux, on débattit sans fin pour dénicher dans le monothéisme et l'universalisme chrétien qu'il produisit, une source ou non du totalitarisme. Je tiens cette controverse pour stupide et désastreuse : désastreuse parce qu'au nom du refus du totalitarisme on en vint jusqu'à prétendre dangereux l'acte même de penser qui après tout vise bien à produire des vérités universelles fussent-elles provisoirement approchées ; stupide parce que le monothéisme en posant un dieu unique, supposait en même temps une humanité unique - ce qui n'est pas rien et conditionne tout humanisme ultérieur.

dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé …
Sarkozy
Reste la question religieuse : on peut la rêver comme ferment de l'unité sociale, et même sans tomber dans les excès sarkozystes d'un instituteur supposé moins bien moins armé pour former la jeunesse qu'un prêtre, ou même dans les visées d'un Culte de l’Être suprême (1792) ou encore dans le projet comtien d'une religion de l'humanité, il faut bien admettre que l’abstraction qu'elle pose n'est pas toujours suffisante pour asseoir la ferveur et que ce plébiscite auquel faisait allusion Renan dans sa célèbre conférence de 1882 a de plus en plus de mal à se reproduire.

L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie
Renan Qu'est-ce qu'une Nation ?
On y peut tenter toutes les explications souvent légitimes : la mondialisation drainant le sentiment que les unités politiques sont désormais bafouées par les intérêts financiers insaisissables ; l'atomisation de l'individu laissé seul avec son désastreux sentiment d'impuissance, l'accroissement invraisemblable des inégalités … elles laissent toutes entière la question si difficile d'une abstraction qui veut prendre corps - et sans doute cœur.

Que la Ve République, désormais paralysée par ses propres excès monarchistes, n'ait pas réussi, en dépit ou à cause de la personnification du pouvoir, à susciter quelque ferveur après la disparition de son fondateur, va au delà de la seule dimension économique ou sociale : laissé à l'abandon par une vulgate libérale désastreuse, l'espace public, déserté, est effectivement la proie des tensions les plus pernicieuses, des manigances les plus délétères. Badinter n'a pas tort de signaler que la prolifération des voiles ne signifie pas nécessairement une explosion du sentiment religieux et que s'y cachent vraisemblablement des prises de pouvoir indignes.

Il n'empêche - et c'est sans doute ce qui me semble le plus grave - la République de s'être effondrée en une vulgaire démocratie technicienne pour ne pas écrire technocrate ; de s'être trahie elle-même en délaissant tout projet de peur qu'il ne parût idéologique - vocable désormais vulgaire - ne sait tout simplement plus où elle va, où elle veut aller. La droite conserve, c'est son rôle ; la gauche gère, ce n'est pas le sien. Mais ensemble de s'être spécialisées, constituées en caste dirigeante, se sont coupées de toute réalité ; ont oublié le peuple. L'ont laissé se vautrer dans toutes les craintes identitaires possibles.

Ont trahi ce que politique veut dire.

La question du voile n'est qu'un épiphénomène : je ne suis absolument pas convaincu que lutter là contre soit productif. J'avoue ma gêne, constante, devant le religieux que je ne puis jamais véritablement approuver ; que je ne parviens pas plus à condamner. Je redoute ce qui se trame là dessous mais ne parviens pas à ne pas reconnaître la grandeur qui peut résider dans la volonté d'inscrire ses convictions dans le réel.

Au fond - mais n'est-ce pas ce qu'affirme Badinter ? - le problème n'est pas tant de lutter contre le religieux que d'affirmer la République. Encore faudrait-il qu'elle sache encore ce qu'elle est, ce qu'elle veut …