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Roger Simonin
(1897-1945)

 

Difficile de parler de qui l'on n'a pas connu quand ceux-là mêmes qui le côtoyèrent ont disparu à leur tour. Il fut mon grand-père mais n'eut pas le temps de l'être J'ai déjà écrit sur lui, ici et là ; j'y reviens pour cette lettre venue d'ailleurs qui m'en apprend moins de lui qu'il ne m'en laisse deviner un peu plus ...

Il suffit de regarder ses dates pour comprendre : une vie finalement très courte bousculée par les deux conflits mondiaux, déchiquetée par la folie meurtrière et génocidaire. Eut-il jamais le temps d'un peu de quiétude ? Basculé très jeune dans la guerre - il n'avait que 17 ans en Août 14 - sa vie se résume à ces vingt années qui séparent les deux guerres où la contrariété eut sa part. La chronique familiale relate qu'il eût désiré embrasser la carrière militaire - est-ce pour cela qu'il rejoignit l'armée française et y resta jusque dans les années 20-22 ? - essuyant un refus sec de son père. Aîné de la famille il était destiné à diriger l'entreprise familiale à quoi le retour à la France imposait de se réinventer un marché avec une urgence d'autant plus pressante que les occupations politiques et mondaines de Camille l'en éloignaient passablement.

Marié en 25, dans une de ces alliances arrangées que le siècle savait encore ménager, avec une femme qu'il n'aima sans doute pas mais dont tout l'éloigna bien vite, il trouva dans les périodes militaires qu'il ne manqua jamais de faire en tant qu'officier de réserve, dans son engagement auprès des scouts, dans ces randonnées qu'il affectionnait particulièrement et où il céda à son goût pour la photographie, une compensation bien fragile à un métier qu'il n'aima pas mais qui eut au moins le mérite - lui qui fit chaque jour en voiture les quelques 50 km qui séparent Strasbourg où il résidait de Schirmeck où se trouve l'entreprise familiale - de l'éloigner un peu de ce foyer où peu le retenait. Son fils - mon père - eut toujours le souvenir d'une enfance solitaire et pas très heureuse : sa mère lui resta étrangère et tellement lointaine qu'elle ne sut pas même l'appeler par son prénom ; son père, souvent absent, sévère et parfois autoritaire - mais je crois bien que l'enfant fut difficile comme tous les enfants malheureux - ne noua que de très rares moments de complicité avec lui - notamment dans ces longues marches dans les Vosges dont il garda un souvenir ému.

Dirigeant sans trop de goût et à moins de 40 ans - Camille meurt brusquement en 32 - une entreprise qui se relevait mal des frasques paternelles, Roger m'apparut longtemps comme un homme sinon malheureux en tout cas que le chance ne poursuivait pas d'un zèle bien assidu. Sagace organisateur, disait-on, grand amateur d'ordre assurément - ce n'est pas un hasard s'il aima la soldatesque - peu amène à l'endroit de la démocratie parlementaire - mais il faut dire que l'expérience qu'il en eut fut celle d'une IIIe agonisante et fâcheusement instable - mais foncièrement républicain - je ne crois pas au récit qui fit de lui un bonapartiste rentré mais je lui soupçonne assez le goût de l'homme fort pour avoir apprécié dans la figure de de Gaulle l'image ambivalente du rebelle et du César ; mais rebelle aussi, quoiqu'il fût assez sage ou réaliste pour à chaque fois rentrer dans le rang qu'on lui assignait - ou en faire mine en tout cas. Je crois bien que s'il eût survécu, il aurait rejoint les rangs gaullistes après-guerre. Ce que j'ai lu de lui, montre en tout cas un homme horripilé par l'injustice, la corruption, mais la faiblesse aussi et la lâcheté. Aussi délicat que ce fût à écrire ou à penser, je me demande néanmoins si ces périodes de guerre et de résistance ne lui seyaient pas mieux que les étales, monotones et grises années de paix bourgeoise. Si son père Camille avait hérité dans la vallée de la Bruche du bien flatteur surnom de Menschenfreud, l'ami des hommes, lui devait bien être un Neinsagender, un de ces non-disants, jamais à l'aise dans les habits étriqués de la bourgeoisie dont le hasard l'avait revêtu.

Je me suis donc en partie trompé : heureux, il l'avait été. J'ai toujours su qu'il avait eu une fille, qu'il avait eu, comme on disait alors, une double vie, mais avait supposé que cette histoire avait été un exutoire à son mariage désastreux. Or la naissance de sa fille, trois ans avant mon père, laissent à penser le contraire. Sans doute le mariage lui fut-il refusé pour des raisons que j'ignore mais où la convenance bourgeoise et l'attache implicite à la judéité même non religieuse devait avoir sa part; sans doute aussi dut-on s'arranger entre père et fils : mariage accepté en échange d'une tolérance discrète à l'endroit de ces amours déjà fécondes ... Tout Roger m'y semble se résumer : rebelle sur le fond mais conciliant sur la forme. L'homme aura été contrarié dans ses amours comme dans ses vocations : il se soumit mais ne céda sur rien. Il fit, à sa manière discrète mais opiniâtre, ce qu'il voulut. Soucieux de ses obligations, il prit soin des siens mais je crois moins par devoir que par cette inclination forte à prendre souci de l'autre. Dès 39, je le sais, il avait pris toutes ses dispositions pour mettre les siens le plus à l'abri possible des événements ; j'apprends aujourd'hui qu'il ne cessa de faire de même pour l'autre volet de sa famille. Même dans la tourmente des années d'occupation, alors même qu'il plongea dans la clandestinité que son appartenance au réseau Combat impliquait, il plaça les siens autour de lui pour les voir, ne fût ce qu'épisodiquement.

Qu'eût-il fait, après guerre, s'il avait survécu ? Je crois le deviner au moins en partie. Dans le témoignage que laissa Marc Klein qui lui avait proposé de rester à Auschwitz et de l'y protéger dans l'hôpital où on l'avait affecté, Roger déclare préférer tenter sa chance en partant dans ce qui serait nommé Marche de la mort et qui le mènera à Bergen où finalement il mourut en février 45. Mais témoignage où, en même temps, il déclara que de toute manière il ne rentrerait pas - ce que mon père interpréta, quand il l'apprit, comme une volonté de ne pas rejoindre sa famille légitime. Cet homme-là ne fléchit jamais, imagina sans doute jusqu'au bout pouvoir s'en sortir et il s'en fut de peu qu'il n'y réussît. Il était passé en tout cas au delà de cette ligne où importent encore les convenances ; il s'était résolu à emprunter tous les chemins qui le mèneraient aux siens, de ne plus se concilier en rien avec ce qui l'entravait.

Troublantes ces deux photos-ci, un peu comme ces publicités d'autrefois (avant-après) qui donnent à voir d'abord le bourgeois empesé, alourdi dans une vêture trop étroite, et le prisonnier, amaigri mais souriant encore. Je n'ai aucune photo de lui en son habit de chef d'entreprise et le regrette - c'eût donné au portrait l'ultime volet qui manque.

Je suis enchanté d'apprendre que sa vie ne fut pas que noirages constants ; enthousiaste à l'idée que sa vie secrète n'eût jamais rien qui ressemblât aux vulgaires dérapages adultérins que la morale bourgeoise d'alors sécrétait comme d'inavouables exutoires à la componction veule mais qu'au contraire elle ne cessa d'être le chemin intime et authentique qu'il sut se préserver pour l'honneur d'être un homme.

Je crois le deviner assez pour savoir que rien de son souci constant à l'égard des siens, ou de son engagement dans la résistance ne participa d'un quelconque scrupule. Il vécut comme il put et emprunta parfois des chemins de traverse, sans doute ; mais toujours, dans une incroyable dignité qui fait l'honneur de sa mémoire, il sut aller jusqu'au bout de lui-même.

Je regarde le visage de cette jeune fille, de cette sœur inconnue de mon père, moins pour y scruter une quelconque ressemblance que pour me dire que mon père se fût peut-être senti moins seul en son enfance où nul ne sembla lui offrir de véritable place s'il avait eu une sœur à ses côtés. Je sais seulement que mon père n'aura jamais évoqué cette histoire d'une quelconque moue réprobatrice mais seulement comme d'une page arrachée de son histoire.

Cette page, grâce à vous, je viens de la recoller à sa place et vous en remercie. Il eût été heureux s'il avait pu la lire, de découvrir combien elle fut belle.

Pour mes filles, pour mes petits-enfants aussi, je suis ravi de pouvoir ainsi recoller les morceaux épars. Je réalise soudain combien mon père, en réalité, ne connut que des pages ainsi arrachées. Elles le furent tant, lui que personne n'attendit vraiment à son retour en 45, qu'il n'eut d'autre ressource que de se précipiter à âme perdue dans une nouvelle histoire, dans une famille où la sienne n'eut guère de place, et qu'il construisit en tout cas sans elle.

Je lui doit ainsi qu'à ma mère de n'avoir point, comme lui, d'enfance qui pesât ou de béances à combler. C'est un formidable cadeau qu'ils me firent.

Et je me dis parfois, que ce rapport si étrange à la famille, entremêlé d'une profonde défiance en même temps que d'un indéfectible soin, d'étonnement agacé mais de fidélité chevillée à l'âme, vient assurément de loin.

Nous ne nous réduisons jamais, décidément, à ce que notre famille fait de nous ! mais nos familles à l'inverse ne seront jamais que ce que nous en érigerons ; nous en élirons.