Il y a 100 ans ....
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En Galicie

Je n'ai pas de photo de lui en uniforme allemand pourtant il l'a fit bien cette guerre et d'un côté qui ne l'enchanta guère. Ou bien il les détruisit, ou bien s'arrangea-t-il pour qu'aucune ne fût prise. Si j'ai une photo de lui, après-guerre avec son père, en uniforme français je n'ai rien d'autre que cette centaine de pages qu'il laissa où il raconta sa guerre.

Son père fut arrêté dès le 2 Août 14, en raison de ses sentiments pro-français connus depuis la campagne qu'il fit à l'occasion de la réforme de 1911. Quant à lui, à la suite de ses imprudentes incartades à l'égard des allemands lors de la si éphémère libération de Schirmeck par les troupes françaises, il fut lui-même arrêté, puis fut, après quelques jours, et malgré ses dix-sept ans, envoyé dans un camp militaire pour être dressé, formé avant d'être enrôlé sur le front Est.

Il dit peu de sa rage d'avoir à porter l'uniforme honni ; il confie d'ailleurs assez peu ses émotions ou sentiments se contentant de raconter ce qu'il faisait et avait vécu. Cet homme - mais l'était-il déjà, lui qui n'avait alors que 17 ans et venait tout juste d'être précipité dans la fournaise adulte et avait jusque là, protégé par l'aisance cossue d'une bourgeoisie en pleine ascension et à l'ombre d'une communauté juive assez peu exigeante, grandi dans la certitude adolescente d'une allemagne qu'il fallait détester ? - cet homme qui se retrouva subitement seul, parents emprisonnés puis exilés, avec pour seul viatique cette éducation surannée pour qui il fallait d'abord donner l'exemple, être irréprochable et ne jamais faire étal d'un moi qui, à défaut d'être déjà haïssable, n'en devait pas moins demeurer dans les trames de l'intimité, cet homme qui devait bien un peu s'ennuyer dans cette petite bourgade du fin fond de la vallée de la Bruche, si loin de tout, mais si proche de la frontière que c'en devenait agaçant, que rien n'enchantait moins que ces études de comptabilité à quoi on le destinait pour reprendre demain l'affaire familiale quand il devait bien rêver plutôt d'aventure et d'ailleurs, ce jeune homme, oui, allait subitement se trouver précipité dans cette guerre dont tout le monde parlait sans y croire toujours, à défendre une terre qui n'était pas la sienne, en des contrées qu'il ne connaissait pas même de nom, mais dut bien en même temps, y trouver l'aventure que le quotidien lui refusait.

Il arrive en Galicie, au moment où l'offensive permet aux autrichiens, aidés puissamment par les troupes allemandes, de récupérer Lemberg que les Russes avait abandonné. Il en dit peu, sinon de trouver ici, si loin, une ville aux allures très germaniques qui ne le dépayse pas vraiment ; les tracas habituels de la vie militaire, ses supérieurs qu'il traite de mercantis, ce qui lui vaudra quelques tracas - celui-là, décidément n'a jamais su se taire - mais rien des combats auxquels il aura participé comme s'il s'était attaché à se planquer et à ne se trouver jamais en première ligne - il n'avait pas même pu promettre à sa mère comme l'eût fait n'importe quel fils, qu'il prendrait soin de lui ! - ou que, plus vraisemblablement, il refusât de consigner dans ses mémoires qu'il eût joué un quelconque rôle dans l'avancée d'une armée à laquelle il se refusait d'appartenir.

Un soir pourtant, cherchant à améliorer l'ordinaire, il fut reçu par une famille qui lui offrit avec une hospitalité qui l'émut de quoi se rassasier : il avait sorti la phrase magique Ich bin ein Elsässer qui d'ordinaire ouvre toutes les portes pour ce qu'elle signifiait je suis une victime de la guerre comme vous, je suis de votre côté ... mais il n'avait pas même songé à dire qu'il était juif alors que, de la nourriture offerte aux caftans dont ils étaient revêtus, du chandelier posé sur la cheminée aux barbes arborées par ses hôtes, tout indiquait qu'il était reçu par des coreligionnaires !

Il n'y avait pas pensé ! même si l'allure et le mode de vie de ses si charmants hôtes durent bien un peu lui faire songer à un brutal retour dans un passé d'où tout l'éloignait, il le perçut néanmoins comme une morsure. Il faisait, c'est vrai, partie de ces juifs tellement assimilés, dans une région où les pogroms avaient cessé depuis la fin du XVIIIe qu'ils mirent plus de soin à asseoir leur ascension sociale qu'à affirmer leur identité ; de ces juifs qui avaient gardé à la France reconnaissance de les avoir émancipés et d'autant moins de rancune après l'affaire Dreyfus qu'allemands alors, ils avaient été peu concernés et seulement parce que ce dernier était alsacien ! Son père assumait ses devoirs en étant président de la communauté et en s'affairant à faire construire une synagogue, pour laquelle il avait même reçu un don du Kaiser, et il n'imaginait pas, demain, de ne pas suivre ses traces. Mais pour le reste ... suffisante lui semblait la tâche d'être citoyen, désirable de l'être en France : sa judéité ne lui était ni un problème, ni une question ; un état de fait ; sans plus.

Mais ce soir-là, sans qu'il y eût vraiment de mots échangés, à peine un regard empreint d'interrogation légèrement réprobatrice, son identité, galvaudée plus que bafouée, négligée plus que trahie lui revenait en pleine figure. A quoi bon proclamer être alsacien quand on en vient à oublier l'essentiel. Il ne se posa vraisemblablement pas la question de son identité, mais s'il en eût eu le temps, il ne l'aurait de toute façon pas confié à ses lignes et l'aurait gardé pour lui. Il n'avait sans doute pas non plus les armes théoriques pour comprendre combien l'identité est la plus dangereuse des escroqueries intellectuelles visant toujours moins à s'affirmer soi qu'à nier l'autre.

Pour autant, peut-on compter pour rien, pour simple anecdote, d'être juif ? Peut-on s'oublier au point de briser ce fil qui vous relie aux plus anciennes grandeurs de l'humain ?

Il fit partie de cette génération qui n'évoqua jamais les allemands autrement que sous le nom de boches ! J'observe néanmoins à côté de remarques où fleure bon sa proximité d'avec la culture germanique qu'il peut aussi peu nier qu'il ne peut renoncer à son désir de France, j'observe qu'il ne mit jamais de haine dans ce terme - tout juste cette animosité que l'on réserve au combattant d'en face ! Sans doute avait-il du comprendre que les hommes autour de lui, tout allemands qu'ils fussent, étaient aussi peu heureux de combattre que lui.

Quand il s'agira de reprendre les armes en 40, et de le continuer dans le réseau Combat on devine que son ennemi c'est le nazi ; pas l'allemand !

Il aura compris.

Revenant un jour d'une réunion, sans doute clandestine, qui avait du mal se passer, qui en tout cas l'agaça, il confia : Décidément, même pour eux, nous ne serons jamais que des juifs ! J'ignore le motif qui produisit cette remarque amère. Mais il avait compris !

Compris que c'est l'antisémite qui crée le juif ! Que l'identité est toujours ce que l'on objecte ; jamais ce que l'on cherche !

Fût-il revenu des camps, serait-il rentré plus juif qu'il n'y était entré ? Comment savoir ? Et d'ailleurs ceci importe peu.

Je sais juste, qu'en cette soirée de 1915, sans mot dire, et par la seule vertu de l'hôte, un homme est né.

Qui n'oubliera plus jamais que ce qu'il est est plus question que réponse, tension que certitude ; effort que territoire à défendre.