La guerre (1914-1918)....
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Le discours de la mort

Il y a celui que l'on porte sur elle - et nombreux furent les philosophes qui s'en chargèrent, les uns pour nier qu'elle nous engagerait en rien ; les autres pour nous exhorter à l'affronter avec courage, les autre enfin pour la respecter.

Mais il y a aussi le discours que la mort tient ! Car elle parle, la mort, et sa langue a des résonnances terribles.

Pour dresser le portrait d'une époque, comprendre ce qui mut ces populations entières, enfiévrées ou parfois seulement passives, il faut bien, comme en toile de fond, son paysage intérieur : il est fait de musiques, de peintures, bientôt de cinéma ; il est saturé de discours et de silences ; de croyances tapageuses et de rites si subtilement implicites qu'on en viendrait presque à les oublier.

Pour comprendre ce qui s'achève en ces jours d'Août, on pourrait presque se contenter de ce qui se chantait alors d'incroyablement léger, stupide ou tendrement innocent, puis d'écouter ensuite ce qui se composa ensuite à partir de 18 où de populaire la chanson se fit farouchement réaliste, pour ne pas dire cruelle.

Il suffirait de regarder ce qui se dessinait avant puis après !

Mais l'histoire, désormais, est saturée : de photos, de films, de bandes son qui s'interposent tellement entre nous et le passé que nous manquons souvent de ne plus le considérer qu'à travers eux. Au point qu'une colorisation d'une image ou d'un film en vienne à nous troubler. Michelet pouvait encore espérer faire parler les silences de l'histoire et même s'il se trompa en incrustant ses propres représentations dans le cours d'événements qui leur était étranger, il parvint néanmoins à lui conférer cette épaisseur et ce souffle qui, à défaut d'exactitude scientifique souvent prise en défaut, nous rendent son récit si précieux.

Il faut désormais tout prendre ensemble, le brouhaha, le fracas et les doutes ; les haines tapageuses, les sottises inconvenantes comme ces - si rares - moments d'humanité.

Mais aussi le discours de la mort

Qui prend si souvent la forme de la propagande.

Je ne déteste pas que ce mot vienne de ce qui se multiplie et répand, si beau terme qui renvoie, par provigner, au geste ancien du vigneron. Et je mesure l'écart abyssal qui le sépare de ce mensonge organisé, de cette mise en scène même plus discrète par quoi le politique surjoue son importance et contrefait le destin.

Comment ne pas s'inquiéter de ce glissement presque inévitable qui fait prolonger l'approche de la germanité par le cauchemar nazi comme si celui-ci était implicitement contenu dans celle-là ? Interpréter l'après Versailles par ce qui s'en suivit et qui n'était nullement inscrit dans aucune fatalité ? qui me fait même, spontanément, évoquer le nazisme sitôt que je retrace les pérégrinations de mon grand-père ?

A décharge, il faut avouer que cette génération-là, qui naquit autour du début du siècle, essuya par deux fois la guerre contre l'Allemagne et qu'elle ne put pas ne pas voir dans la seconde la conséquence de l'échec de la première. Ils eurent beau la vouloir la der des der, ils surent bien vite que d'autres affres suivraient. A décharge, il faut avouer que si régime aura poussé à l'excellence l'art et l'organisation de la propagande ce fut bien le IIIe Reich ! A décharge enfin, il faut bien admettre que certains de ses thèmes étaient déjà présents dans les thèses pan-germanistes du début du siècle.

Reste effectivement que si le discours nazi représente bien le discours accompli de la mort il doit bien y avoir dans sa structure, ses concepts, ses roueries et ses contradictions internes quelque chose qui avait déjà germé à l'aube du XXe et notamment autour de la guerre de 14. Et que cette dernière donna lieu au premier génocide n'en est que le signe de sa détestable modernité.

La mort décidément hanta ce siècle !

C'est V Klemperer, on le sait, qui parvenant miraculeusement à survivre à Dresde durant toute la durée du régime et ce, malgré ses origines juives, écrivit un journal où il s'astrint à repérer les structures de ce qu'il appela LTI - Lingua Tertii Imperii. Où, à partir du repérage de certains concepts, il repéra non seulement ce qu'étaient les fondamentaux idéologiques du nazisme mais aussi ses inconséquences - notamment la conjonction d'un organicisme foncier avec le registre de la structure.

Parmi l'ensemble des items j'en vois quatre surtout qui me semblent avoir été déjà présents dans les discours de 14.

1) L'Allemagne terre d'élection

Si, après 24, viendra souvent le terme de renaissance, après la défaite et le grand mythe orchestré par la droite du coup de poignard dans le dos, n'en demeure pas moins comme grand mythe allemand, celui d'une nation élue qui aurait une mission à accomplir, qui concernât l'humanité tout entière. Allant chercher sa spécificité chez son ennemi, mais n'est-ce pas ici une claire conséquence de la théorie mimétique de Girard ? - l'Allemagne se sent, à l'instar du peuple juif un peuple élu au destin eschatologique. Elle se sent grand défenseur de la civilisation contre la barbarie ( slaves notamment) et les nations décadentes (France et, en général tout ce qui est latin) vouée comme par élection divine à accomplir en même temps que sa destinée propre, l'humanité tout entière. Ce qui passe d'abord par la construction d'un Etat et par le territoire. A l'encontre des décadents, qui ont trouvé dans leur histoire, une terre tout à eux prédisposée, les allemands durent se construire eux-mêmes leur Etat, et, à partir de 33, le reconstruire. A l'instar des juifs qui n'en ont pas, mais contre le déracinement qu'ils incarnent, l'allemand se veut élu d'entre les Nations par cela même.

D'où ce lien si étroit et que l'on a déjà retrouvé chez Herder entre l'Etat, la terre et la culture : déjà pour Herder, l'Etat ne pouvait être le résultat d'un contrat librement conclu entre citoyens libres mais bien à l'opposé un organe vivant devant exprimer, réaliser, le peuple vivant, le Volksgeist. A rebours de toute conception de l'histoire où l'Etat est toujours la construction lente et parfois belliqueuse résultant d'une histoire faite d'antagonismes, de guerres et parfois de révolutions, l'Etat est ici perçu comme un principe, un idéal-type. On se trouve ici dans une perspective radicalement essentialiste mais aussi idéaliste au sens philosophique d'une Idée toujours déjà dominante qui ne demande qu'à se réaliser dans les faits, la vérité, du côté du savoir, l'authenticité, du côté du politique, consistant à se mettre au service de cette idée, de porter ses efforts, en conformité avec elle et ses implications, en vue de sa réalisation.

D'où la prolifération, dans le discours allemand, du terme ewig - éternel : cette mission qui incombe à chacun, et le dépasse, à quoi il ne peut se soustraire sans déchoir vaut pour tout temps et lieu, est inscrite, non dans l'histoire, mais dans la nature même de la germanité. C'est assez dire que le germain concevra alors nécessairement l'histoire comme une adversité qu'il faut vaincre et non comme un espace de construction de soi, certainement pas la certitude d'un progrès mais l'espace seulement d'accomplissement, d'incarnation de l'Esprit - ici du peuple. Promesse biblique de l'être, antienne messianique à coup sût, le germain est un élu qui verra d'autant plus aisément dans les épreuves qu'il traverse, les combats auxquels il est assigné, l'histoire contrariée de son peuple encore, les signes même d'une élection perçue moins comme un don sacré que comme une lutte à mener, une promesse de victoire.

La place naturelle de l'Allemagne est évidemment la première, en tête des Nations qui la lui disputent - la France sur le continent, le Royaume-Uni sur les mers - et cette place est inscrite dans son élection même.

 

2) La mort paradoxalement porte un discours de vie

Elle affectionne tout particulièrement le registre de la vie, de l'organique et l'on pourrait croire ceci un paradoxe mais ce n'en est pas. Car il ne faut pas y voir seulement l'éloge de la nature à quoi il faut revenir, et à quoi il faut se soumettre parce qu'elle domine tout ; une méfiance à l'égard de tout ce qui s'en éloigne, où l'on verra la source de tous les maux ; pas uniquement l'invite faite à se fier à ses instincts où parle ce qu'il y a de plus ancien et de plus authentique dans l'être. Non, il faut y voir cette propriété si particulière du vivant d'être un organisme - et donc une organisation où ce qui pourrait apparaître comme l'élément premier - la cellule - n'a aucune autonomie et n'existe que par la place qu'il occupe dans l'ensemble. Liée à ce qu'on appellera plus tard le darwinisme social, cette prédilection pour le biologique formera un mélange détonnant.

D'où le lien si fort, dans le discours nazi, avec les métaphores techniques : verfassen - gleichschalten ! L'allemand se croit mission démiurgique et cette tendance poussée à son paroxysme débouchera bien sur cette vocation à former le peuple allemand c'est-à-dire à le réaliser. Mais pour le faire, encore faut-il que celui-ci réalise sa nature qu'il puise dans la terre et le sang. On le voit, ce la terre ne ment pas d'un Pétain vient de loin, de cette limite si complaisamment cotoyée par les extrêmes de tout genre où l'Esprit frôle de tellement près la matière dans ce qu'elle a de plus prosaïque qu'il en vient à s'y confondre.

On n'aime jamais tant les corps purulents, meurtris, blessés et autres souffrances de l'âme que l'on invoque l'espirt : le christianisme l'a appris à ses dépends de n'avoir jamais supporté le corps tellement synonyme de dévoiement, de culpabilité que pour les plaies qu'il y avait à panser !

Il faut ré-entendre Goebbels invoquer pour la jeunesse, en cette sinistre soirée du 10 mai 1933 le respect de la mort : lui, avec cette précision toute mécanique qui lui est propre, parle bien avec les mots de la mort. Ce qui se propage alors c'est cette représentation de la vie comme lutte, en conformité avec la sélection naturelle, où se qui importe c'est d'être en harmonie avec un environnement constitué par le sang et la terre. Et regarder la mort en face parce que c'est le destin d'un peuple.

3) La nécessité de la renaissance

Quand la propagande se met ainsi au service du discours de la mort, l'événement dépasse toujours le cadre limité des circonstances et la guerre, par exemple, n'est jamais présentée simplement comme la conjonction circonstancielle d'antagonisme que le politique ne parviendrait pas à résoudre mais bien plutôt, au contraire, comme une destinée qu'il faut accomplir, comme un des moments, toujours décisifs, de son accomplissement. Ce qu'Heidegger nomme historial. Où l'être, constitué de temps, demeure toujours ce qui s'accomplit en un destin. Car tel est le maître mot de la mort : ce destin qui suppose que l'homme soit régi par une instance qui le dépasse et aura toujours déjà prédéfini pour lui un chemin en même temps qu'un terme. Un chemin fait de chutes et de renaissances ... mais toujours de luttes.

D'où l'omniprésence dans le discours de la jeunesse, de son enrôlement systématique dans des organisations où l'idéologie du devoir et de l'effort est aussi forte que celle de l'engagement et du serment puisqu'elles ont la charge d'arracher le jeune à son ego pour le consacrer à la totalité. La mort, toujourts, est ivre de jeunesse, et il faut y voir bien plus que le souci de produire pour demain de la chair à canons ou le propension à un endoctrinement précoce plus aisé : la jeunesse est le moment de la renaissance, sa promesse toujours renouvelée, l'obligation qui est faite à tout Etat d'incorporer le nouveau venu - au sens littéral du terme - d'en faire la cellule d'un grand corps.

4) L'impératif de la pureté

Dans sa version ultime, elle débouche sur un discours racial et à terme sur l'élimination de tout corps étranger et donc le génocide. Dans sa version initiale, et sans doute n'est-ce pas un hasard qu'en matière de nationalité, l'Allemagne ait toujours répugné à adopter le droit du sol au profit exclusif du droit du sang - règne le souci de l'authenticité du peuple. A quoi tout écart sera immédiatement perçu comme une maladie à éradiquer. Etre en phase avec l'esprit du peuple, où l'on retrouve la Gleichschaltung, implique à la fois qu'on se prémunisse contre tout ce qui lui est étranger - et donc surtout les slaves - mais aussi qu'on lui ajuste l'espace et la terre : le fameux Deang nach Osten dont se prévaudra Hitler mais qui est intrinsèquement lié à l'histoire de la Prusse.

Aussi, nous autres nationaux-socialistes, biffons-nous délibérément l'orientation de la politique extérieure d'avant guerre. Nous commençons là où l'on avait fini il y a six cents ans. Nous arrêtons l'éternelle marche des Germains vers le sud et vers l'ouest de l'Europe, et nous jetons nos regards sur l'Est
Mein Kampf

Etrange concept que celui de pureté, à l'intersection évidente de la morale, de la religion et du politique. Elle se dit toujours par la négative, l'absence de souillure suppose dans sa définition même le rejet de ce qui lui est étranger. Le peuple comme corps est une instance qui rejette.

Remarquons néanmoins que si αγνοσ souligne par la négative ce qui dans son essence est pur, il renvoie également à ce qui est saint et sacré, ce qui s'admire et relève du souverain bien, noble ou de bonne naissance et qui s'admire. Le καθαροσ, celui-là même qui est exempt de toute souillure, est en même temps celui qui est consacré et donc sacralisé. Or, si la souillure se dit dans le langage de la tache , le péché lui s'entend comme but manqué, du chemin tortueux, du franchissement de la limite. Or, justement, reprenant la vieille lutte du Kulturkampf de Bismarck, on n'entendra jamais qu'il pût y avoir quelque péché que ce soit dans l'affirmation du Volsksgeist parce que, précisément, il n'est rien au dessus qui puisse prévaloir.

Rien d'étonnant à renvoyer ainsi aux racines grecques pour un pangermanisme qui a toujours préféré aux sources latines déjà décandentes pour l'universalisme qu'elles auront déployé, les origines grecques qui dans son interprétation rapide du refus de l'étranger correspondait manifestement mieux à ses présupposés. Mais ce qu'incontestablement on préférera chez Platon notamment, plutôt qu'au métaphysicien de la théorie des Idées, c'est le fondateur du politique, homme de pensée certes mais qui agit et fonde les bases d'une constitution nouvelle ; c'est celui de la tripartition tête-coeur-ventre qui distribue les fonctions et les charges en fonction même des qualités ; c'est celui qui résiste au sophisme pur produit de l'individualisme décadent et privilégie toujour le groupe où l'on verra l'homme qui résiste pour maintenir la race nordique. Que les nazis, en forçant le trait, aient vu en Platon le père de tout eugénisme n'est alors pas si étonnant que cela : à la recherche éperdue d'une racine qui fût tout sauf latine, on rattachera le grec aux vieilles souches nordiques ... Dans une mise en scène volontiers apocalyptique, le discours nazi soulignera à l'envi la menace que font peser sur le sang allemand à la fois les juifs - mais là une solution eugéniste a été trouvée - mais surtout les slaves, surtout quand ils s'expriment sous la forme honnie entre toute du bolchévisme, face à quoi seule la guerre est possible - une guerre totale. Il n'est qu'à lire le fameux discours du 18 février 1943 qui fait suite à la défaite de Stalingrad pour le comprendre et l'obsession de Goebbels devant la perte de ce précieux sang allemand.

 

Alors, oui, si la place de l'individu est, avec l'antirationnalisme, l'un des marqueurs incontestables du fascisme, il l'est déjà, dès le début, de ce discours de la mort qui perce sous toute propagande ; omniprésent dans les discours dès avant 14.

Ce grand refus de la raison - qui fonde le Sturm und Drang, qui ne futaprès tout qu'une réaction sans doute inévitable au rationalisme des Lumières, qui connut une actualité nouvelle dès la fin du siècle avec un pangermanisme et lui donnera une interprétation politique - en fera une arme de renaissance nationale, une arme d'affirmation contre tout ce qui dans la latinité peut renvoyer à l'universel au détriment de la différence, conférera ainsi une dimension tragique à ce qui n'était, finalement, qu'une posture théorique. Que la position fût aporétique - on ne combattra finalement la raison philosophique qu'avec les armes de la raison elle-même et ce dans une approximation et une goujaterie intellectuelles invraisemblables - ne changera pas grand chose à l'affaire : en faisant régner en maître la différence, ce qui se vit et ressent sur ce qui se pense, la propagande aura, au-delà de toute mesure, exhaussé la Weltanschauung, c'est-à-dire précisément à la fois ce qui ne se discute pas, ce qui se ressent, mais encore ce qui doit se montrer par une implication totale où la mise en scène compte pour beaucoup. La société du spectacle a commencé exactement à ce moment-ci, quand le propos compte moins que la représentation ritualisée de son enracinement ; l'invention de la totalité aussi dont la guerre totale ne sera jamais qu'une des figures fatales.

Telles sont les obsessions de la mort en son discours qui balaie tout sur son passage

 


1) ou encore ceci