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«L’enjeu pour cette génération sera de résister» Par Frédéric Worms

 


Ceux et celles visés vendredi aiment vivre, ils n’étaient cependant pas des insouciants. Les voilà tous liés aux assassinés.

«L’enjeu pour cette génération sera de résister»


Il y a des générations qui répondent à l’événement, qui le créent. Comme en Mai 68. Là, ce qui est nouveau, c’est que cette génération est atteinte, visée par l’événement. Sonnée mais aussi sommée par l’événement. De toutes parts, l’événement semble prendre à partie. Vous êtes là ? Vous ne faites pas génération ? Vous n’en avez pas conscience ? Voici. On va vous dire. Vous êtes nos ennemis. Nous allons vous nommer (quoi, des «croisés», celles et ceux qui buvaient un coup sur la terrasse ?). Mais en face aussi, on va vous dire. Vous êtes une identité, menacée. Vous êtes ceci, ou cela. Vous voyez bien. Ou encore vous accuser : vous, les bobos, vous, les insouciants, vous, aux terrasses des cafés, vous, la nuit.

L’enjeu pour cette génération, c’est et ce sera de résister à l’événement, c’est-à-dire aussi de résister à ce qui dans l’événement la somme et la nomme. Comme si elle n’existait pas. Et pas seulement «une» génération, car nous, les parents, aussi, nous sommes là, sonnés, ébranlés, pendus à nos téléphones devenus écrans, devenus alertes et alarmes. Notre génération, 25 ans en 89, sidérée elle aussi, sonnée, de se demander ce qu’elle transmet à celles et ceux qui ont 25 ans aujourd’hui.

Ils et elles n’étaient pas insouciants, celles et ceux qui buvaient un coup, qui discutaient le coup. Ce n’était pas la génération de l’insouciance. Pourvu qu’elle ne devienne pas celle de l’obsession. Ils et elles discutaient de tout et de rien. Mais derrière ces riens il y avait tout, la toile de fond, bien loin de l’insouciance : les images des réfugiés et le spectre des régionales, la guerre qu’on sait bien être là, et pas seulement là-bas, et la crise qu’on sait bien être ici, et pas finie. Ils et elles n’étaient pas insouciants. Comment l’auraient-ils été ? Contraste. Oui. Qui définit en partie nos générations, notre temps. La guerre, le climat, les déplacements humains, la transformation du langage et du monde sur les écrans. Et «la vie» qui, en apparence, «continue». Les terrasses. Terrassées. Oui, bien sûr. Mais insouciance ? Non. Ah, on les entend déjà ceux qui diront : mais enfin vous parlez de génération, vous généralisez. Aux terrasses des cafés y avait-il toute une génération ? Que faites-vous des assassins ? N’ont-ils pas le même âge ? Et les délaissés, les relégués, ceux qui vont se laisser tenter par les harangues de la haine ? Ne font-ils pas partie de cette génération ? Vous tombez dans le piège, social, «parisien» (ah, ce mot, il change de sens enfin). Désolé, c’est l’inverse. L’événement nous oblige. Il fait éclater ce déchirement dont vous parlez, pas pour le détruire ; pour le rendre conscient ; pour en faire une orientation. Génération déchirée mais aussi orientée par l’événement. Obligée de penser sa division mais sans confusion. Même les relégués, les délaissés, même les assassins, qu’il ne faut pas laisser aux harangueurs.

Tous, désormais, liés aux assassinés. Mais à une condition. Prendre conscience du déchirement. Ils n’étaient pas insouciants. Mais il y avait ce contraste, qui masquait cette tension. La guerre, l’injustice, l’inégalité ; et les cafés, avec les soucis, mais aussi les créations, les renouvellements, un bouillonnement, une génération, bien plus soucieuse mais aussi vivante, bouillonnante, que celles d’avant. Une incroyable génération créatrice, voyageuse, polyglotte, «interdisciplinaire». Ils et elles n’étaient pas insouciants. Pourvu qu’ils et elles et nous et tous ne tombent pas dans l’obsession. Même si certains sont dans le deuil, et les amis, et les amis d’amis, et auront cette boule dans la gorge. Ne pas tomber dans cette obsession. Mais prendre conscience de ce déchirement. Continuer, mais consciemment. Une chose peut-être désormais : assumer ce contraste et ce déchirement du monde et de soi, de la génération qui est là. Qui était déjà déchirée, mais ne le savait pas, qui, sans être obsédée, sera encore au café. Consciente des soucis du monde et de la fête du monde. Le sens de l’événement va se cristalliser dans l’événement. Il en fait partie. Ne laissons pas dire qu’il est simple, homogène, unilatéral.

Reprenons la conversation. Une génération, c’est un événement. Mais un événement ce n’est pas une chose, ce n’est pas seulement une chose. C’est une signification. Qu’est-ce qui était visé ? Quoi ? Qui ? Ne nous laissons pas, et par personne, confisquer la réponse. C’est une génération. Mais ne lui volons pas le droit et la force de dire, pour elle et pour tous, dans ce qui viendra et ce qui se fera, laquelle.

Frédéric Worms Professeur de philosophie à l'école normale supérieure