Bloc-Notes
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P Ory

 

Prononcé encore avec réticence au mois de janvier, le mot « guerre » impose sa présence au mois de novembre. Ce simple constat pourrait suffire : l’histoire est performative. Mais je me doute bien que beaucoup d’intellectuels, préoccupés de « raison garder » et surtout très soucieux de « ne pas être dupe », vont continuer à manifester plus que des réserves, ne serait-ce qu’en souvenir des emballements belliqueux du passé. Pourtant, le vendredi 13 de cette fin d’année me semble plutôt confirmer, et mot à mot, ce qui suit.

1. Le terrorisme c’est la guerre.

2. Le terrorisme est la guerre de notre temps.

3. Dans l’histoire le terrorisme a toujours échoué.

1. Contre l’intuition sensible qui en fait d’abord un acte de violence – définition insuffisante, qui conduirait à la confondre avec l’agression ou le meurtre –, la guerre est fondamentalement un acte de société : elle est la rupture organisée d’un ordre, lui-même par définition organisé.

La guerre ne se résume donc pas à la poursuite de la politique par d’autres moyens. La formule clausewitzienne flatte la fierté des civils, partant des intellectuels ; elle fait donc prime sur le marché de la pensée. Mais elle pourrait tout aussi bien être inversée. La guerre serait alors la politique par excellence et la politique la forme « civilisée » de la guerre, entendons par là un rapport de forces régi par les règles civiles.

Individualisme « radical »

Le terrorisme fait partie des « autres moyens » de la définition clausewitzienne. Il est, fondamentalement, une mise en scène au service de la guerre civile. En tant que variété de guerre civile, il appartient à une grande famille multiséculaire, de celle qui laisse dans une communauté des traces beaucoup plus lentes à disparaître que la guerre étrangère.

Mais la première particularité du terrorisme ne tient pas à son objectif ultime – la saisie d’une maîtrise. Il tient à sa méthode, qui est toute dramaturgique. Il n’y a pas de politique de la terreur sans affichage, scénographie, mise en espace des corps et des objets et, pour finir – ou commencer –, diffusion du tout. Rédaction de Charlie Hebdo, site antique de Palmyre, Bataclan : même théâtre (le spectacle du Stade de France n’a pas eu « lieu »).

Le but du terrorisme n’est pas de tuer mais de terroriser. Terror : tremblement de l’ennemi, réduit à la paralysie (« sidération »), à la perte de la maîtrise, à la perte de la face
Le but du terrorisme n’est pas de tuer mais de terroriser. Terror : tremblement de l’ennemi, réduit à la paralysie (« sidération »), à la perte de la maîtrise, à la perte de la face. Quand Aristote – connu des anciens spectateurs du théâtre de Palmyre… – parle lui aussi de « terreur » (traduction habituelle de son phobos), l’objet final est, on le sait, la catharsis, à la fois purgation et purification : tout ce qui fait la différence entre un « film d’action » et un snuff movie. J’ajouterai, en transposition politique : tout ce qui fait la différence entre un tribunal pour Charlie ou Dieudonné et une kalachnikov. Autrement dit : l’état de droit.

2. Le terrorisme est la guerre de notre temps, parce que la planète où subsistent encore les guerres classiques (l’Afrique, l’Asie et, en pont sur les deux, le Proche-Orient) y frappe la planète pacifiée (l’Occident, exceptionnellement privé de guerre classique depuis 1945), mais aussi parce qu’il réalise la conciliation tant rêvée par tant d’intellectuels humanistes entre l’individualisme extrême, cher à l’Occident, et la fusion absolue, chère aux nostalgies fondamentalistes. C’est, en effet, un individualisme « radical ». Dans le temps, il opère la synthèse de deux figures historiques aujourd’hui, du coup, un peu datées : celle de l’homicide politique et celle du militant totalitaire.

Échec final

L’assassin politique entretient un rapport violent à ses valeurs comme à ses futures victimes. Ces valeurs sont mises par lui à la hauteur du double sacrifice, à quoi, au fond, se ramène l’assassinat politique : sacrifice de la victime, sacrifice du sacrificateur. Le militant totalitaire d’hier, quant à lui, partage avec le djihadiste d’aujourd’hui le choix radical, la perspective utopique, le volontarisme de l’homme nouveau.

Comme le djihadiste, le militant bolchevique certifie sa vocation par un changement de nom, comme lui le militant totalitaire (fasciste, aussi bien que communiste) exalte la violence accoucheuse de l’Histoire, le rôle historique des avant-gardes, le sacrifice des martyrs de la « Cause ». Rien de nouveau sous le soleil depuis le chrétien radical Tertullien – converti rigoriste qui finira adepte d’une secte assoiffée de martyre – quand il disait de ces « témoins », à l’époque où la nouvelle religion n’avait pas encore atteint les sommets du pouvoir, que leur sang était une semence (sanguis martyrum, semen christianorum).

Le bilan de la première grande expérience terroriste moderne – les radicaux russes de la Volonté du peuple, dans les années 1880 – s’est traduite non par l’effondrement du régime tsariste, mais par son durcissement
3. Reste donc à savoir à quelle distance dudit « pouvoir » se situe Daesh. Le bilan de la première grande expérience terroriste moderne – les radicaux russes de la Volonté du peuple, dans les années 1880 – s’est traduite non par l’effondrement du régime tsariste, mais par son durcissement, le retour en arrière sur la démarche réformiste d’Alexandre II.

Le résultat immédiat d’une politique de la terreur est, outre la mort – ou l’enfermement mental – de ses victimes, le recul des libertés publiques (« lois scélérates » de la Troisième République contre l’extrême gauche). Mais il est surtout dans son échec final : des nihilistes à la « bande à Baader », elle n’a jamais renversé le système qu’elle voulait abattre. Parce qu’elle n’était pas adossée à un Etat. Daesh aspire à être un Etat mais ne l’est pas encore vraiment. On voit où se trouve la solution.

Pascal Ory (Historien, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne).