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Faire société, aimer la vie, aller à la mort
S Wahnich
L'humanité 17 nov 15

 

Faire société dans la tradition théologique comme dans la tradition freudienne, ce serait aimer les mêmes lois. Ces lois qui font liens ne sont pas toujours écrites et encore moins toujours théologiques. Elles ressemblent parfois à des normes qui s'inven­tent en situation, que chacun res­pecte parfois implicitement en participant d'une même institution civile qui les secrète et les entretient. C'est là le rôle des institutions civiles, défendre la société en en- tretenant ses lois-normes sans qu'elles soient lois de contrainte, mais bien au contraire, lieux de désir, d'effort sans effort. Les stades, les cafés, les salles de concerts, la fête sont ces lieux désirables où un effort s'accomplit sans effort du fait du plaisir d'y être ensemble avec des règles sociales et des objets d'amour partagés. Le faire­ société qui s'y accomplit ne rèlève aucunement de l'État ou du théologique, il est pourtant éminemment politique car il sécrète des normes d'inclusion et d'ex­clusion, de souci de soi et de souci de l'autre. Ces lieux, ces institutions sont ou ne sont pas mixtes sur le plan des sexes, des âges, des origines culturelles, de la ri­chesse. Sur le canal près de République, c'est assez mixte, il y a des filles et des gars et Éros circule, entre les filles, entre les gars, entre les gars et les filles, il y ·a des jeunes et des moins jeunes, à quinze ans sur le parapet, à trente plutôt dans les cafés et les restaus, les prénoms de ceux qui sont là mélangent ce qui souvent ailleurs se mélange moins, Marco, Manu, Sarah, Bilal, Jules, Valentine, Juliette, Nour, David ... ils ne vivent pas tous là, mais souvent vont au lycée, à la fac ou travaillent à Paris, c'est assez mixte, au stade aussi, dans un concert rock souvent.

C'est clairement ce bout de société qui a été visé par d'autres jeunes gens qui se sont voués·à des lois où ce n'est pas Éros qui circule, mais un autre amour, lui aussi accompli sans effort sinon sans autocontrainte, amour de la mort donnée et reçue au nom de Dieu. Une sorte de « droit à la mort » que Blanchot évoque quand il confond la Révolution avec une terreur sacrificielle. Pour Blanchot, le révolutionnaire, dans ce cas, a déjà cédé sa vie, n'a plus « droit à la vie » mais bien « droit à la mort », droit de l'infliger au traître et droit de la recevoir comme on se soumet à une décision.. Le sacrifice de soi et le sacrifice de l'autre deviennent alors la seule affirmation politiqµe possible.

Entendons que c'est bien dans une faille du politique, assise certes sur une faille du sujet comme·le dit Fethi Benslama, que·surgit ce,rappport à la mort. Quand le politique ne fournit ni les satisfactions de l'institution civile partagée, ni l'idéalisation enthousiaste pour des lois écrites qui, effetivement, témoigneraient de la possibilité de croire au genre humain comme idéal en soi. En fait, ce droit à la mort est noué en amont à l'ab­sence de vraie place satisfaisante dans la première ins­titution civile partagée après la famille : l'école. Être à sa place sur le canal ne sera de ce fait même pas facile non plus.

Quant aux loisécrites en France, sont-elles aujourd'hui comme le dit la ministre de l'Éducation nationale des lois d'un pays humaniste qui tient à ses valeurs? Frontex, l'accord du Touquet qui engendre la jungle de Calais, la soumission aux diktats de la dette et l'amenuisement du droit du travail, ne sont à l'évidence pas des lois humanistes. Le président en appelle à une France impitoyable, mais ce n'est pas du futur, la France est un pays en guerre, en guerre avec Daech, et en guerre avec elle-même, car ·ce qui s'invente dans ses institutions civiles sur le canal, elle n'en fait pas ses lois écrites aujourd'hui, ou vraiment pas assez. Nous sommes plus impitoyables qu'humanistes en France aujourd'hui, et pour des jeunes gens en quête d'idéalité, ça ne fait pas le poids face à un droit à la mort, donné par Dieu. Quand la guerre se montre dans toute sa crudité, nous aurions besoin d'idéalités politiques humanistes enthousiasmantes pour de vrai, pas de bonnes paroles, béchamel bouche-trous.