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Imaginons ...

Oui, prenons le temps, un tout petit peu, de nous mettre à l'écart ; d'imaginer. C'est qu'après tout l'imagination fait bien partie de ces trois facultés (avec la mémoire et la raison) dont on apprenait autrefois qu'elles signaient la spécificité de l'homme. C'est qu'après tout, tant de bruit, tant de messages qui se télescopent que nous n'avons même plus le temps ou l'heur d'écouter, tant de violences et de trépidations, tant surtout d'impatiences et de cloisons où nous nous laissons enfermer qui ensemble nous arriment tant au réel qu'il en devient infernal, interdisent surtout de seulement rêver notre chemin.

Imaginer c'est hausser le réel d'un ton
Gaston Bachelard, L'Air et les Songes (1943), éd. José Corti, 1950, p. 98
Je crains que notre époque, de s'être voulue tant raisonnable aura oublié que le monde compte moins que le désir que nous en avons ; que le réel est bien plus pauvre que les tensions qui nous y propulsent ou nous en éloignent. Que la réalité vaut moins que le chemin que nous empruntons vers elle. Bachelard dans la Formation de l'esprit scientifique n'avait pas dit autre chose : la réalité empirique est bien plus pauvre de déterminations autant que d'objets que le réel scientifique que nous construisons de nos connaissances, hypothèses et, un peu moins, de nos observations, un peu plus de nos expérimentations.

L'intuition m'en vint parfois au jeu du photographe tentant de capter l'infime détail d'une feuille achevant de se flétrir accrochée encore au bourgeon déjà perçant les prémices du printemps, devinant ainsi la fascination pascalienne devant l'infiniment petit.

On ne peut rien dire... pas même la feuille . Ce réel qui nous tient autant que nous tenons à lui, qui nous définit autant que nous cherchons sempiternellement à nous définir, nous échappe décidément, qui fuit de partout, de tous les interstices invisibles qui se refusent à nous.

L'intuition m'en vint un jour en tentant de comprendre l'une de ces batailles insensées de la guerre de 14 - le Chemin des dames - en réalisant que pour dire l'enfer, l'absurdité, le courage et la mort il eût fallu raconter le chemin de chacun des soldats et que même à ce prix impossible on n'approcherait encore que la surface de l'événement et, sans doute, que son apparence la moins révélatrice. La certitude m'y attache chaque fois que je regarde ces photos de la salle des noms à soupeser l'impossibilité de dire le parcours, les souffrances, l'angoisse et les illusions ultimes de chacun de ces noms, de chacune de ces photos ...

On ne peut rien dire ... pas même notre passé. Cette histoire qui pourtant nous pétrit et nous traverse autant que nous la croyons faire mais qui nous échappe, décidément, fuit de partout, de tous les interstices effacés qui se dérobent à nous.

Sans doute ne vivons nous que dans un seul recoin écorné, si morcelé, si tragiquement abîmé à l'instar d'une mosaïque antique ....

Imaginons pourtant puisque c'est là le seul truchement où l'illusion du global nous puisse être offerte sans escamoter trop le local.

Demain !

Des cataclysmes environnementaux tels, des déplacements tragiques de populations ; ici et là des gouvernements autoritaires plus ou moins inspirés des délires de la droite extrême ; des démocraties en capilotade ; des émeutes, des actions terroristes répétées : cauchemars ... Oui mais quels sont nos rêves ?

 

Qu'elle soit onirique, scientifique, littéraire ou même pathologique, l'imagination substitue toujours une réalité à une autre jugée piètre, pauvre, désespérante. Même quand nos récits se font fantastiques ou jouent avec l'horreur, qu'ils appuient sur le dramatique ou laissent le tragique dérouler ses engrenages fatals, ce sera toujours, implicitement, pour dénoncer et en appeler à un monde meilleur. Freud nous l'avait appris : ce n'était qu'un rêve ...

Comment se fait-il qu'aujourd'hui nous n'y parvenions plus ? que nos politiques n'aient plus d'autre horizon que la soumission veule aux faits ? que ne nous soit plus offert que l'idéal étriqué d'une vie de labeur, de préférence flexible mais soumis, tout juste orné de quelque pavillon de banlieue, d'enfants vite tapageurs, de RER en retard ou d'incontournables embouteillages ? Ne saurions-nous plus rêver ou bien, plutôt, aurions-nous renoncé à ce pari sur l'homme qui seul permet les grandes œuvres, pour le maigre plaisir des choses ? Certes l'histoire est tragique qui ne permet que de rares issues heureuses mais en dépit des erreurs et des errances ; malgré les illusions ou, plus exactement à cause d'elles, j'entends encore les cris d'espérance des Robespierre ou des Jaurès ; la voix chevrotante d'émotion d'un Blum ...

Ceux-là ne renoncèrent pas. Jamais ne dirent c'est dans l'ordre des choses.

 

Pourquoi, écrivant ceci, songé-je à cette étonnante scène finale de M le Maudit où le personnage incarné par Peter Lorre, capturé et mis en jugement par la pègre locale, n'a, à la fin, yeux exorbités, voix stridente d'autre ressource que de dire qu'il n'y est pour rien, qu'il ne fait que s'incliner devant une force intérieure plus impérieuse que sa volonté quand eux, les voleurs, assassins et petits escrocs de tout poil auraient parfaitement pu s'ils avaient seulement voulu travailler, étudier, éviter de commettre leurs crimes ?

Par quelle malédiction, ou plutôt paresse et lâche conformisme, avons-nous cessé tout à coup d'espérer, d'imaginer ; de croire ?

Descartes avait raison : l'évidence ne s'impose pas à nous de sa calme assurance : il y faut bien la volonté qui, la reconnaissant comme telle, s'enquiert de l'admettre ; de la prendre sur soi, pour soi. Il en va de même pour l'espérance ou le renoncement. Il faut bien qu'à un moment, pour une raison ou une autre, nous ayons décidé de ne plus décider, de nous laisser faire, de nous soumettre ; de considérer comme évident que la réalité soit nécessairement contrariante et blessante ; qu'il n'y eût jamais d'autre choix que de se laisser entraîner dans les ressacs de rapports de force qui nous dépassent.

On avait voulu voir dans le film de F Lang une prémonition brillante de ce que serait bientôt le nazisme. Peut-être ! On peut y voir aussi, au milieu de ces volutes obsédantes de fumée qui étouffent identiquement les autorités notables et les milieux interlopes, y scruter plutôt ce moment où, écrasé de misère morale, l'on se prend, au nom même des grands principes ou de l'intérêt bien entendu, à renoncer ; à abdiquer. Où l'on a désappris de vouloir enrichir le monde d'un sens humain.

A craindre de ne pouvoir gouverner les hommes, on ne se contenta pas seulement de gouverner les choses ; on se mit à réifier l'humain lui-même. Arend avait raison qui nommait ceci Verlassenheit : c'est maintenant que nous sommes seuls au monde ; désespérément ! Nos images ne sont plus que celles d'objets, de marchandises aussi vite désuètes que frénétiquement convoitées. Nos rêves se heurtent aux vitrines des chalands et nous ne savons plus considérer en l'autre que le concurrent, l'ennemi ; si rarement la rencontre ; presque plus l'orée de l'humain.

Hausser le réel d'un ton, dit Bachelard ; rendre le monde habitable dira Merleau Ponty.

Non décidément l'image n'est pas pauvre Elle est plutôt ce qui incessamment se doit nourrir, étoffer ; ce qui permet à notre vérité de tenir encore un peu au réel.

Imaginons ...

 


1) j'avais consacré quelques pages à cette bataille :

  1. Chemin des dames
  2. les mutineries
  3. photos avant 14
  4. photos après

Blum définit le socialisme :