Textes

Plotin Traité 10, 4 (Ennéades V, 1),

 

L'Un immobile génère l'Intelligence qui génère l'Âme [3]

 

 

Comment l'Intelligence voit-elle et qui voit-elle ? Comment est-elle sortie et née de l'Un, de manière qu'elle puisse le voir ? Car maintenant l'âme comprend qu'il est nécessaire que ces principes existent. Elle désire résoudre ce problème souvent posé chez les anciens sages : Si l'Un a la nature que nous lui avons assignée, comment tout tient-il de lui sa substance, la multitude, la dyade, le nombre ? Pourquoi n'est-il pas resté en lui-même, et a-t-il laissé ainsi découler de lui la multiplicité qu'on voit dans les êtres et que nous voulons ramener à lui ? Nous allons le dire. Invoquons d'abord Dieu même, non en prononçant des paroles, mais en élevant notre âme jusqu'à lui par la prière ; or, la seule manière de le prier, c'est de nous avancer solitairement vers l'Un, qui est solitaire. Pour contempler l'Un, il faut se recueillir dans son for intérieur, comme dans un temple, et y demeurer tranquille, en extase, puis considérer les statues qui sont pour ainsi dire placées dehors [l'Âme et l'Intelligence], et avant tout la statue qui brille au premier rang [l'Un], en la contemplant de la manière que sa nature exige.

Il est nécessaire que tout être qui est mû ait un but vers lequel il soit mû ; nous devons donc admettre que ce qui n'a pas de but vers lequel il soit mû reste immobile, et que ce qui naît de ce principe doit en naître sans que jamais ce principe cesse d'être tourné vers lui-même. Éloignons de notre esprit l'idée d'une génération opérée dans le temps : il s'agit ici de choses éternelles ; en leur appliquant le terme de génération, nous voulons seulement établir entre elles un rapport d'ordre et de causalité. Ce qui est engendré par l'Un doit être engendré par lui sans que l'Un soit mû ; s'il était mû, ce qui est engendré par lui tiendrait, par suite de ce mouvement, le troisième rang au lieu du second [serait l'Âme au lieu d'être l'Intelligence]. Donc, puisque l'Un est immobile, c'est sans consentement, sans volonté, sans aucune espèce de mouvement qu'il produit l'hypostase qui tient le second rang. Comment donc faut-il concevoir la génération de l'Intelligence par cette cause immobile ? C'est le rayonnement d'une lumière qui s'en échappe sans troubler sa quiétude, semblable à la splendeur qui émane perpétuellement du soleil sans qu'il sorte de son repos, et qui l'environne sans le quitter. Ainsi toutes les choses, tant qu'elles persévèrent dans l'être, tirent nécessairement de leur propre essence et produisent au dehors une certaine nature qui dépend de leur puissance et qui est l'image de l'archétype dont elle provient. Ainsi le feu répand la chaleur hors de lui ; la neige répand le froid. Les parfums donnent un exemple frappant de ce fait : tant qu'ils durent, ils émettent des exhalaisons auxquelles participe tout ce qui les entoure. Tout ce qui est arrivé à son point de perfection engendre quelque chose. Ce qui est éternellement parfait engendre éternellement, et ce qu'il engendre est éternel, mais inférieur au principe générateur. Que faut-il donc penser de Celui qui est souverainement parfait ? N'engendre-t-il pas ? Tout au contraire, il engendre ce qu'il y a de plus grand après lui. Or, ce qu'il y a de plus parfait après lui, c'est le principe qui tient le second rang, l'Intelligence. L'Intelligence contemple l'Un, et n'a besoin que de lui ; mais l'Un n'a pas besoin de l'Intelligence. Ce qui est engendré par le Principe supérieur à l'Intelligence ne peut être que l'Intelligence : car elle est ce qu'il y a de meilleur après l'Un, puisqu'elle est supérieure à tous les autres êtres. L'Âme est en effet le verbe et l'acte de l'Intelligence, comme l'Intelligence est le verbe et l'acte de l'Un. Mais l'Âme est un verbe obscur. Étant l'image de l'Intelligence, elle doit contempler l'Intelligence, comme celle-ci doit, pour subsister, contempler l'Un. Si l'Intelligence contemple l'Un, ce n'est pas qu'elle s'en trouve séparée, c'est seulement parce qu'elle est après lui. Il n'y a nul intermédiaire entre l'Un et l'Intelligence, non plus qu'entre l'Intelligence et l'Âme. Tout être engendré désire s'unir au principe qui l'engendre, et il l'aime, surtout quand Celui qui engendre et Celui qui est engendré sont seuls. Or, quand Celui qui engendre est souverainement parfait, Celui qui est engendré doit lui être si étroitement uni qu'il n'en soit séparé que sous ce rapport qu'il en est distinct.

 

 

[1] Plotin, Traité 10, 4 (Ennéades V, 1), Des trois hypostases principales.
Extrait de Les ennéades de Plotin Tome 3, Hachette, Paris, 1861, traduction Marie-Nicolas Bouillet, pp. 9-11. (Télécharger le livre)

[2] Ibid., pp. 11-12.

[3] Ibid., pp. 12-15.

[4] Ibid., pp. 15-18.