Textes

Plotin Traité 10, 4 (Ennéades V, 1),

 

Rapports des trois hypostases divines [4]

 

L'Intelligence est, disons-nous, l'image de l'Un. Expliquons cette assertion. Elle en est l'image parce qu'elle est sous un certain rapport nécessairement engendrée par lui, qu'elle a beaucoup de la nature de son Père, et qu'elle lui ressemble comme la lumière ressemble au soleil. Mais l'Un n'est pas intelligence ; comment l'hypostase engendrée par l'Un peut-elle donc être l'Intelligence ? C'est que, par sa conversion vers l'Un, elle le voit ; or cette vision constitue l'Intelligence. Toute faculté qui perçoit un autre être est sensation ou intelligence : la sensation est semblable à la ligne droite, et l'intelligence, au cercle. Toutefois, le cercle est divisible, et l'Intelligence est indivisible : elle est une, mais, en même temps qu'elle est une, elle est la puissance de toutes choses. Or la pensée considère toutes ces choses [dont l'Intelligence est la puissance] en se séparant en quelque sorte de cette puissance ; sinon, l'Intelligence n'existerait pas. En effet, l'Intelligence a conscience de ce que peut sa puissance, et cette conscience constitue son essence. Par conséquent, l'Intelligence détermine son essence par elle-même, au moyen de la puissance qu'elle tient de l'Un, et, en même temps, elle voit que son essence est une partie des choses qui appartiennent à l'Un et qui en procèdent ; elle voit qu'elle doit toute sa force à l'Un, que c'est par lui qu'elle a le privilège d'être une essence ; elle voit qu'étant elle-même divisible, elle tient de l'Un, qui est indivisible, toutes les choses qu'elle possède, la vie, la pensée, parce que l'Un n'est aucune de ces choses. Tout dérive en effet de l'Un parce qu'il n'est pas contenu dans une forme déterminée ; il est l'Un simplement, tandis que dans l'ordre des êtres l'Intelligence est toutes choses. Aussi l'Un n'est-il aucune des choses que contient l'Intelligence ; il est seulement le principe dont elles procèdent toutes ; voilà pourquoi elles sont des essences : car elles sont déjà déterminées, et chacune a une sorte de forme. L'Être doit être contemplé, non dans l'indétermination, mais au contraire dans la détermination et le repos. Or, le repos consiste pour les intelligibles dans la détermination et la forme par lesquelles ils subsistent.

L'Intelligence qui mérite d'être appelée l'Intelligence la plus pure n'a donc pu naître que du Premier principe. Elle a dû, dès sa naissance, engendrer tous les êtres, toute la beauté des idées, tous les dieux intelligibles : car elle est pleine des choses qu'elle a engendrées ; elle les dévore, en ce sens qu'elle les retient en elle-même, qu'elle ne les laisse pas tomber dans la matière ni être nourries par Rhéa. C'est ce que font entendre les mystères et les mythes : « Saturne [Cronos], est-il dit, le plus sage des dieux, naquit avant Jupiter [Zeus] et il dévorait ses enfants. » Saturne [Cronos] représente ici l'Intelligence pleine de ses conceptions et parfaitement pure. — Ils ajoutent : « Jupiter [Zeus], dès qu'il fut grand, engendra à son tour. » — L'Intelligence, dès qu'elle est parfaite, engendre l'Âme, par cela même qu'elle est parfaite et qu'une si grande puissance ne doit pas rester stérile. Ici encore l'être engendré devait être inférieur à son principe, en représenter l'image, être par lui-même indéterminé, puis être déterminé et formé par le principe qui l'engendre. Ce que l'Intelligence engendre, c'est une raison, une hypostase dont l'essence est de raisonner. Celle-ci se meut autour de l'Intelligence ; elle est la lumière qui l'entoure, le rayon qui en jaillit. D'un côté, elle est liée à l'Intelligence, elle s'en remplit, elle en jouit, elle y participe, elle en tient ses opérations intellectuelles ; d'un autre côté, elle est en contact avec les choses inférieures, ou plutôt, elle les engendre. Étant ainsi engendrées par l'Âme, ces choses sont nécessairement moins bonnes qu'elles, comme nous l'expliquerons plus loin. À l'Âme finit l'ordre des choses divines.

 

[4] Ibid., pp. 15-18.

 

Avertissement et sommaire du traducteur (Ibid., pp. VI, XVII, XVIII.)

AVERTISSEMENT

Les questions traitées dans [...] la Ve et la VIe Ennéade sont plus particulièrement propres au Néoplatonisme, et, quoique vieilles de plus de quinze siècles, elles sont encore presque entièrement neuves pour notre âge. Il s'agit ici en effet des trois hypostases divines, c'est-à-dire de la trinité néoplatonicienne, des rapports que ces hypostases ont entre elles et avec le monde, de la manière dont elles procèdent les unes des autres et dont elles engendrent tout ce qui existe ; il s'agit du monde intelligible, c'est-à-dire des idées, des rapports que ces idées ont avec les êtres réels et avec les individus ; il s'agit des genres de l'être, qui sont, au sens platonicien, les éléments essentiels des substances ; il s'agit du Bien en soi, de l'Un absolu, c'est-à-dire de Dieu envisagé dans ce qui constitue son essence la plus intime ; il s'agit enfin de la communication des âmes avec Dieu, des moyens de s'unir à lui, en un mot de la vision de Dieu, le but le plus élevé et le degré suprême de la béatitude pour les philosophes néoplatoniciens.

CINQUIÈME ENNÉADE
sommaire

La cinquième Ennéade est consacrée à l'exposition générale de la théorie des trois hypostases divines. Elle traite plus spécialement de l'intelligence.

LIVRE PREMIER
DES TROIS HYPOSTASES PRINCIPALES
(1.) Pour concevoir Dieu, il faut que l'âme, se détachant des objets extérieurs, rentre en elle-même et examine sa propre nature ; par là, elle voit qu'ayant une étroite affinité avec les choses divines, elle peut et elle doit chercher à les connaître.

(2.) Affranchie des liens du corps et plongée dans un recueillement profond, elle réfléchira alors que c'est l'Âme universelle qui, sans se mêler aux êtres contenus dans le monde, leur communique la forme, le mouvement et la vie. Elle se représentera donc la grande Âme, toujours entière et indivisible, pénétrant intimement le grand corps immense dont sa présence vivifie et embellit toutes les parties.

(3.-5.) Mais l'Âme elle-même, malgré sa dignité, procède d'un principe supérieur dont elle tient sa puissance intellectuelle : ce principe est l'Intelligence divine, parfaite, immuable, éternelle, qui renferme toutes les idées, et est ainsi l'archétype du monde sensible : car la nature de l'Intelligence est de penser, et, en se pensant elle-même, elle pense toutes les essences intelligibles, parce qu'elles ne font avec elle qu'une seule et même chose. Par là, l'Intelligence constitue les genres de l'être, principes de toutes choses, et les nombres, qui sont identiques aux idées.

(5.-7.) Quoique, dans l'Intelligence, le sujet pensant et l'objet pensé soient identiques, il y a là encore une dualité, et notre âme, en remontant de cause en cause, ne peut s'arrêter qu'à la conception d'un principe parfaitement simple. Se recueillant donc dans son for intérieur, elle s'élèvera de l'Intelligence à l'Un absolu. L'Un est en effet le principe suprême. Il est le Père de l'Intelligence parce qu'il lui est supérieur, que celle-ci est son verbe, son acte et son image. L'Intelligence est l'image de l'Un en ce sens qu'en se tournant vers lui elle le voit, et que, par cette vision, elle se détermine elle-même, en vertu de la puissance qu'elle reçoit son principe ; c'est encore par cette puissance qu'elle possède en elle-même toutes les idées, ainsi que le font entendre les mythes et les mystères dans ce qu'ils enseignent an sujet de Saturne [Cronos], de Jupiter [Zeus] et de Rhéa.

Il y a donc trois hypostases divines, qui sont, dans leur ordre de perfection, l'Un, l'Intelligence, l'Âme : de toute éternité l'Un engendre l'Intelligence, et l'Intelligence engendre l'Âme, parce qu'aucune puissance parfaite ne saurait rester stérile.

(8.-9.) Cette théorie des trois hypostases est conforme à la doctrine des anciens sages, de Parménide, d'Anaxagore, d'Héraclite et d'Empédocle. Platon indique nettement les trois principes dans plusieurs de ses écrits. Quant à Aristote, il méconnaît la distinction de l'Un et de l'Intelligence, et la théorie qu'il donne des moteurs intelligibles soulève plusieurs objections. Cette question de la nature des intelligibles est de la plus haute importance ; c'est pour cela que Pythagore et ses disciples s'en sont tous occupés.

(10.-11.) Les trois principes n'existent pas seulement dans l'univers ; ils existent encore en nous, ils constituent en nous l'homme intérieur. En effet, notre âme est une essence immatérielle, et par là elle participe à l'Âme universelle. Ensuite, comme elle juge, comme elle raisonne, et qu'elle ne saurait raisonner sans avoir des principes immuables, il faut que nous ayons en nous l'Intelligence, parce que c'est d'elle que l'âme tire ces principes immuables. Enfin, comme nous ne saurions posséder en nous l'Intelligence sans posséder également en nous sa cause, qui est l'Un, nous jouissons de la présence de l'Un, nous le touchons en quelque sorte par le fond le plus intime de notre être, et nous sommes édifiés en lui dès que nous nous tournons vers lui.

(12.) L'Un et l'Intelligence exercent toujours leur action sur nous ; mais il arrive souvent que leur action n'est point perçue parce que nous ne lui prêtons pas notre attention. Il faut donc fermer nos sens à tous les bruits qui les assiègent pour écouter les voix qui viennent d'en haut.