Textes

Plotin Traité 10, 4 (Ennéades V, 1),

 

L'Intelligence et l'Être [1]

Veut-on arriver par une autre voie à reconnaître la dignité de l'Intelligence ? Après avoir admiré le monde sensible en considérant sa grandeur et sa beauté, la régularité éternelle de son mouvement, les dieux visibles ou cachés, les animaux et les plantes qu'il renferme, qu'on s'élève à l'archétype de ce monde, à un monde plus vrai ; qu'on y contemple tous les intelligibles qui sont éternels comme lui et qui y subsistent au sein de la science et de la vie parfaite. Là préside l'Intelligence pure, la Sagesse ineffable ; là se trouve le vrai royaume de Saturne [Cronos], qui n'est autre chose que l'Intelligence pure. Celle-ci embrasse en effet toute essence immortelle, toute intelligence, toute divinité, toute âme ; et tout y est éternel et immuable. Pourquoi l'Intelligence changerait-elle, puisque son état est heureux ? À quoi aspirerait-elle, puisqu'elle a tout en elle-même ? Pourquoi voudrait-elle se développer, puisqu'elle est souverainement parfaite ? Sa perfection est d'autant plus complète qu'elle ne renferme que des choses qui sont parfaites et qu'elle les pense ; et elle les pense, non parce qu'elle cherche à les connaître, mais parce qu'elle les possède. Sa félicité n'a rien de contingent : l'Intelligence possède tout dès l'éternité ; elle est elle-même l'Éternité véritable, dont le Temps offre la mobile image dans la sphère de l'âme. En effet, l'âme a une action successive, divisée par les objets divers qui attirent son attention : elle se représente tantôt Socrate, tantôt un cheval ; elle ne saisit jamais qu'une partie de la réalité, tandis que l'Intelligence embrasse toujours toutes choses simultanément. L'Intelligence possède donc toutes choses immobiles dans l'identité. Elle est : il n'y a jamais pour elle que le présent ; point de futur : car elle est déjà ce qu'elle peut être plus tard ; point de passé : car nulle des choses intelligibles ne passe ; toutes subsistent dans un éternel présent, toutes restent identiques, satisfaites de leur état actuel. Chacune est intelligence et être ; toutes ensemble, elles sont l'Intelligence universelle, l'Être universel.

L'Intelligence existe [comme intelligence] parce qu'elle pense l'Être. L'Être existe [comme Être] parce que, étant pensé, il fait exister et penser l'Intelligence. Il y a donc une autre chose qui fait penser l'Intelligence et exister l'Être, et qui est par conséquent principe commun de tous deux : car ils sont contemporains dans l'existence, ils sont consubstantiels et ne peuvent se manquer l'un à l'autre. Comme l'Intelligence et l'Être constituent une dualité, leur principe commun est cette unité consubstantielle qu'ils forment et qui est simultanément l'Être et l'Intelligence, le sujet pensant et l'objet pensé : l'Intelligence, comme sujet pensant ; l'Être, comme objet pensé : car la pensée implique à la fois différence et identité. Les premiers principes sont donc l'Être, l'Intelligence, l'Identité et la Différence ; il faut y joindre le Mouvement et le Repos. Le repos est la condition de l'identité ; le mouvement est la condition de la pensée, puisque celle-ci suppose la différence du sujet pensant et de l'objet pensé, et qu'elle est muette si on la réduit à l'unité. Les éléments de la pensée [le sujet et l'objet] doivent ainsi être dans un rapport de différence, mais aussi dans un rapport d'identité, parce qu'ils forment une unité consubstantielle, et qu'il y a quelque chose de commun dans tout ce qui dérive d'eux. La différence d'ailleurs n'est pas ici autre chose que la distinction. La pluralité que forment les éléments de la pensée constitue la Quantité et le Nombre ; et le caractère propre à chaque élément, la Qualité. De ces premiers principes [qui sont les genres de l'être] dérivent toutes choses.

 

 

 

 


[1] Plotin, Traité 10, 4 (Ennéades V, 1), Des trois hypostases principales.
Extrait de Les ennéades de Plotin Tome 3, Hachette, Paris, 1861, traduction Marie-Nicolas Bouillet, pp. 9-11. (Télécharger le livre)

[2] Ibid., pp. 11-12.

[3] Ibid., pp. 12-15.

[4] Ibid., pp. 15-18.