Textes

PLOTIN (v.205-v.270)



Plotin est l'un des plus célèbres néoplatoniciens : cela signifie que sa pensée est issue du platonisme. De Platon à Plotin, les circonstances de l'enseignement philosophique ont été bouleversées : la philosophie n'est plus liée à une communauté politique précise (la cité grecque), mais déborde les frontières de la Grèce pour s'enrichir de traditions orientales. Aussi les préoccupations politiques reculent-elles, souvent au profit d'une inspiration religieuse.

Plotin lui-même, s'il écrit en grec, est né en Égypte, à Lycopolis, en 205. Issu d'une famille aisée, il reçoit une formation philosophique scolaire complète. Mais sa vocation proprement dite est plus tardive : c'est à 28 ans, en suivant les cours d'un platonicien alexandrin, que Plotin découvre une philosophie conçue comme une discipline intellectuelle doublée d'une éthique de vie. Après onze ans d'études auprès de ce maître Ammonius, Plotin accompagne l'armée de l'empereur Gordien en Orient, où il découvre les civilisations jadis dédaignées sous le nom de " barbares ". Après la défaite, Plotin se rend à Rome, où il résidera désormais. Il y est non seulement un professeur de philosophie platonicienne, mais également un modèle spirituel pour ses élèves, groupe restreint de gens distingués parmi lesquels on trouve l'empereur Gallien, et qui ont pour lui un attachement enthousiaste. Son enseignement est oral, et ce n'est qu'à l'âge de 50 ans qu'il commence à rédiger son œuvre, écrivant d'un trait et laissant le soin de la relecture à son élève et biographe Porphyre. Avec le déclin de sa santé, l'école se disperse. Plotin se retire dans une villa en Campanie, et y meurt, vers 270.

C'est à son disciple Porphyre que nous devons la forme actuelle des Ennéades, classées en neuf groupes de six traités. La philosophie de Plotin est gouvernée par deux questions fondamentales : tout d'abord une question religieuse ou spirituelle, portant sur la destinée de l'âme et sur les moyens de la restaurer dans son état originel, c'est-à-dire antérieur à sa venue dans un corps ; ensuite, une question proprement philosophique : comment expliquer rationnellement la réalité, tant sensible qu'intelligible ?

Ces deux questions recoupent un même axe de réflexion : découvrir le principe de toutes choses, à partir de quoi tout s'explique, c'est aussi accomplir la destinée de l'âme, en la faisant remonter des corps vers l'intelligible et l'Un, source unique de la réalité multiple. En effet, la vie humaine telle que nous en faisons tous l'expérience quotidienne est une vie soumise aux aléas du corps, des passions, des activités pratiques. Plotin voit, là, la confirmation de l'idée selon laquelle la nature de l'âme n'est pas sensible : en son fond, l'âme est pur intellect, et l'incarnation équivaut pour elle à une perte de soi. L'âme mène donc une double vie : elle peut s'abaisser vers les êtres les plus matériels de la nature en s'oubliant elle-même ; ou s'élever au-delà du sensible, en s'évadant du corps et en se recueillant en elle-même.

Ce double mouvement de descente et de remontée n'est toutefois pas réservé à l'âme : il définit chaque réalité. Exister, c'est d'abord émaner d'un être supérieur. De l'Un, principe suprême, émane l'être intelligible, de lui à son tour procède l'âme, et de l'âme, le monde sensible. La puissance de l'Un se propage en se démultipliant et en s'affaiblissant, jusqu'à aboutir à un néant complet : la matière inanimée. Mais ce mouvement de procession ne suffit pas à constituer chaque niveau de la réalité spirituelle et sensible. Chaque être n'acquiert une existence déterminée qu'en se rapportant au principe qui lui communique une force vitale : ainsi l'être intelligible se constitue comme tel en contemplant l'Un dont il procède, et en l'aimant. L'âme devient pleinement âme en se convertissant vers l'intelligible. Même les êtres les plus éloignés de l'Un sont animés par une ombre de contemplation. Ainsi l'Un, source de toute existence, est aussi le Bien vers lequel tendent tous les êtres qui se définissent en s'unifiant le plus possible pour ressembler à leur principe. Seule la matière, incapable d'une telle conversion vers l'Un, est dépourvue de toute identité car elle aspire au néant.

Procession et conversion sont donc les deux mouvements indissociables de ce qu'on appelle l'émanatisme plotinien. Par là s'explique rationnellement la totalité du réel, qui repose sur une structure à la fois étagée, où chaque être a une place précise, dans la hiérarchisation du monde. La philosophie plotinienne développe l'intuition d'un courant dynamique où une vie spirituelle s'épanche, à partir d'une source inépuisable, en engendrant chaque type de réalité, intelligible puis sensible, jusqu'au point où cette fécondité se tarit. Dans ce système, l'âme a un privilège : elle est la seule à ne pas être fixée à un seul niveau de réalité. L'âme est capable d'amplifier les deux mouvements qui la constituent en les effectuant volontairement : elle peut choisir de se tourner vers le monde sensible en donnant vie aux corps. Elle peut aussi s'en distinguer en réfléchissant sur lui, en le comprenant. Elle peut enfin s'en évader en menant une vie purement spirituelle qui la fait se confondre avec l'intelligible. L'âme est capable de saisir sa coïncidence fondatrice avec l'Un dont elle provient, et de travailler à s'y rattacher, comme l'attestent les derniers mots de Plotin : " Je m'efforce de ramener le divin qui est en moi au divin qui est dans l'Univers. ".

Ainsi se définit la pensée à la fois religieuse et philosophique de Plotin, dont toute l'originalité et la nouveauté, par rapport au platonisme, est de synthétiser les religions orientales et le rationalisme grec.