Textes

Marc Aurèle Pensées à moi-même

 

Ne pas juger [2]

Livre IV

39. Ton mal ne peut jamais être dans l'âme d'un autre, pas plus qu'il n'est dans les variations ou le changement de ton enveloppe matérielle. Où peut donc être réellement ton mal ? Là où est aussi pour toi la faculté qui juge des biens et des maux. Que cette faculté s'abstienne de juger ; et alors tout est bien. Que ton pauvre corps, qui est ton voisin le plus proche, soit mutilé, brûlé, couvert d'ulcères et de plaies qui le dévorent, la partie qui, en toi, juge de tout cela doit garder néanmoins la paix la plus profonde, c'est-à-dire qu'elle doit toujours penser qu'il n'y a ni mal ni bien dans tous ces accidents, qui peuvent frapper également les méchants et les bons ; car il faut se dire que tout ce qui peut indifféremment atteindre celui-là même qui vit selon la nature, n'est ni selon la nature, ni contre ses lois.

Livre V

26. Que la partie de ton âme qui te conduit et te gouverne demeure inaccessible à toute émotion de la chair, agréable ou pénible. Qu'elle ne se confonde pas avec la matière à laquelle elle est jointe ; qu'elle se circonscrive elle-même ; et qu'elle relègue dans les organes matériels ces séductions qui pourraient l'égarer. Mais lorsque, par suite d'une sympathie d'origine étrangère, ces séductions arrivent jusqu'à la pensée, grâce au corps qui est uni à l'âme, il ne faut pas essayer de lutter contre la sensation, puisqu'elle est toute naturelle ; seulement, le principe qui nous gouverne ne doit point y ajouter de son chef cette idée qu'il y ait là ni un bien ni un mal.

Livre VII

68. Il faut savoir, à l'abri de toute violence, conserver la paix la plus profonde de son coeur, quand bien même le genre humain tout entier nous poursuivrait de ses vaines clameurs, et que la dent des bêtes féroces mettrait en pièces les membres de cette masse de chair dont nous sommes enveloppés. Qui peut, en effet, dans toutes ces conjonctures, empêcher l'âme de se maintenir en un calme absolu, d'abord si elle porte un jugement vrai sur les circonstances où elle se trouve, et ensuite, si elle sait user comme il convient de ces épreuves ? Alors, le Jugement dit à l'Accident qui survient : — « Voilà ce que tu es essentiellement, bien qu'on se fasse de toi une opinion toute différente. — L'Usage dit à l'Épreuve, qu'on subit : — Précisément, je te cherchais ; car pour moi, le fait présent doit toujours être matière à exercer la vertu de la raison et les qualités sociables ; c'est-à-dire, l'ensemble de cet art qui se rapporte à l'homme ou à Dieu ». Ainsi donc, tout événement, de quelque façon qu'il survienne, me rattache à Dieu ou à l'homme, comme un membre de la famille ; et cet événement ne peut causer ni surprise, ni difficulté, puisqu'il est à l'avance bien connu, et qu'il facilite l'oeuvre commune.

Livre VIII

40. Si tu supprimes ton opinion sur l'objet qui semble te causer tant de douleur, te voilà, toi, dans la plus immuable sécurité. — Mais qui, Toi ? — Toi, c'est la raison. — Mais je ne suis pas raison. — Deviens-le. Que la raison ne s'inflige donc pas à elle-même une douleur inutile ; et si, par hasard, il y a encore en toi quelque chose qui ne va pas bien, que ce quelque chose se fasse à soi-même une opinion sur ce qu'il souffre.