Textes

Marc Aurèle Pensées à moi-même

 

Accepter [1]

Livre IV

3. On va se chercher de lointaines retraites dans les champs, sur le bord de la mer, dans les montagnes ; et toi-même aussi tu ne laisses pas que de satisfaire volontiers les mêmes désirs. Mais que tout ce soin est singulier, puisque tu peux toujours, quand tu le veux, à ton heure, trouver un asile en toi-même ! Nulle part, en effet, l'homme ne peut goûter une retraite plus sereine ni moins troublée que celle qu'il porte au dedans de son âme, surtout quand on rencontre en soi ces ressources sur lesquelles il suffit de s'appuyer un instant, pour qu'aussitôt on se sente dans la parfaite quiétude. Et par la « quiétude », je n'entends pas autre chose qu'une entière soumission à la règle et à la loi. [...]

23. Ô monde, tout me convient de ce qui peut convenir à ton harmonie ; rien n'est pour moi prématuré ni tardif de ce qui, pour toi, vient à son temps. Tout est fruit pour moi, ô nature, de ce que produisent les saisons fixées par toi. Tout vient de toi, tout vit en toi, tout retourne en toi. Dans la tragédie, un personnage s'écrie : « Ô douce cité de Cécrops ! » Et toi, ne t'écrierais-tu pas : « Ô douce cité de Jupiter ! »

49. Se rendre ferme comme le roc que les vagues ne cessent de battre. Il demeure immobile, et l'écume de l'onde tourbillonne à ses pieds. — « Ah ! quel malheur pour moi, dis-tu, que cet accident me soit arrivé ! » — Tu te trompes ; et il faut dire : « Je suis bien heureux, malgré ce qui m'arrive, de rester à l'abri de tout chagrin, ne me sentant, ni blessé par le présent, ni anxieux de l'avenir ». Cet accident en effet pouvait arriver à tout le monde ; mais tout le monde n'aurait pas reçu le coup avec la même impassibilité que toi. Pourquoi donc tel événement passe-t-il pour un malheur plutôt que tel autre pour un bonheur ? Mais peux-tu réellement appeler un malheur pour l'homme ce qui ne fait point déchoir en quoi que ce soit la nature de l'homme ? Or, crois-tu qu'il y ait une vraie déchéance de la nature humaine, là où il n'est rien qui soit contraire au voeu de cette nature ? Et quoi ! tu connais précisément ce qu'est ce voeu ; et tu croirais que cet accident qui t'arrive peut t'empêcher d'être juste, magnanime, sage, réfléchi, circonspect, sincère, modeste, libre, et d'avoir toutes ces autres qualités qui suffisent pour que la nature de l'homme conserve tous ses caractères propres ! Quant au reste, souviens-toi, dans toute circonstance qui peut provoquer ta tristesse, de recourir à cette utile maxime : « Non seulement l'accident qui m'est survenu n'est point un malheur ; mais de plus, c'est un bonheur véritable, si je sais le supporter avec un généreux courage ».

Livre V

8. On dit en parlant d'un malade : « Esculape lui a prescrit l'exercice du cheval, l'usage des bains froids, la marche à pieds nus ». On peut dire tout à fait de même : « La nature universelle a prescrit pour tel homme la maladie, la mutilation d'un membre, la perte des êtres les plus chers, ou telle autre épreuve non moins pénible. » Et quand je dis « Prescrit », cela signifie, d'une part, que le médecin a ordonné ses remèdes en vue de la santé, et d'autre part, que tout ce qui arrive à chacun de nous est également ordonné pour nous conformément au destin. Et encore, lorsque nous disons que tout est arrangé pour nous, c'est au sens où les ouvriers le disent des pierres carrées des murs et des pyramides, qui s'arrangent entre elles et s'encastrent régulièrement, selon la disposition qu'on leur donne. Dans la totalité des choses, il n'y a qu'une seule et unique harmonie. Et de même que l'univers, qui est le corps immense que nous voyons, est rempli et se compose de tous les corps particuliers, de même, le destin, qui est la cause que nous savons, se compose de toutes les causes particulières. L'opinion que j'exprime ici est aussi celle des gens les plus simples ; car on entend dire à tout moment : « C'était là son sort ». Oui, certes ; c'était bien le sort qui lui était réservé ; c'était bien là ce qui avait été réglé pour lui dans l'ensemble des choses.

Ainsi donc, acceptons tout cela comme nous acceptons les remèdes qu'Esculape nous ordonne. Bien souvent ses prescriptions nous sont douloureuses ; mais nous les agréons dans l'espérance d'y retrouver la santé, que nous avons perdue. Considère l'accomplissement des décrets de la commune nature et le but auquel ils concourent, à peu près comme tu considères ta propre santé. Aime également tout ce qui t'arrive dans la vie, quelque dure que l'épreuve puisse te paraître, parce que tout cela conduit à un résultat qui est la santé du monde, et que tout cela facilite les voies de Jupiter et l'heureuse exécution de ses desseins. Il n'eût point rendu ce décret pour aucun de nous, si ce décret n'avait point importé à l'ensemble des choses ; car la nature ne fait jamais rien qui s'égare, et qui ne concorde pas avec le plan général qu'elle s'est prescrit.

Voilà donc deux raisons pour aimer tout ce qui t'arrive. La première, c'est que la chose a été faite pour toi, que pour toi, spécialement, elle a été disposée dans l'ensemble, et qu'elle a avec toi ces rapports précis, venus de haut et se rattachant, dans la trame universelle, aux causes les plus saintes. La seconde, c'est que, pour Celui qui gouverne l'univers, ce qui arrive à chacun des êtres en particulier concourt au succès de ses démarches, à l'accomplissement de ses décrets et à la durée même des choses. C'est mutiler le tout que de retrancher quoi que ce soit de son enchaînement et de sa continuité, dans les causes qui le forment, aussi bien que dans les parties qui le composent. Or c'est te retrancher toi-même de ce tout, autant qu'il dépend de toi, que de te révolter contre ses lois ; et en quelque façon, c'est le détruire.

Livre VII

56. Il faut vivre, en te conformant à ta nature, ce qui te reste encore de vie, comme si déjà tu étais mort, comme si ta vie ne devait pas dépasser cet instant.

57. Aime uniquement ce qui t'arrive, le sort que t'a fait la destinée. Qu'y a-t-il en effet de plus convenable ?

59. Regarde au dedans de toi ; c'est au dedans qu'est la source du bien, laquelle peut s'épancher à jamais, si tu sais à jamais la creuser et l'approfondir.

61. L'art de la vie se rapproche de l'art de la lutte, bien plus que de celui de la danse, puisqu'il y faut toujours être prêt, et inébranlable, à tous les accidents qui peuvent survenir et qu'on ne saurait prévoir.

69. La perfection de la conduite consiste à employer chaque jour que nous vivons comme si c'était le dernier, et à n'avoir jamais ni impatience, ni langueur, ni fausseté.

Livre VIII

59. Les hommes sont faits évidemment les uns pour les autres. Ainsi, éclaire-les, ou sache au moins les supporter.

61. Il faut entrer dans l'esprit des autres, et toujours permettre aux autres d'entrer aussi dans ton esprit.