LEIBNIZ GOTTFRIED WILHELM
(1646-1716)

 

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Sartre et Nizan s'amusaient à dessiner une monade au bain. Mais une monade peut-elle prendre un bain ? On dirait aujourd'hui : oui ! Car il n'est pas de monades sans organes. Les concepts de G. W. Leibniz, parfois étranges, demandent une grande attention aux textes et à leurs contextes. C'est sans doute pourquoi son œuvre connut une étrange destinée. Ce philosophe baroque, à la fois très connu et méconnu, est fondamentalement peu lu. Il est encore moins replacé dans le siècle de Louis XIV (1638-1715) avec son contexte européen fait de controverses scientifiques, philosophiques et politiques dont Leibniz fut une sorte de plaque tournante. Pourtant, la phénoménologie en a fait le précurseur de l'intentionnalité, tandis que la philosophie analytique salue en lui le logicien de génie, précurseur de Boole, fondateur de la logique mathématique. On admire en Leibniz, depuis Fontenelle jusqu'à Lévi-Strauss et Deleuze, le penseur universel conjuguant les disciplines, le génie rationnel et multiforme cherchant à concilier la raison avec les faits et les dogmes, l'inventeur de concepts mathématiques et métaphysiques, le philosophe du progrès des arts et des sciences en vue du bonheur du genre humain. On voit en lui le précurseur des Lumières, de l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, de la logique formelle, de la cybernétique, ou du structuralisme.

La recherche leibnizienne a beaucoup progressé depuis un siècle grâce à l'édition de textes encore largement inconnus des grands commentaires du début du XXe siècle (Russel, Cassirer, Couturat). Penseur systématique, Leibniz n'est pourtant pas l'auteur d'un « système » à la manière de l'Éthique de Spinoza. On ne trouvera pas chez lui de propositions premières dont on pourrait déduire une doctrine d'ensemble. Leibniz, penseur du détail et des singularités, a toujours une vue d'ensemble. Mais son œuvre est dispersée, faite de fragments, d'opuscules, d'essais, de lettres, de programmes de recherche rédigés en latin et en français. Le philosophe a continué à modifier et à enrichir ses vues jusqu'à sa mort en 1716, avec cette constante exigence de clarté et de rationalité qui fait son style propre. C'est une œuvre vivante, faite de multiples « points de vue » ou perspectives, dont il faut retracer le devenir, plus proche des Variations Goldberg de Bach que d'une cathédrale gothique.

Des instruments pour la raison

Gottfried Wilhelm Leibniz, né le 1er juillet 1646, perd tôt un père professeur de sciences morales qui lui avait appris à lire dans des livres d'histoire. Il fut autorisé à vagabonder dans la bibliothèque paternelle malgré l'inquiétude de certains précepteurs alarmés par sa précocité. Il y acquit le goût de la libre recherche, voletant de poésie en philosophie, mathématiques, histoire, ou droit, selon un bon plaisir inséparable de son questionnement multiforme. Entré en classe de logique à douze ans, il s'enthousiasme pour l'art de la démonstration et les Catégories d'Aristote. Leibniz passe pour un prodige. Il entre à l'université de Leipzig en 1661, avant ses quinze ans. Il obtient son baccalauréat avec un mémoire resté célèbre sur le Principe d'individuation (1663). Toute sa vie, il reviendra sur cette question cruciale : qu'est-ce qui individue les êtres du monde, êtres vivants et existants, et les distingue des entités logiques et mathématiques invariables ? Puis il étudie les mathématiques à Iéna pendant un semestre. À son retour, il s'initie à la jurisprudence, cherchant à ordonner la profusion des exemples à l'aide de la logique, réclamant pour le droit la rigueur des démonstrations mathématiques. Il soutient plusieurs mémoires (De conditionibusDe complexionibusDe casibus perplexis in juris) qui lui valent un titre de docteur et une proposition de poste de professeur de droit. Il a alors vingt ans, et décline l'offre, car il a fait paraître son traité sur l'art combinatoire (De arte combinatoria, 1666) dont l'ambition est beaucoup plus large.

 

Dans cet ouvrage, Leibniz pose que nos concepts sont composés de notions simples, qui font comme un alphabet des pensées humaines, et qu'on peut créer une écriture ou Caractéristique universelle. Celle-ci est la représentation symbolique de toutes les connaissances accessibles à l'esprit humain, et introduirait à une Science générale renfermant les principes de toutes les sciences. La caractéristique universelle, véritable microscope de l'intelligence, anticipe sur le futur algorithme différentiel, mis au point en 1675, fondé sur des notations destinées à aider une « pensée aveugle ». C'est que, pour Leibniz, la raison est une méthode naturelle de penser qu'il faut fortifier grâce à des instruments qui augmentent son efficacité et pallient son défaut d'évidence intuitive. Pour avancer, il nous faut comme un aveugle nous munir d'un bâton que Leibniz appellera la pensée symbolique : une pensée par signes, dont l'algèbre actuelle, qui se limite aux quantités, représente un simple échantillon (il écrit à Tschirnhaus en 1684 à propos de Malebranche que « les louanges qu'il donne à l'algèbre se devraient donner à la symbolique en général, dont l'algèbre n'est qu'un échantillon assez particulier et assez borné »). C'est pourquoi Leibniz, envoyé à Paris en 1672 par son protecteur Boinebourg, se formera aux mathématiques au côté de Christiaan Huygens, tout en dépassant son maître avec un calcul de l'infini dont l'impulsion vint de la lecture des manuscrits de Pascal sur l'infini.

Leibniz a toujours souligné l'importance cognitive des caractères qui permettent d'analyser les notions, de mettre en lumière leur possibilité ou leur contradiction. Mais leur importance est d'abord métaphysique : le philosophe considère que l'univers est lui-même constitué à partir de cet alphabet logique qu'un esprit infini combine et conduit à l'existence en choisissant la combinaison la plus riche et la plus variée. Les êtres possibles, non contradictoires, sont capables d'exister s'ils sont compatibles avec les autres. Cette ontologie combinatoire ne sera jamais complètement abandonnée, même quand les éléments extra-logiques de la doctrine occuperont le devant de la scène. Dès sa jeunesse d'ailleurs, Leibniz faisait une part à l'agir d'un esprit appelé Dieu qui unifie toutes les formes simples, à son sens de l'harmonie, à sa volonté du meilleur.

On distinguera dans l'œuvre une première période qui se clôt avec les deux grands textes de 1686 que sont le Discours de Métaphysique et les Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités, et une seconde période où, après un dialogue avec le théologien janséniste Antoine Arnauld qui joue un rôle de transition (1686-1690), Leibniz réforme la métaphysique et la notion de substance (1694), invente la Dynamique et s'oriente vers une approche monadologique de l'Univers qui culminera avec les Principes de la Philosophie de 1714, texte communément appelé Monadologie. Leibniz s'éteint peu après, le 14 novembre 1716.

Avant les monades

Logique et métaphysique

Au premier plan des instruments de la raison que Leibniz a toujours cherchés, améliorés ou constitués, il y a la logique. Leibniz est le plus logicien des grands philosophes de la tradition, selon J.-B. Rauzy, le meilleur connaisseur français de ce versant de l'œuvre. Il a reconstruit un calcul logique équivalent à l'algèbre de Boole, tout en montrant que ce calcul était en mesure d'exprimer la syllogistique d'Aristote. Mais le philosophe a su aussi se dégager « du cadre conceptuel de la syllogistique en présentant son calcul sur le modèle des Éléments d'Euclide, avec axiomes, principes, postulats et définitions ».

La redécouverte de ce splendide édifice logique, au début du XXe siècle, a parfois produit quelques erreurs d'interprétation. On a fait de Leibniz un pan-logiste, dont la philosophie était toute axiomatique, et contenue presque tout entière dans un principe logique, celui de l'inhérence du prédicat au sujet. Les recherches récentes (Hidé Ishiguro, Massimo Mugnai) ont fait justice de cette lecture simplificatrice, et montré l'intérêt que le philosophe porte aux relations, aux vérités historiques et contingentes qui ne sont pas réductibles à une identité. Il expérimente aussi d'autres réalisations comme le calcul des probabilités ou l'art des controverses, où triomphe un rationalisme plus souple (François Duchesneau) dont les principes doivent autant à la pragmatique qu'à la logique (Marcelo Dascal). Reste que la doctrine de l'inesse, qui triomphe en 1686 avec le Discours de Métaphysique destiné à Arnauld et les Generales Inquisitiones, avant de passer au second plan dans la Correspondance avec Arnauld, de 1686 à 1689, donne une grande satisfaction à l'intelligence en rassemblant dans une doctrine unique de la vérité (Jean-Baptiste Rauzy) des propositions qui ont trait à des abstraits, et des propositions qui concernent, elles, l'expérience et l'histoire. Le bel édifice du Discours de Métaphysique, même s'il n'était pas totalement cohérent (Catherine Wilson), produit donc une impressionnante première synthèse. Il ne s'ouvre pas encore à une avancée majeure comme la notion de force ou de puissance qui va par la suite mettre l'action au cœur de la philosophie de Leibniz et donner à la dynamique un rôle prépondérant.

Le principe des indiscernables

Dans le Discours de Métaphysique, les conséquences de la doctrine logique sur les individus et en particulier sur les personnes humaines sont clairement énoncées. Chaque personne créée est définie par une notion complète dans l'entendement de Dieu. Cette notion complète enveloppe la raison de tous les prédicats (événements et propriétés) de cette substance individuelle, à la manière de la loi qui régit une série mathématique, et non pas comme une liste où tout serait inscrit. La notion étant complète, puisque Dieu est une intelligence infinie, aucun prédicat ne saurait en être soustrait ni y être ajouté sans produire un autre individu. Un individu, en effet, n'est pas comme une espèce dont les prédicats peuvent convenir à plusieurs individus. Il y a nécessairement quelque prédicat qui le fait différer d'un autre individu semblable. C'est le principe des indiscernables : deux existants ne sauraient être identiques, car ils seraient substituables. Il n'y aurait alors aucune raison de les porter tous deux à l'existence, l'autre n'ajoutant rien de plus que le premier au monde créé. La raison ou ensemble des réquisits est raison d'exister : c'est une raison de préférer une combinaison à une autre, une série de choses à une autre, un monde à un autre. Les êtres abstraits – des triangles, par exemple – enferment des vérités nécessaires et éternelles qui sont vraies dans tous les mondes possibles. Un individu enferme des vérités de fait, contingentes, propres à un monde et un seul. Deux César qui réagiraient différemment aux événements, l'un en choisissant de passer le Rubicon, l'autre en obéissant aux ordres de Rome, ne sont pas compatibles dans le même monde. Ils ne peuvent exister que dans deux mondes possibles différents.

 

Arnauld, pour qui le Discours de Métaphysique fut écrit, frémit devant cette impressionnante doctrine de la vérité. Il y décelait un « nécessitarisme » effrayant, puisque Dieu, dans son omniscience impliquant prescience, pouvait prévoir toutes les circonstances et les événements propres à un individu, sans que la volonté ou le supposé libre-arbitre puissent jouer de rôle. Pourtant Leibniz avait des armes logiques pour répondre à une telle objection : il distinguait la connexion entre sujet et prédicat selon qu'il s'agissait d'un être vivant raisonnable ou d'une entité abstraite. Dans ce dernier cas, le prédicat (trois angles) est expressément contenu dans le sujet (triangle). Mais dans l'autre, le prédicat n'est qu'en germe dans le sujet, sous forme de disposition à cultiver. Il ne peut se développer que dans certaines circonstances favorables, où l'éducation et la volonté ont leur part. Le sujet produit en quelque sorte son prédicat ou événement à partir de son propre fonds. Il fallut pourtant que Leibniz élabore ultérieurement une doctrine de la contingence plus complexe, appuyée sur les notions dynamiques de virtualité et de spontanéité comme force agissante, et sur l'infini présent en tout être vivant, de façon à redéfinir le libre-arbitre.

Un mathématicien de génie qui renouvelle la pensée mathématique

C'est que Leibniz, cas unique dans l'histoire des sciences, n'était pas seulement un grand mathématicien : ses mathématiques étaient étroitement liées à sa métaphysique ; il ne s'était intéressé aux mathématiques, seule forme explicite de pensée symbolique, que pour faire progresser l'art d'inventer en général. Il fallait étendre cette pensée par signes à toutes les connaissances. C'est dans ce sens que la philosophie de Leibniz est toute mathématique, et non pas selon un modèle calculatoire très limité aux yeux de Leibniz. La mathématique leibnizienne s'occupe des grandeurs infinies, des transcendantes, de la variété des choses et des formes. Leibniz invente ainsi une mathématique financière pour évaluer les rentes viagères et une théorie mathématique des jeux qu'il range dans une mathématique universelle qui se soucie des qualités et des relations, et pas seulement des quantités. La complexion, la disposition et la situation respective des choses (topologie ou analysis situs), nouveaux objets de cette mathématique universelle, concernent précisément la métaphysique de l'expression et des signes. Le calcul différentiel et intégral lui-même, ruse de la raison pour saisir l'infini à partir du fini, a une ambition métaphysique et une valeur pratique : la facilité des notations inventées par Leibniz pour des grandeurs évanouissantes ou infiniment petites sous la forme d'une différence (dx), permettent la manipulation aveugle des signes. Notre pensée n'accède pas directement aux sujets substantiels et agissants, elle ne saisit facilement que des rapports. Le calcul différentiel et intégral devra donc se prolonger dans une physique dynamique pour saisir de plus près les existants. Leibniz mettra au point cette dynamique des forces vives dans les années qui suivent la correspondance avec Arnauld (1686-1690).

Vers les monades

Dynamique et métaphysique

En définissant dans sa jeunesse la substance comme « un être qui agit », Leibniz annonçait déjà la manière dont il allait enrichir la détermination logique de la substance par une détermination dynamique : la substance agissante, contenant ses actions futures sous forme de virtualités, ne pouvait être en effet suffisamment définie par un concept logique. Leibniz tend à incorporer la dimension logique dans un réel qui est toujours dans un état de passage. Dans cette perspective, une substance n'est pas seulement un objet de connaissance parfaite pour Dieu. C'est aussi un sujet opérant à partir de sa puissance d'agir, un agent métaphysique qui perçoit, aspire au développement de ses virtualités, et exprime un point de vue irréductible, au carrefour des relations qui le constituent. Seuls les êtres abstraits ne relèvent que du principe d'identité et de non-contradiction.

À la connexion implicative sujet-prédicat qui caractérise les existants (« involutive » ou virtuelle) correspond un mode d'engendrement des actions et des événements par une substance singulière qui, à travers ses perceptions et ses appétitions, exprime ses connexions avec tous les autres sujets du même monde : chaque corps est affecté par tous les autres et les affecte en retour. C'est ce que que Leibniz appelle entr'expression. Infiniment complexes, les existants relèvent du principe de raison suffisante, qui désigne une volonté du meilleur active dans le choix d'un monde. Cela explique que, pour les intelligences non intuitives que sont les esprits finis, les événements soient imprévisibles. Seule l'intelligence infinie appelée Dieu peut embrasser d'une seule vue l'infini des connexions qui entrent dans chaque action d'un sujet singulier, et y déceler sa marque propre en saisissant une différence intrinsèque entre ce sujet et un autre.

Mais Dieu ne peut faire que les incommensurables soient commensurables, ni que les vérités de fait, dont l'analyse est infinie, reviennent à une identité. En passant de la logique à la physique, on aborde en fait un deuxième régime d'être, plus complexe que celui des essences : celui des res ou susbstances toujours individualisées, animées, sentantes et percevantes, s'orientant spontanément vers un meilleur état. La correspondance avec Arnauld (1686-1689) consacre le rétablissement des formes substantielles, et donc des intentions et des orientations vers une fin immanente pour les créatures. La nouvelle définition de la substance comme agissante, douée d'une puissance d'agir réglée (De la réforme de la philosophie première et de la notion de substance, 1694), aboutira au concept de monade, substance simple dont tous les êtres du monde sont composés. On retient que Leibniz a créé le concept de monade en empruntant un vocable grec signifiant « unité », mais sans comprendre toujours de quoi il s'agit : une cellule vivante ? une âme ? notre personne ? En tout cas, ce n'est plus ici la substance individuelle du Discours de Métaphysique, que Leibniz aurait seulement rebaptisée. C'est bel et bien d'un nouveau concept qu'il s'agit ici.

Monades et corps organiques

Après le tournant monadologique des années 1690, ce ne sont plus les substances individuelles, les personnes ou les esprits qui sont au cœur du dispositif leibnizien, comme l'était César dans le Discours de Métaphysique : « toute substance est comme un monde entier et comme un miroir de Dieu ou bien de tout l'Univers, qu'elle exprime chacun à sa façon, à peu près comme une ville est diversement représentée selon les différentes situations de celui qui la regarde ». Le regard de Leibniz descend d'un cran. Il s'attache maintenant à un niveau infrapersonnel où se fomentent les êtres vivants. Désormais, l'activité d'innombrables monades produit les êtres naturels, maintient leurs rapports internes et leurs rapports aux choses, leur créativité et leur plasticité. La nature est « pleine de vie ». Singularités vivantes toutes différentes, les monades, éléments derniers de toute chose, constituent une matière qui n'est inerte qu'en apparence : « peut-être que ce bloc de marbre n'est qu'un tas d'une infinité de corps vivants ou comme un lac plein de poissons ». La nature est partout en elle-même organique, elle se donne dans de multiples individualités échelonnées en une continuité sans faille : « rien ne se fait tout d'un coup, et c'est une de mes grandes maximes et des plus vérifiées que la nature ne fait jamais de sauts, ce que j'appelle la Loi de la continuité » (Nouveaux Essais sur l'entendement humain, Préface). Les activités intellectuelles et volontaires deviennent une forme supérieure de la perception et de l'appétition communes à toutes les monades, lesquelles ont toutes des corps assortis à leurs activités : frustes et unicellulaires pour les simples monades, ou complexes et organiques pour les « animaux ». Quant aux êtres humains, ils sont un degré particulier dans une échelle continue d'êtres vivants ordonnés selon les capacités sensorielles et cognitives de leurs corps. La vie des monades implique une multitude de perceptions confuses, dites « petites perceptions » ou « perceptions insensibles », susceptibles de devenir distinctes chez les monades supérieures (ou « esprits ») capables de retour sur leur activité et capables de retenir leurs perceptions au-delà d'un moment. Ce que nous appelons « conscience » et « mémoire ». Mais ce ne sont plus des facultés, ce sont des degrés supérieurs de l'activité qui nous est commune avec toutes les substances simples, lesquelles expriment chacune à sa manière les changements de rapports entre tous les corps. Perception et appétition sont les deux opérations des monades, les deux versants d'une opération expressive qui suppose des corps affectés par tous les changements de l'Univers. Le sentiment unifie les diverses répercussions des autres êtres sur le corps d'une monade, et cette unité en fait un être, puisque « être » et « être un » sont ici réciproques.

L'hypothèse monadologique, qui prend forme dans le Système nouveau de la nature (1695) succède à la conviction ancienne que « tout est plein de corps animés », et à la suggestion offerte par les expériences de Loewenhoek montrant que la moindre goutte d'eau contient « une infinité de petits animaux ». Pas de monades sans organes si la monade n'est qu'un point métaphysique, une concentration des perspectives qui s'y croisent, ou comme le sommet d'un cône qui serait son corps. Les monades confèrent leur énergie aux « machines de la nature » que sont les corps organiques. Ceux-ci sont machines dans leurs parties les plus infimes, faites d'une infinité d'autres « machines de la nature » plus petites, selon un emboîtement infini. La constitution monadologique des corps est donc une véritable alternative au dualisme cartésien. La machine ne s'oppose plus à l'organisme, et la capacité à la réflexion comme l'individualité sont supportées par la complexité organique. Leibniz reste considéré à bon droit comme le philosophe de l'individualité, mais cette individualité n'est plus nécessairement une personne. L'accent se déplace ici de l'historique à l'organique.

La République des esprits et le meilleur des mondes possibles

Le privilège des esprits est ainsi considérablement érodé par Leibniz, même s'il souligne les degrés de perfection qui donnent à certains êtres dits « raisonnables » des prérogatives particulières, avec les devoirs qui en découlent. Les esprits sont appelés à conduire l'Univers à une perfection plus grande, à l'optimiser : telle est leur vocation. Ils constituent une République des esprits, un règne de la Grâce qui se développe au sein de la Nature (Principes de la Nature et de la Grâce, 1714). C'est le cas des individualités organiques dont la monade dominante est douée de raison, degré supplémentaire de perfection qui donne accès à l'ordre de la Grâce, ordre de justice et de moralité contenu dans la Nature comme une invisible Cité de Dieu. Entrée dans une sphère des droits et des obligations qui enrichit la Nature, une créature raisonnable, capable d'activité réfléchissante et de « prendre la place d'autrui dans la pensée », est considérée comme une personne responsable des conséquences de ses actes. Responsable car capable de reconnaître son élan naturel et sa volonté dans son action. Seul le damné nie constamment la part qu'il prend dans l'interconnexion de toutes choses, sans voir que Dieu lui a seulement donné la force d'agir correspondant à son point de vue. Créé pour incarner un autre point de vue, il ne serait pas lui-même mais un autre. Un autre Sextius ou un autre César sont possibles, mais ils sont précisément une autre personne que celle qui présentement se plaint. Les énoncés contrefactuels sont pour Leibniz très utiles pour raisonner conditionnellement et envisager les conséquences possibles de nos actes. Ils ne décrivent pas un autre monde, mais bien les possibilités inscrites dans ce monde et non dans un autre. Nous choisissons ou non de les actualiser, et nous dessinons ainsi la trajectoire que Dieu aura prévue en choisissant le monde qui est le nôtre. Ainsi le libre-arbitre est sauf : en raison de la contingence ou nécessité hypothétique du choix, nous pouvons agir autrement que nous le faisons, et même nous soustraire – avec le temps – à certaines déterminations qui nous inclinent sans nous nécessiter ; mais jamais « sans raison ». Notre liberté est puissance d'agir dans la nature, majorée par une rationalité elle-même naturelle, et non pouvoir magique. Leibniz n'accepte pas d'« extra-territorialité » pour les esprits : il fait rentrer les intentions et les finalités dans un ordre complexifié et stratifié de la causalité.

Cette conception passe par la thèse bien connue, mais mal comprise, du meilleur des mondes possibles où chaque être créé a sa fonction dans l'ensemble. Dieu, intelligence infinie, est un architecte qui ne crée pas les êtres possibles qu'il trouve dans son entendement. Il est incliné à faire passer à l'existence la meilleure combinaison possible. Cette thèse d'un meilleur des mondes possibles est plausible, il existe des arguments forts en sa faveur, mais elle est en toute rigueur indémontrable. En effet Dieu pouvait ne pas créer si aucun monde possible ne répondait aux exigences de justice et d'harmonie. Leibniz devait donc justifier la création comme telle, sans se contenter d'un monde qui aurait été le moins mauvais possible. Ce qu'il a fait en plaidant la « Cause de Dieu », dans ses Essais de Théodicée (1710). L'harmonie est faite de correspondances et de proportions aussi invariables que des rapports entre nombres. Elle constitue la nature des choses. Dieu y prend plaisir. Comme on veut toujours ce qui plaît, Dieu veut l'harmonie, dont la perfection est moins quantitative que qualitative, ce monde constituant un ordre où chaque chose contribue à l'harmonie universelle (P. Rateau, Revue de métaphysique et de morale, no 70, P.U.F., 2011/2). Le péché des créatures est inévitable, car dû à leur finitude, non à une contribution positive de Dieu. Que l'état des choses ne soit pas présentement le meilleur possible, Leibniz le sait. Mais il replace tout ce qui a lieu dans une perspective dynamique de progrès et de perfectionnement, où les virtualités naturelles comme les efforts des « esprits » ont précisément leur part à jouer. Le dynamisme matériel de l'univers de Leibniz, assorti à la mise en vedette des propriétés harmoniques des choses, est mobilisé au service de la plus grande gloire de Dieu. Sans volontarisme : la Nature, qui suit la voie la plus déterminée, comme le montrent les lois de l'optique, mène à la Grâce, tandis que la Grâce perfectionne la Nature. C'est ce que Leibniz appelle « Harmonie préétablie entre les règnes de la Nature et de la Grâce », dont l'harmonie préétablie entre causes et raisons ou entre âmes et corps n'est qu'un cas particulier, est toujours un enveloppement d'un ordre dans un autre.

Éthique : amour et action des esprits

Une éthique découle de ces vues de Leibniz. La République des esprits est une société virtuelle, gouvernée par les lois de la charité. La réciprocité y soutient les droits et les obligations mutuelles, annonçant ainsi la future Justice de Dieu. Travailler au bien commun, c'est la pierre de touche de l'amour de Dieu. L'amour de Dieu ou du bien public donne le plus grand plaisir. Car aimer c'est toujours trouver son plaisir dans la félicité d'autrui, qui augmente à mesure que plus de collectivités sont concernées, ce qui est le cas avec l'amour de toute la création. Le cosmopolitisme de Leibniz concilie sans difficulté amour et intérêt propre. Il dépasse l'opposition entre utilitarisme et normativisme, si le plaisir que procure l'amour est à la mesure de la perfection de son objet. La musique en est le modèle. Elle nous plaît sans que nous sachions pourquoi, alors que l'harmonie des proportions en est la cause.

L'éthique leibnizienne, qui dépasse une politique souvent intéressée, ou cantonnée au droit strict et condamnée au « moindre mal », est à la fois désintéressée et source de bonheur, un bonheur inséparable du plaisir de l'intelligence et de l'ouverture. La progression infinie vers de nouvelles perfections est la source d'un bonheur aiguillonné par les imperfections à dépasser, et non d'une « jouissance où il n'y aurait plus rien à désirer et qui rendrait notre esprit stupide » (Principes de la Nature et de la Grâce). À chacun de nous de faire progresser l'Univers par une réalisation ou un théorème. Nous pressentons que nous agissons sur une autre scène, chaque personne jouant sa partition accordée à toutes les autres, et prenant sa place dans le concert universel.

—  Martine DE GAUDEMAR

BIBLIOGRAPHIE

※ Grandes éditions

G. W. LEIBNIZ, Sämtliche Schriften und Briefe, Akademie der Wissenschaften zu Berlin, Darmstadt (Leipzig, Berlin), Akademie-Verlag, 1923-... ; Opuscules et fragments inéditsextraits des manuscrits de la bibliothèque de Hanovre, L. Couturat éd., Alcan, Paris, 1903, rééd. Hildesheim, Olms, 1988 ; Textes inéditsd'après les manuscrits de la bibliothèque provinciale de Hanovre, G. Grua éd., P.U.F., Paris, 1948, rééd. 1998 ; Die Philosophischen Schriften von Leibniz, C. I. Gerhardt éd., Berlin, 1875-1890, rééd. Hildesheim, Olms, 1978 ; Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités. 24 thèses métaphysiques et autres textes logiques et métaphysiques, J.-B. Rauzy éd., P.U.F., 1998.

※ Œuvres particulières

G. W. LEIBNIZ, Confessio Philosophi – La profession de foi du philosophe, trad. Y. Belaval, Vrin, Paris, 1970 ; Discours de Métaphysique. Monadologie et autres textes, M. Fichant éd., Folio-Gallimard, Paris, 2004 ; Lettres de Leibniz à Arnauld, éd. G. Rodis-Lewis, P.U.F., Paris, 1952, rééd., Garland, New York, 1985 ; Nouveaux Essais sur l'entendement humain, J. Brunschwig éd., Garnier-Flammarion, Paris, 1960, rééd. 1990 ; Réfutation inédite de Spinoza, M. de Gaudemar éd., Actes Sud, Arles, 1999 ; Essais de Théodicée, J. Brunschwig éd., Garnier-Flammarion, Paris, 1969 ; Principes de la nature et de la grâce. Monadologie, A. Robinet éd., P.U.F., 1954, rééd. 1986.

※ Études

Y. BELAVAL, Leibniz. Initiation à sa philosophie, Vrin, Paris, 1962 /M. DASCAL, La Sémiologie de Leibniz, Aubier-Montaigne, Paris, 1978 / G. DELEUZE, Le Pli. Leibniz et le baroque, Minuit, Paris, 1988 / F. DUCHESNEAU, Leibniz et la méthode de la science, P.U.F., Paris, 1993 / M. FICHANT, Science et Métaphysique dans Descartes et Leibniz, P.U.F., 1998 / D. GARBER, Body, substance, monad, Oxford University Press, 2010

M. DE GAUDEMAR, Leibniz. De la puissance au sujet, Vrin, 1994 /M. GUEROULT, Leibniz. Dynamique et métaphysique, Aubier-Montaigne, 1934

H. ISHIGURO, Leibniz's philosophy of Logic and Language, Cambridge University Press, 1972

N. JOLLEY éd., The Cambridge Companion to Leibniz,Cambridge University Press, 1995 / M. KULSTAD, « Leibniz's conception of expression », in Studia Leibnitiana, no 9, 1977

P. RATEAU, La Question du mal chez Leibniz, Honoré Champion, Paris, 2008 / J.-B. RAUZY, La Doctrine leibnizienne de la véritéAspects logiques et ontologiques, Vrin, 2001

B._RUSSELL, A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz, Cambridge, 1900

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Martine DE GAUDEMAR, « LEIBNIZ GOTTFRIED WILHELM », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 31 mai 2020. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/leibniz-g-w/