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De Arendt à Scholem

[138 Arendt à Scholem
New York, 14 septembre 1963
Papier à lettres à en-tête de The University of Chicago]
370 Riverside Drive New York 25, N.Y.


le 14 septembre 1963

 

Cher Gerhard,

Je vous adresse sous ce pli les copies de mes lettres à la Zürcher Zeitung et à ENCOUNTER. Je sais bien que vous allez être déçu, mais vous comprendrez aussi que j'aie été forcée de faire valoir mon point de vue sur cette affaire. N'oubliez pas que jusqu'ici, dans toute cette polémique, je ne me suis absolument pas exprimée, bien que j'aie littéralement été submergée d'occasions de répliquer. Je ne sais d'ailleurs pas encore si je m'exprimerai ou non, mais ce ne sera certainement pas dans les mois à venir.

La publication de notre échange de lettres constitue donc une exception à laquelle je n'étais pas hostile tant que nous évoluions à l'intérieur du « secteur juif». Il en va autrement si nous nous adressons aussi au monde non juif. Je n'ai rien pu faire, et n'aurais rien voulu faire non plus, pour éviter que the Jewish establishment comprenne intentionnellement et non intentionnellement de travers, qu'il déforme le contenu et l'intention de mon reportage, mais vous ne pouvez pas exiger de moi que j'encourage, en plus, ce que je considère comme une caricature absurde. Encore quelques remarques sur votre lettre du 12. Je ne sais pas ce que je vous ai raconté sur les années précédant 33 à Paris, mais je vous aurai sans doute dit que j'ai fait, par le biais de mon premier mari, la connaissance de bon nombre de ceux qu'on appelle des« intellectuels de gauche », par exemple Brecht, Hanns Eisler, Korsch. Mais cela ne signifie pas que j'en aie fait partie, et sûrement pas que j'en suis « issue ». j'ai écrit avant 33 deux livres et une série d'articles, je crois que vous en connaissez l'essentiel. Si j'avais compté au nombre des intellectuels de gauche, cela devrait sans doute pouvoir être démontré à partir de ces écrits. Vous savez vous-même que tel n'est pas le cas.

En ce qui concerne mon manque de coeur, etc., vous ne vous attendez tout de même pas, j'imagine, à ce que je vous réponde. Je l'ai fait dans la mesure où l'imputation excédait l'invective personnelle : « l'amour pour le peuple juif». Je pourrais encore répliquer dans une autre direction, celle du rôle du « coeur » en politique. Je n'en ai pas le temps pour le moment, mais je vous demanderais, si votre temps vous le permet, de regarder le deuxième chapitre de mon livre sur la révolution, dans lequel je me suis exprimée sur ces questions. Ce que je dis de la non-participation ne vaut pas pour des millions de personnes, contrairement à ce que vous avez mal compris, mais pour certains membres des Judenrate. Je voudrais une fois encore souligner la différence entre le jugement attaché aux Judenrate d'un côté et celui qui porte sur la masse du peuple juif, de l'autre. j'ai clairement marqué cette différence, partout dans mon livre.

Vous avez de nouveau compris de travers le mot« banalité du mal». Il s'agit du fait que le mal est un phénomène superficiel et non qu'il est« banalisé» ou présenté comme inoffensif 1. C'est le contraire qui est vrai. ~élément décisif est que des gens parfaitement médiocres, qui n'étaient ni bons ni mauvais de nature, aient provoqué un malheur aussi monstrueux.

Pour finir : l'idée qu'avec la mort d'Eichmann on a « facilité » aux Allemands « leur confrontation avec leur passé» me semble être une fable. Mais même si ce n'en était pas une, ce ne serait pas un argument probant. Après tout, on a bel et bien organisé un procès à Jérusalem, et quand on fait un procès, il faut aussi s'en tenir aux règles du système juridique. La question était justement de savoir dans quelle mesure on peut devenir maître de ces choses-là par des moyens juridiques. Toutes les considérations politiques, quel que soit leur bord, ne sauraient être ici que délétères. Un procès n'est pas là pour faire l'histoire, mais pour dire le droit. Une fois que la condamnation à mort était prononcée , il aurait été impossible, dans l'esprit de la Justice, de ne pas exécuter le verdict. ~unique motif de s'y opposer aurait pu être un refus de principe de la peine de mort, et à l'époque ni vous ni les autres ne l'ont revendiqué, bien que Buber affirme maintenant qu'il s'agissait de l'une de ses motivations.

Avec tous mes bons voeux pour votre voyage en Europe

Votre Hannah [manuscrit]

P.-S. Vous pourrez me joindre jusqu'au 25 septembre à New York, ensuite à Chicago. [NLI, fonds Scholem; original; dactylographié.]