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De Scholem à Arendt 2

[134 Scholem à Arendt
Jérusalem, 6 août 1963]
Prof. Gerhard Scholem
Mme le Dr Hannah Arendt
3 70 Riverside Drive
New York 25, N.Y.


Chère Hannah,

Je vous remercie de votre lettre et j'accepte votre proposition consistant à publier nos deux lettres en tant que telles. Avant tout et pour commencer, je me suis mis d'accord avec le Mitteilungsblatt de l'Irgun Olei Merkaz Europa, ici, au pays, pour qu'ils publient les deux lettres ensemble.

j'ai toutefois auparavant fait demander à Mme Golda Meir si elle acceptait que soit publiée la citation d'une conversation personnelle que vous mentionnez en page 2 de votre lettre. Comme vous, Mme Meir ne se rappelle plus la teneur exacte de cette discussion. Elle propose par conséquent ou bien de ne pas mentionner cet entretien avec elle, ou bien de le rendre anonyme. En conséquence, le passage concerné de votre lettre prendrait à peu près cette forme : « Pour vous faire comprendre ce que je veux dire, j'aimerais vous raconter une discussion que j'ai eue en Israël avec une personnalité de premier plan qui défendait selon moi l'absence de séparation entre la religion et l'État en Israël, et qui me dit en substance - je ne me rappelle plus ses mots exacts: "Vous comprendrez qu'en tant que socialiste je ne croie pas en Dieu, je crois au peuple juif." j'estime qu'il s'agit d'une phrase épouvantable, et je ne lui ai pas répondu parce que j'étais trop choquée ... »

Comme je pars en voyage pour quelques jours et que j'aimerais que cette affaire soit réglée auparavant, je vous serais très reconnaissant de me communiquer par télégramme votre accord sur cette proposition de modification sur le texte original de votre lettre.

En Europe, je montrerai votre lettre au rédacteur de la Neue Zürcher Zeitung (qui a écrit à propos de votre livre3), car c'est peut-être là que je la trouverais à sa place. Je pars le 18, on pourra me joindre à Ascona (hôtel Tamaro) jusqu'au 4.IX et à Copenhague (hôtel Codan) jusqu'au 1er octobre. Je vous écrirai encore quelques mots sur votre lettre avant de partir.

En toute hâte - cordialement, Gerhard.

[LoC, fonds Arendt; dactylographié; deux derniers paragraphes manuscrits; en haut à droite, note manuscrite d'Arendt: « 8/10 Text change okay / letter follo ws. » 4]

 

 

[135 Scholem à Arendt
Jérusalem, 12 août 1963
Papier à lettres à en-tête de The Hebrew University, Jérusalem. Faculty of Humanities]


Jérusalem, le 12 août 1963

Chère Hannah,

Je suppose que notre correspondance paraîtra à la fin de cette semaine en supplément au bulletin de ce que l'on appelle les olle Germanen1 à Tel-Aviv. Vous recevrez par avion des exemplaires justificatifs. j'ai changé la phrase sur Golda Meir, dans votre lettre, conformément au télégramme d'accord que vous m'avez envoyé, en sorte qu'elle contient désormais le texte que j'ai proposé. j'ai coupé la dernière phrase de votre lettre, qui se réfère à mon livre sur la Cabbale. j'ai l'intention, si l'occasion se présente, de publier aussi notre correspondance dans une tribune européenne, que ce soit dans la Zürcher Zeitung, où je montrerai nos textes au rédacteur en chef, le Dr Streiff, qui a écrit la critique de votre livre, ou en un autre lieu adéquat. Je voudrais faire encore quelques remarques sur votre lettre, qui confirme pour une partie ce que je dis et me paraît, pour une autre, bel et bien singulière.

Que vous n'apparteniez pas aux intellectuels issus de la gauche allemande est pour moi, je dois l'avouer, une nouveauté totale et, de plus, incompréhensible. Je me rappelle la vive discussion que nous avons eue avant 1933 à Paris à propos de votre premier époux et de vous-même, mais tenons-nous-en à ce que vous dites. j'ai simplement dû rêver. La phrase concernant votre appartenance au peuple juif, et l'insistance avec laquelle je l'ai exprimée, avaient exactement le sens inverse de celui que vous y avez vu. C'était une réplique destinée à tous ceux - et ils sont nombreux, et cela ne peut pas vous avoir échappé - qui vous considèrent comme ce que l'on appelle depuis peu une assimilée post-sioniste; à ceux qui estiment que vous vous êtes séparée du peuple juif, ou bien que vous le feriez volontiers si la chose était faisable, etc. Lorsque j'ai écrit cette phrase, je voulais dire que je ne fais en aucun cas partie de ce groupe de vos critiques, mais que je me sais en accord avec vous sur ce point. Vous êtes tellement sensible et tendue à ce sujet (et c'est tout à fait compréhensible) que vous désignez volontiers vos critiques, moi compris, comme les victimes d'une campagne manipulée d'en haut. De moi, vous semblez croire que je suis une victime plus ou moins ingénue de cette manoeuvre. Je doute fort qu'une telle campagne, dont je devrais en vérité être capable de me rendre compte, ait été « lancée » par la partie israélienne. L'amertume qu'a suscitée votre livre auprès de tant de lecteurs n'avait aucun besoin d'une main manipulatrice pour trouver son expression littéraire. Comme je crois que vous avez soulevé un problème tout à fait vital, mais que vous vous êtes vousmême barré l'accès au coeur du problème, j'ai abordé cet aspect de la question dans un nombre non négligeable de discussions que j'ai eues ici, mais aussi dans la lettre que je vous ai adressée. Il me paraît évident que des malentendus sur vos manières de présenter les choses, et notamment sur celles que vous me dites ironiques, aient été possibles même sans « manipulation ». Votre ironie est tellement subtile que je n'ai pas été le seul à ne pas avoir été en mesure de la percevoir. Je dirais aussi que l'ironie, dans ce contexte, est aussi malvenue que possible. Quand on a écrit sur le sionisme comme vous l'avez fait, et le faites encore à présent, je veux dire dans de nombreuses pages de votre livre, on ne peut guère s'étonner que les lecteurs ne remarquent pas l'ironie d'une phrase comme celle qui traite de la conversion d'Eichmann. Aujourd'hui encore, après avoir relu ces lignes, j'ai toujours bien du mal à la déceler. Que vous ayez omis de prendre clairement position sur ces scandaleuses fumisteries d'Eichmann, que vous vous soyez abstenue de toute censure sur ces propos alors que vous savez répliquer de manière très robuste et directe, sans la moindre trace d'ironie, à d'autres personnes, ne prépare guère le terrain à ce type d'ironie finement tissée.

Je ne crois pas avoir désappris l'art de n'écouter que des opinions qui ne sont pas toutes faites, ou même celles auxquelles n'importe qui, moi par exemple, est déjà préparé. Ce qui m'incite à la résistance, dans vos exposés, ce n'est pas qu'ils sortent des sentiers battus, mais leur absence de coeur et la certitude du jugement, qui me paraît totalement injustifiée à certains passages décisifs. Par passages décisifs, j'entends avant tout et justement ce que vous dites de la non-participation, que vous posez post festum comme une issue humaine ou politique possible non pas pour un Juif en tant qu'individu, mais pour des millions de Juifs et que, pour ainsi dire, vous élevez après coup au rang de norme. C'est le point sur lequel je puis le moins vous suivre, comme je l'ai écrit, au-delà de tout le reste. Vous n'avez pas fourni la moindre preuve à l'appui du fait qu'une politique de ce type ait eu la moindre chance d'être réellement mise en oeuvre à une échelle sérieuse - échelle à laquelle elle aurait aussi dû, nolens volens (par exemple sous la pression de l'extérieur), être formulée - , pas davantage pour tenter d'évaluer la réaction qu'auraient eue les nazis à ses premiers signes annonciateurs du point de vue des réalités sociales et psychologiques de la communauté juive. Ce que vous recommandez ne peut être pensé et affirmé que sur le papier, et non, sérieusement, dans les conditions où ces millions de Juifs auraient dû s'atomiser en Allemagne, en Pologne, en Lituanie, en Lettonie et en Roumanie, c'est-à-dire au milieu de peuples dont l'état d'esprit antisémite et la propension à coopérer avec les Allemands ne faisaient aucune espèce de doute. ]'aimerais bien savoir comment vous imaginez que les Polonais, ou les Lettons, ou nos chers Allemands, auraient accueilli les masses de Juifs qui se seraient dispersés, chacun cherchant de son côté un moyen de s'abriter, et s'ils leur auraient sauvé la vie. Tout cela, me semble-t-il, est complètement irréel. Je dirais au contraire que si les Juifs avaient agi ainsi, on le leur reprocherait aujourd'hui, j'en ai bien peur. On dirait: Pourquoi êtes-vous allés vous jeter dans la gueule de vos persécuteurs au lieu de vous organiser comme vous l'avez toujours fait, ce qui aurait peut-être donné à quelques dizaines de milliers d'individus supplémentaires, parmi les vôtres, une chance de rester en vie? Je ne sais vraiment pas quoi faire de ce genre de jugements. En Pologne, les Juifs ne pouvaient connaître les Allemands qu'à l'aune de leur comportement pendant la Première Guerre mondiale, comportement infiniment plus aimable que celui qu'avaient adopté les Polonais jour après jour, au fil des vingt années d'existence de la République polonaise, et que les Juifs avaient gardé en mémoire. Quel sens y a-t-il à se livrer au type de spéculations que vous développez dans votre livre? Je ne sais pas quelle politique aurait été « la bonne », et l'argument que je vous oppose est au fond que vous ne le savez pas non plus, bien que vous affirmiez le contraire.

Sur l'exécution d'Eichmann je suis d'un autre avis, mais je sais qu'on pourrait, vous comprise, me reprocher dans ce cas, les choses étant ce qu'elles sont, de manquer de réalisme dans ma réflexion. Mon idée était que nous avions tous les motifs de ne pas offrir aux Allemands, avec la mort d'Eichmann, un moyen de rendre plus facile leur confrontation avec leur propre passé, ce que nous avons fait. On a entendu un grand soupir de soulagement dans la forêt des journaux allemands, et pas seulement là, quand les Israéliens ont pendu Eichmann. Désormais il est le symbole de tous les autres, et il le restera. Cette idée m'emplit d'un profond malaise. Aucun de ceux qui ont signé ce texte n'avait en tête l'idée d'une grâce, mais celle de la non-exécution du verdict.

Nous discuterons un jour du mal et de la banalité que lui apporte la bureaucratisation (ou de sa banalisation dans la bureaucratie), que vous croyez avoir démontrée sans que j'en aie toutefois relevé la démonstration. Cela existe peut-être, mais il faut le prendre par un autre biais dans la philosophie. Je crois qu'Eichmann, lorsqu'il se promenait en uniforme SS et jouissait de voir tout le monde trembler devant lui, n'était pas du tout ce personnage banal auquel vous voulez nous faire accroire aujourd'hui, avec ou sans ironie. Je ne vous suis nullement sur ce chemin. j'ai lu suffisamment de descriptions, d'interviews de fonctionnaires nazis, et [de récits sur] la manière dont ils se comportaient devant les Juifs, as long as the going was good , pour ne pas accueillir avec méfiance cette banalisation dans une reconstitution d'après coup. Ces messieurs ont beaucoup joui du mal tant qu'il y avait quelque chose dont ils puissent jouir. Une fois la table desservie, on voit bien sûr les choses autrement. Voilà pour aujourd'hui. j'espère que vous m'écrirez vraiment un jour à propos de mon livre sur la Cabbale, dans lequel j'ai logé beaucoup des choses que vous avez relevées.

Très cordialement,

Votre Gerhard [manuscrit]