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De G Scholem à H Arendt

 

[132 Scholem à Arendt

Jérusalem, le 23 juin 1963
Chère Hannah ,

 

Voilà environ six semaines que j'ai reçu votre livre sur le procès Eichmann, et si je vous écris seulement maintenant à ce propos, c'est que j'ai dû attendre ces derniers temps pour pouvoir me concentrer sur sa lecture. Je n'ai pu le faire que depuis peu. Je ne me suis pas préoccupé de savoir si toutes les indications que vous donnez sur le fond et sur l'histoire sont exactes. D' après certains détails que je peux juger, l'affaire ne manque ni de malentendus ni d'erreurs. Mais la question de la justesse sur ce plan, qui sera certainement soulevée par nombre de vos critiques, et ils ne manqueront pas, ne tient pas un rôle essentiel dans ce que je voudrais vous dire.

Votre livre évolue autour de deux pôles, d'un côté les Juifs et leur attitude dans la catastrophe, de l'autre Eichmann et sa responsabilité. Sur l'affaire des Juifs, cela fait bien des années que je réfléchis et j'ai étudié une masse non négligeable d'ouvrages. Comme n'importe quel contemporain sérieux de ces événements, je sais parfaitement à quel point cette question est d'une amère gravité, je sais qu'elle est embrouillée, qu'elle n'est ni facile à percer à jour, ni réductible. Il existe des aspects de l'histoire juive (et c'est sur cette dernière que je travaille après tout depuis cinquante ans) qui n'échappent nullement à l'insondable : une manière démoniaque de succomber à la vie, l'incertitude de l'orientation dans ce monde (face à laquelle se dresse lacertitude des pieux, dont, de manière saisissante, on ne parle pas dans votre livre), une faiblesse qui s'entremêle infiniment à l'héroïsme, mais aussi l'errance misérable et le despotisme. Tout cela a toujours existé, et en un temps de catastrophe il serait singulier que cela n'eût pas fait retour sous une forme ou sous une autre. Il en fut ainsi en 1391 pour la génération de la catastrophe, et il en alla ainsi de notre temps. De mon point de vue, l'analyse de cette question est légitime et nécessaire, même si je ne crois pas non plus qu'elle puisse être menée au sein de notre génération dans l'esprit d'un jugement historique. Il nous manque la distance authentique qui pourrait garantir la circonspection, et cette distance nous fait nécessairement défaut. Mais les questions qui s'imposent à nous demeurent. Celle que pose la jeunesse en Israël : « Pourquoi au juste se sont-ils laissé tuer ? », est profondément justifiée, et par quelque bout qu'on la prenne , la réponse ne se laisse pas résumer en une formule. Dans votre livre, sur tous les points décisifs, il n'est question que de la faiblesse de l'existence juive, justement là où il s'agit d'accentuer. Et autant [cette faiblesse] a effectivement existé, autant cette accentuation, pour ce que j'en vois, est totalement unilatérale, et paraît ainsi très méchante. Mais le problème que vous soulevez est un vrai problème. Pourquoi donc, dès lors que nous le savons, votre livre suscite-t-il ce sentiment d'amertume et de honte, non pas sur ce qui est rapporté, mais sur la rapporteuse? Pourquoi votre rapport masque-t-il ce qui y est relaté et que vous voulez tout de même, à juste titre, soumettre à la réflexion? La réponse, pour autant que j'en aie une, et que je ne peux vous cacher en raison même de la grande estime que j'ai pour vous, doit forcément contenir l'exposé de ce qui nous sépare en la matière. C'est le ton insensible, et même presque narquois, sur lequel cette question qui nous concerne au coeur véritable de notre vie est traitée dans votre texte. Il y a dans la langue juive quelque chose que l'on ne peut absolument pas définir mais qui est parfaitement concret, ce que les Juifs appellent Ahabath Israel, l'amour pour les Juifs. Et de cela, on ne perçoit rien chez vous, chère Hannah, pas plus que chez tant d'intellectuels issus de la gauche allemande. Une analyse comme la vôtre exigeait, si je puis m'exprimer ainsi, le type le plus démodé de traitement objectif et méticuleux, justement là où des émotions tellement profondes entrent en jeu et sont invoquées, comme dans ce cas de l'assassinat d'un tiers de notre peuple - et je vous considère tout à fait comme un membre de ce peuple, et comme rien d'autre. Je n'ai pas de sympathie pour le style de légèreté du coeur - je veux parler du flippancy anglais - dont vous faites trop souvent preuve à cet égard dans votre livre. Il est d'une inconcevable inadéquation avec la chose dont vous parlez. N'y aurait-il vraiment pas, en une telle occasion, place pour ce que l'on pourrait désigner par le modeste mot allemand Herzenstakt 17 ? Vous pouvez en rire, j'espère que vous ne le ferez pas, en tout cas moi je suis sérieux sur ce point. De tous les passages qui m'ont atteint en plein coeur, je ne peux trouver d'illustrations plus claires de ce que je veux dire que votre citation concernant le commerce des brassards portant le signe juif au ghetto de Varsovie6 et votre phrase sur Leo Baeck, « who in the eyes of both Jews and Gentiles was the "Jewish Fuehrer" » • I.:utilisation du terme nazi, en allemand, dans ce contexte, est éloquente - vous ne dites pas par exemple Jewish leader sans guillemets, ce qui aurait été sensé et dénué de toute note railleuse -, non, vous choisissez précisément ce qui est le plus faux et le plus offensant. Aux yeux d'aucune des personnes que j'ai écoutées ou lues, Leo Baeck, que nous avons connu vous comme moi, n'a été un Fuehrer au sens que les lecteurs de votre livre associeront forcément à ce mot. j'ai lu le livre d'Adler sur Theresienstadt aussi bien que vous, et c'est un livre qui appellerait bien des commentaires. Je n'ai pas eu l'impression que l'auteur, qui évoque avec beaucoup de ressentiment maintes personnes à propos desquelles j'ai lu et entendu tout autre chose, parle de Baeck ou le décrive indirectement en ces termes. Ce que notre peuple a traversé peut être affecté du bilan de certains sombres personnages qui ont bien ou auraient bien mérité leur balle - comment pouvaitil en être autrement pour une tragédie de cette ampleur? Mais en traiter sur ce ton si parfaitement déplacé, au bénéfice de ces Allemands pour le mépris desquels votre livre trouve des notes plus puissantes qu'à propos du malheur des Juifs, ce n'est pas le bon moyen, le vrai théâtre où il convient de dévoiler cette tragédie.

Dans votre manière de décrire l'attitude des Juifs dans des circonstances extrêmes que nous n'avons subies ni l'un ni l'autre, je ne vois pas un jugement équilibré, mais au contraire un overstatement qui dérape souvent dans le démagogique. Qui d'entre nous peut dire aujourd'hui quelles décisions ont prises ces doyens des Juifs, ou quel que soit le nom qu'on leur donne, dans les circonstances de l'époque? Je ne le sais pas, et je n'ai pas moins lu que vous à ce sujet, et vos analyses ne me donnent pas l'impression que votre savoir est mieux fondé que mon ignorance. Il y a eu les Judenriite9, quelques-uns ont été des canailles, d'autres des saints. j'ai beaucoup lu sur les uns comme sur les autres. Il y avait beaucoup de gens ordinaires, comme nous tous, qui ont dû prendre des décisions dans des conditions que l'on ne saurait ni réitérer, ni reconstituer. Je ne sais pas si ces décisions étaient bonnes ou mauvaises. Je ne me permets pas de juger. Je n'y étais pas.

Certes - je me suis spécialement intéressé à cette carrière - le rabbin viennois Murmelstein, à Theresienstadt, et tous les détenus du camp auxquels j'ai parlé le confirment, aurait mérité d'être pendu par les Juifs, mais sur beaucoup d'autres, déjà, les avis divergent largement. Pourquoi, par exemple, Paul Eppstein, l'un de ces personnages très contestés, a-t-il été fusillé par les nazis ? Vous ne le dites pas. Or, la raison en est qu'il avait justement fait ce qu'il avait pu faire, selon votre propre recommandation, plus ou moins sans courir de risque : il avait dit à des gens, à Theresienstadt, ce qui les attendait à Auschwitz. Vingt-quatre heures plus tard, il était exécuté. Je le sais par Baeck, Utitz et Muneles.

Votre thèse, selon laquelle les manoeuvres bien connues des nazis auraient réduit et effacé la distinction claire entre persécuteurs et victimes, une thèse que vous utilisez aux dépens de l'accusation contre Eichmann, me paraît totalement fausse et tendancieuse. Dans les camps, on privait les gens de leur dignité et, comme vous le dites vous-même, on les poussait à collaborer à leur propre disparition, à assister à l'exécution de leurs codétenus, etc. Et c'est pour cette raison que la frontière entre victimes et persécuteurs aurait été effacée ? Quelle perversité ! Et nous, nous devrions venir dire que les Juifs eux-mêmes ont leur « part » dans l'assassinat des Juifs. C'est une quaternio terminorum typique.

J'ai lu ces jours-ci un article sur le livre du rabbin de Pjotrkow qui, au temps du naufrage, ayant conscience de ce qui arrivait, a écrit un livre, Le Chemin vers la sanctification du nom, que l'on vient de publier et qui, dans les circonstances où il se trouvait, a tenté de fixer précisément ce qu'était le devoir des Juifs dans des situations extrêmes . Rien de tout ce qui se trouve dans ce texte poignant, et ce n'est pas le seul, n'est étranger au contenu (sinon au ton) de vos considérations. On ne voit absolument pas, dans votre livre, combien de Juifs ont suivi leur chemin en pleine conscience de la situation . Ce rabbin est parti pour Treblinka avec sa communauté, bien qu'il ait appelé la communauté à s'enfuir et que la communauté l'ait appelé à s'enfuir. I.;héroïsme des Juifs n'a pas toujours consisté à tirer au fusil, et nous n'avons pas toujours eu honte de le faire. Je ne peux démentir celui qui dit que les Juifs ont mérité leur sort parce qu'ils ne se sont pas défendus autrement dès le début, parce qu'ils ont été lâches, etc. J'ai trouvé cette idée exposée ces derniers jours dans le livre d'un antisémite juif sincère répondant au nom de Kurt Tucholsky. Je ne suis pas aussi subtil que l'était ce Tucholsky, lequel avait bien entendu raison : si tous les Juifs avaient pris la fuite, en se réfugiant notamment en Palestine, ils seraient plus nombreux en vie aujourd'hui. Était-ce possible dans les conditions historiques de l'histoire juive et de la vie juive ? La réponse à cette question conditionne-t-elle la culpabilité et la part prise dans le crime, au sens historique, c'est une autre question.

Je ne veux rien vous dire sur l'autre question centrale de votre livre, sur la culpabilité ou la dose de culpabilité qui revient à Eichmann. j'ai lu le texte du jugement d'Eichmann rédigé par le tribunal, ainsi que le texte que vous lui avez substitué. Je trouve celui du tribunal bien plus convaincant. Votre jugement est un singulier exemple de grand Non sequitur . Vos attendus sont valables pour des centaines de milliers, peut-être des millions de personnes, pour lesquelles la conclusion est tout aussi adaptée. Or, seule la conclusion explique pourquoi il devait être pendu, car dans ce qui précède, vous avez présenté en détail pourquoi, de votre point de vue que je ne partage nullement, l'accusation, sur tous les points essentiels, n'a pas démontré ce qu'elle devait démontrer. J'ai du reste, en même temps que je signais la lettre écrite au chef de l'État pour m'opposer à l'exécution de la condamnation à mort, exprimé dans un article en hébreu la raison pour laquelle je considère comme une erreur historique l'exécution de cette condamnation à mort qu'Eichmann a méritée à tous égards, y compris dans le sens de l'accusation, et ce précisément en raison de notre position à l'égard des Allemands 20 . Mais je ne veux pas alourdir cette lettre avec cela. J'aimerais seulement dire que votre présentation d'Eichmann en converti du sionisme 21 n'est concevable que pour une personne éprouvant à l'égard du sionisme un ressentiment aussi profond que le vôtre. Je ne peux pas prendre au sérieux ces pages de votre livre. Elles sont une moquerie adressée au sionisme, et je crains que ce n'ait été votre propos en l'occurrence. Je ne veux pas discuter là-dessus.

 

24 juin 1963

Chère Hannah,

j'ai écrit ceci hier matin et j'espère que cette lettre vous arrivera quelque part. Voyez-vous une objection à ce que cette lettre - éventuellement dépouillée de son caractère épistolaire par un passage au style indirect - soit publiée? Elle concerne tout de même plus la discussion autour de votre livre que nos deux seules personnes. Votre Gerhard