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Réponse de Arendt

[133 Arendt à Scholem
New York, 20 juillet 1963
En-tête Hannah Arendt]
HANNAH ARENDT
370 Riverside Drive New York 25, New York
le 20 juillet 1963


Cher Gerhard,

j'ai trouvé votre lettre lorsque je suis rentrée chez moi, il y a huit jours. Vous pouvez imaginer ce qui se passe lorsqu'on a été absent pendant cinq mois. Je vous écris en profitant de mon premier instant de calme, et peut-être pas de manière aussi détaillée que je le devrais. Il y a dans votre lettre quelques affirmations qui n'appellent pas de contestation parce qu'elles sont tout simplement fausses, et je veux aller tout droit aux points qui méritent vraiment d'être discutés.

Je ne fais pas partie des « intellectuels issus de la gauche allemande ». Vous ne pouviez pas le savoir parce que nous ne nous sommes pas connus dans notre jeunesse. C'est un fait dont je ne me vante nullement et que je souligne de mauvaise grâce, notamment depuis le début de l'ère McCarthy dans ce pays. Je n'ai reconnu que très tardivement l'importance de Marx, parce que, dans ma jeunesse, je ne m'intéressais ni à l'histoire ni à la politique. Si je suis issue de quelque chose, c'est de la philosophie allemande.

En ce qui concerne le deuxième point, je ne peux hélas pas dire que vous ne pouviez pas le savoir. Cela m'a bizarrement touchée que vous écriviez : « Je vous considère comme un membre de ce peuple [le peuple juif], et comme rien d'autre. » En réalité, non seulement je n'ai jamais fait comme si j'étais autre chose que ce que je suis, mais je n'en ai même jamais éprouvé la tentation. Cela m'aurait donné l'impression de dire que j'étais un homme et pas une femme, bref, ce serait de la folie. Je sais bien entendu qu'il existe un problème juif sur ce plan, mais cela n'a jamais été le mien. Pas même dans mon enfance. Être juif compte pour moi au nombre des données indubitables de mon existence, et je n'ai jamais voulu changer quoi que ce soit à ce genre de factualités 18. Un tel état d'esprit de gratitude fondamentale pour ce qui est tel qu'il est, donné et non fait, 12hy_sei et pas nomoi, est prépolitique, mais a pourtant, dans des circonstances extraordinaires, par exemple celles de la politique juive, des conséquences politiques pratiquement négatives : il rend certains types de comportement impossibles, et ce sont justement, me semble-t-il, ceux que vous décelez dans mes propos. (Pour prendre un autre exemple : dans sa nécrologie de Blumenfeld, Ben Gourion a exprimé son regret que celui-ci n'ait pas changé son nom à son arrivée en Israël. Si Blumenfeld ne l'a pas fait, c'était bien entendu en vertu du même état d'esprit que celui qui en avait fait un sioniste dans sa jeunesse.) Il me semble que vous connaissiez ma façon de penser ces questions, et je n'arrive pas à m'expliquer pourquoi vous me rangez dans un tiroir dans lequel je n'entre pas et ne suis jamais entrée.

Sur le fond, maintenant. Et pour me rattacher tout de suite au dernier point, je commencerai par l'Ahabath Israel. Oe vous serais du reste très reconnaissante si vous me disiez depuis quand cette notion joue un rôle dans la langue hébraïque et dans la tradition écrite, quand elle est apparue pour la première fois, etc.) Vous avez parfaitement raison de dire que je n'ai pas d'« amour» de ce genre; et ce pour deux raisons: premièrement, je n'ai de toute ma vie jamais « aimé » quelque peuple ou collectif que ce soit, ni l'allemand, ni le français, ni l'américain, ni par exemple la classe ouvrière ou quoi que ce soit relevant de cette gamme de prix. Je n'aime en fait que mes amis, et suis totalement inapte à tout autre amour. Mais, deuxièmement, cet amour pour les Juifs me serait suspect, étant juive moi-même. Je ne m'aime pas moi-même, pas plus que je n'aime ce qui compose ma substance, d'une manière ou d'une autre. Pour vous faire comprendre ce que je veux dire, j'aimerais vous raconter une discussion avec Golda Meir, qui m'a soit dit en passant beaucoup plu, si bien que je vous demande de ne pas déceler d'animosité personnelle dans ce qui suit. Nous parlions de l'absence, selon moi funeste, de séparation entre la religion et l'État en Israël, une situation qu'elle défendait. Elle me dit en substance - je ne me rappelle plus ses mots exacts : « Vous comprendrez qu'en tant que socialiste je ne croie pas en Dieu, je crois au peuple juif. » ]'estime qu'il s'agit d'une phrase épouvantable, et je ne lui ai pas répondu parce que j'étais trop choquée, mais j'aurais pu rétorquer : la grandeur de ce peuple a jadis été de croire en Dieu, et de le faire d'une manière dans laquelle la confiance en Dieu et l'amour de Dieu dépassaient largement la crainte de Dieu. Et voilà que ce peuple ne croit plus qu'en lui-même ? Que voulez-vous que cela donne ? - Bref, dans ce sens, je n'« aime» pas les Juifs et je ne « crois » pas en eux, j'appartiens seulement de manière naturelle et factuelle à ce peuple.

On pourrait aussi parler de ces questions en termes politiques, et nous devrions alors aborder la question du patriotisme. Qu'il ne puisse exister de patriotisme sans opposition et sans critique permanente, nous devrions en convenir tous les deux. Je ne puis vous concéder qu'une chose à propos de toute cette problématique, le fait que l'injustice commise par mon propre peuple m'exaspère bien entendu davantage que celle commise par d'autres peuples .

Dommage que vous n'ayez lu le livre qu'après que la partie israélienne et juive américaine eut lancé contre lui une campagne de désinformation. Très rares, hélas, sont les gens qui ne sont pas influencés par ce genre de choses. J'ai du mal à penser que vous auriez compris de travers les choses qui suivent si vous aviez lu le livre sans a priori et sans être influencé par ce que l'on appelle l'opinion publique, laquelle, en l'occurrence, est manipulée: je n'ai bien entendu jamais transformé Eichmann en sioniste. Si vous n'avez pas compris l'ironie de cette phrase, qui est en outre écrite le plus clairement qui soit au discours indirect et exprime la manière dont Eichmann se présentait lui-même, je ne peux vraiment plus rien faire pour vous. Sinon vous assurer que des dizaines de lecteurs, ayant lu ce livre avant sa publication, n'ont jamais eu de doutes sur ce point. Par ailleurs, je n'ai jamais posé la question de savoir pourquoi les Juifs « se sont laissé tuer », j'ai en revanche accusé Hausner 3 de l'avoir formulée. Il n'est aucun peuple ni aucun groupe en Europe qui se soit comporté, sous la pression immédiate de la terreur, d'une autre manière que les Juifs. La question que j'ai soulevée est celle de la coopération des fonctionnaires juifs, dont on ne peut pas dire qu'ils étaient simplement des traîtres (il y en eut aussi, mais cela ne présente pas d'intérêt ici), et ce à l'époque de la solution finale. En d'autres termes, jusqu'en 1939 ou 1941, selon la date que l'on choisit pour le commencement, tout est encore compréhensible et excusable. Le problème commence après. On a parlé de ce point pendant le procès, je ne pouvais donc pas l'éluder. C'est en lui que réside le morceau de « passé non maîtrisé » qui nous concerne. Et si vous avez peut-être raison de dire qu'il ne saurait encore se faire jour de « jugement équilibré », bien que j'en doute, je crois que nous ne pourrons en terminer avec ce passé que si nous commençons à juger, et de manière énergique. Mon jugement dans cette affaire, je l'ai exprimé clairement, mais vous ne l'avez manifestement pas compris. Il n'existait pas de possibilité de résister, mais il y avait une possibilité de ne rien faire. Et pour ne rien faire, il n'était pas nécessaire d'être un saint, il suffisait de dire : Je suis un Juif poscheter 4 et je ne veux pas être davantage. Savoir si ces gens ont mérité dans tous les cas d'être pendus est une tout autre question. Ce qui est en débat ici, ce sont les arguments qu'ils ont utilisés pour se justifier, face à eux-mêmes et face à d'autres. C'est de ces arguments qu'il nous appartient de juger. Ces personnes n'étaient pas non plus soumises à la pression directe de la terreur, uniquement à la pression indirecte. Je connais les différences de degré qui existent en la matière. Il y a toujours eu sur ce point un espace de libre décision et d'action libre. De la même manière que, nous le savons aujourd'hui, les meurtriers de la SS disposaient d'un espace de liberté limité ; ils pouvaient dire : Cela, je n'y participe pas, et il ne leur arrivait rien du tout. Comme nous avons affaire, en politique, à des êtres humains et non à des héros ou des saints, cette possibilité de non-narticipation est manifestement décisive pour juger des individus, pas du système.

Or, c'est à un individu que nous avons eu affaire au cours du procès Eichmann. Dans mon reportage, je n'ai parlé que des choses survenues au cours du procès lui-même. Je n'ai donc absolument pas pu produire les saints dont vous parlez. Au lieu de cela, j'ai dû me limiter aux résistants : et d'après mon analyse, il faut attribuer à leur résistance une valeur d'autant plus élevée qu'elle est intervenue dans des conditions dans lesquelles, en réalité, aucune résistance ne devait pouvoir se manifester. Parmi les témoins cités par M. Hausner, il n'y avait pas de saints, juste un être parfaitement pur, c'était le vieux Grynspan, dont je vous ai parlé en détail 5. Côté allemand, il y a aussi toujours eu un peu plus que ce que je mentionne. j'ai dû m'en tenir à cet unique Feldwebel Schmidt parce que aucun autre nom n'a été cité ni aucun autre cas mentionné au cours du procès

J'ai montré en détail, dans Les Origines du totalitarisme, que la frontière entre victimes et persécuteurs avait elle-même été effacée, et ce de manière calculée et intentionnelle. Je le répète : ce n'est pas à cela que je pense lorsque je parle de la part de culpabilité juive. Cela faisait partie du système et n'a en fait strictement rien à voir avec les Juifs. La manière dont vous avez pu vous forger l'opinion selon laquelle mon livre « se moque du sionisme » me serait totalement incompréhensible si j'ignorais à quel point on a désappris, dans les milieux sionistes, ne fût-ce qu'à écouter les opinions qui ne sont pas toutes faites et auxquelles chacun est déjà préparé. Un ami sioniste m'a dit, tout à fait naïvement, que c'était surtout le dernier chapitre qui était extraordinairement pro-israélien (compétence du tribunal, justification de l'enlèvement), ce qu'il est, bien entendu. Ce qui vous trouble, ici, c'est le fait que mes arguments et mon mode de pensée ne sont pas anticipables. Ou, en d'autres termes, que je suis indépendante. Et en disant cela, j'affirme d'une part que je n'appartiens à aucune organisation et ne parle jamais qu'en mon nom propre, et d'autre part que seul le fait de penser par nous-mêmes peut nous apporter quelque chose. Je dis que, quoique vous puissiez objecter aux résultats, vous ne les comprendrez pas si vous n'avez pas à l'esprit l'idée qu'ils sont issus de chez moi et de nulle part ailleurs. Il est dommage que vous n'ayez pas« chargé» votre lettre en y ajoutant votre argument contre l'exécution de la peine de mort. Car je crois que, dans ce débat-là, nous aurions pu établir de la manière la plus claire nos différences réelles, et pas seulement nos différences supposées. Vous dites que c'était « une erreur historique ». De mon point de vue, non seulement c'était politiquement juste (l'historique, ici, n'est pas le problème), mais il aurait été tout simplement impossible de ne pas exécuter le verdict. La seule manière de ne pas avoir besoin d'exécuter la condamnation à mort eût été de suivre le conseil de Jaspers et de « livrer », pour ainsi dire, Eichmann aux Nations unies • Cela, personne n'en a voulu et c'était probablement impossible à réaliser, il fallait donc le pendre. La grâce n'était pas envisageable, non pas pour des motifs juridiques - elle se situe en dehors de l'appareil du droit - mais parce qu'elle vaut pour la personne. distinguée du crime : l'acte de grâce ne pardonne pas l'assassinat, mais gracie l'assassin parce qu'il est plus que son crime .

J'en viens pour conclure à l'unique chose à propos de laquelle vous ne m'ayez pas comprise de travers, dont je me suis réjouie que vous l'ayez découverte, et sur laquelle je veux à présent m'exprimer très brièvement. Vous avez parfaitement raison, I changed my mind et je ne parle plus du mal radical. Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, autrement nous aurions peut-être eu l'occasion d'en parler. Ce qui n'est pas clair à mes yeux, c'est la raison pour laquelle vous qualifiez de « formule » l'expression de « banalité du mal ». Autant que je sache, personne n'a encore jamais utilisé l'expression ; mais peu importe. J'estime effectivement aujourd'hui que seul le mal est toujours extrême, mais jamais radical, qu'il n'a pas de profondeur, et pas de caractère démoniaque. S'il peut ravager le monde entier, c'est précisément parce que, tel un champignon, il se propage à sa surface. Ce qui est profond en revanche, et radical, c'est le bien - et lui seul. Si vous lisez ce que Kant écrit du mal radical, vous verrez qu'il ne désigne pas beaucoup plus que la malignité ordinaire, or il s;agit d'un concept psychologique, pas métaphysique 11. Mais comme je vous l'ai dit, j'aimerais ne plus m'exprimer sur ces questions, car j'ai l'intention de les traiter une fois encore en détail et dans un autre contexte. Mais le modèle concret de ce que je veux dire restera sans doute M. Eichmann. Vous proposez de publier votre lettre et vous me demandez si j'y vois une objection. j'aimerais vous déconseiller de la transposer au style indirect. La valeur de cette confrontation tient au fait qu'elle a un caractère épistolaire et qu'on la mène sur le terrain de l'amitié. Si vous êtes disposé, donc, à publier votre lettre avec ma réponse, je n'y vois bien entendu aucune objection. Mais restons-en à la forme épistolaire.

Je vous parlerai une autre fois de votre livre extraordinaire sur la philosophie de la Cabbale, que je n'ai toujours pas pu lire jusqu'au bout.

Avec ma vieille amitié, votre Hannah [manuscrit]